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2013

En remontant du garage après avoir posé une babiole sur le piano elle me regarde dans le jour qui décline à côté de la baie-vitrée et elle dit J’oublie tout je perds tout, c’est une vraie catastrophe.


Elle me parle elle dit Quand ils étaient plus jeune ils allaient à la loterie ils avaient la patience pour les plus gros lots, toutes les peluches à l’étage le panda le lion l’ours l’éléphant c’est eux qui les ont gagnées, ils attendaient que les tickets partent et quand ils étaient sûrs que y avait le gros lot dans les derniers tickets ils achetaient tout c’était ça la patience ils étaient assez amoureux pour attendre ensemble dans le froid de la campagne, maintenant oui les peluches elles sont coincées sous les combles du grenier, ça c’est moi qui le pense elle a arrêté de parler, on sautait dessus quand on était petits et quand j’écrivais plus tôt que j’avais une photographie avec plein de peluches, c’est d’elles que je parlais, de celles gagnées par l’amour patient de mes arrière-grands-parents dans le froid de la campagne bretonne, mais on n’y pense plus, on se rend pas compte de la présence des anciens qui nous entoure, moi je m’en rendais pas compte, de ce qu’ils ont fait pour moi, pour nous, et comment on finit par entasser la mémoire dans la poussière des lieux vides, je suis monté j’ai regardé ces énormes peluches dans leurs yeux en plastique et j’ai plus pensé à rien je me suis assis à côté de mon garage jaune et rouge offert à Noël j’ai tourné l’ascenseur pour faire monter une voiture, la ficelle s’est cassée, j’ai vu la voiture chuter et à l’instant du métal qui choque le sol, j’ai compris que toutes ces preuves d’amour n’avaient plus aucune importance.

« Une nuit, dans la touffeur d’un jardin mal éclairé, une femme inconnue vint à moi, et, en une langue que je n’avais pas pratiquée depuis l’enfance, en ybür, elle me dit que je lui avais manqué, que je lui avais manqué infiniment, et qu’elle m’aimait toujours. » — Antoine Volodine, Dondog.


Je suis une boite à musique défectueuse dans laquelle s’éparpillent une dizaine de mots que je réutilise comme une ritournelle affreuse pour faire entendre aux curieux ma vie sous d’infimes variations.

Derrière les draps souples de sa peau je n’en finis plus d’apprendre à vivre.

Au Moulin de la mer il n’y a ni moulin ni mer il y a une dense forêt avec en plein milieu après avoir garé sa voiture après avoir marché cinq minutes pour les plus lents des ruines de maisons des ruines d’un moulin dans lesquelles on peut se cacher avec la mousse et les herbes hautes il y a des troncs allongés sur lesquels on peut s’assoir et attendre un peu de voir passer, il y a de longs sentiers au bout desquels il y a des champs dans lesquels il y a des pommiers sans pommes il faut escalader un peu si on va tout au bout des champs il y a la route la fantaisie meurt déjà, on peut suivre le sentier principal jusqu’au bout on passe à côté de marécages et d’une belle maison sur le granit au bord de l’eau, le début de la mer le bord de l’eau là une minuscule plage de sable où les pêcheurs viennent chercher je ne sais plus quoi, dans le sable, des couteaux peut-être, je ne sais plus, je ne les regarde pas, je ne demande pas, je sèche comme une étoile sur mon rocher des petits vieux sur leurs chaises pliables perdus au bout du Moulin de la mer, à côté du parking et de l’immense bateau amarré sur roulettes, c’est loin je demande rien, je ferme le silence j’attends que ma voiture démarre dans la fumée de la vitre arrière je ne sais plus combien de fois j’ai meurtri ce paysage.


Dans la boite à biscuits j’ai pris un petit beurre j’ai commencé par manger les coins qui sont plus cuits ils sont un peu noir puis les bordures en dégradé beige j’ai fini par croquer en plein milieu conclure n’a plus grande importance les autres je les ai pas mangés nature je les ai trempés dans la compote les morceaux cassés je m’en servais comme de cuillères, de spatules comestibles, c’était ça le goûter avant on rapait du chocolat soixante-dix pourcents cacao sur une galette tranchée qu’on beurrait pas beaucoup une fine couche à peine de quoi sentir le sel avec une pomme épluchée dans une assiette vive coupée en quartiers du jus d’orange pressé trois fois rien de sucre en plus on disposait tout ça sur la table basse du salon y avait encore de l’animation dans la télévision on oubliait la pluie et l’horreur des houles, dehors les chiens de chasse aboyaient dans leurs chenils ils cassaient les grillages dévalaient la pelouse croquaient les os jetés à l’arrachée derrière le grand tas de bois cachés comme des vampires assoiffés de mouches qui les dévoreront plus tard sur le dos le ventre ouvert en charpie à peine derrière la baie-vitrée du goûter à peine derrière l’horreur au bout du jardin, on imaginait pas.


Et la mer se retire c’est bien sous l’eau que vivent les crabes entre les rochers, là où ça s’escalade là où on peut grimper où la côte est belle pleine de lichen et de galets, vous auriez dit l’Irlande ou l’Australie j’y ai jamais été mais de ce qu’on m’en a dit de ce que j’en ai vu sur les images ou les photographies vous auriez dit l’Irlande ou l’Australie même si ça n’est pas tout à fait ça la mer se retire encore elle n’en finit pas ici elle descend bas elle remonte le soir elle fait comme ça ses trajets on l’oublie un peu qu’elle nous noie déjà, moi je cache ma maison sous l’eau sur le sable, quand elle ressort elle est un peu cassée un peu boiteuse et écrasée mais y a encore les ruines je peux batir encore dessus je vois là où est la chambre là où j’ai fait un pont une tour des coquillages, là où j’ai mis des petits poissons, je passe mon index dans le sable mouillé ça s’enfonce à peine je trace des lignes sur le sol je fais de gigantesques dessins qu’on peut voir du ciel si on me fait signe depuis un avion publicitaire, des dessins fous avec des hommes morts des poulpes tueurs d’autres crabes desséchés, j’écris des lettres des furies de maniaque des apparats des étangs, depuis là haut on me voit enfant on se dit Quelle tristesse mais je sais pas si je dirais ça si je dirais quelle tristesse je dirais plutôt que je prends le temps que ma maison sous l’eau je serai toujours là pour la reconstuire avec ma pelle et mon seau que je n’en aurai jamais fini d’écrire pour les nuages et qu’il y a encore beaucoup de sable et beaucoup d’eau et juste assez de lumière en haut du phare pour éclairer mes travaux.


On s’était mis en tête d’aller jusqu’au champ de colza derrière la fenêtre on la regardait et on disait On va aller jusque-là à pied tout droit on va pas s’arrêter on va traverser la boue et la terre on va traverser les routes escalader les talus on va croiser des vaches et peut-être des chasseurs on va marcher sur des oiseaux morts et des cours d’eau qu’on va franchir en construisant des ponts avec des branches et des rondins de bois écroulés, ça nous prendra pas longtemps on sera revenus ce soir pour manger la jardinière on ramènera des fleurs même des très belles mais pas du colza parce qu’on peut le voir d’ici c’est comme si c’était un tableau ça sert à rien d’en mettre dans la cuisine, on sera rentrés ce soir promis même en fin d’après-midi si on fait vite on va pas disparaître faut pas pleurer on va rentrer on va se perdre avant on en a besoin on doit tout traverser tout droit, Faut pas pleurer, mais on va rentrer, c’est pas comme si on traversait l’océan et qu’à la moindre vague nos têtes disparaissaient, là on pourra te faire Coucou ! de là-bas tu nous verras dans le champ de colza, c’est pas comme si y avait la tempête regarde il fait même beau ils l’ont dit à la météo qu’il ferait beau il fait grand jaune sur le colza, t’auras bien de quoi t’occuper peut-être des pantalons à raccomoder, les plantes à arroser, t’auras bien de quoi ne pas te rendre compte qu’on est partis, qu’on reviendra, mais que ça prendra un peu de temps, pas trop longtemps, à peine une journée, et ce soir on sera tous là encore, et après on partira plus, promis, mais on doit aller jusqu’au champ de colza, pour nous, on doit voir comment c’est la vie en tout petit là-bas.

« Les ascenceurs modernes sont trop rapides. On n’a pas le temps de penser. Pas le temps de deviner ou d’inventer le malheur et l’amour, la vie d’une femme. S’occuper de tout. S’en mêler. Se soucier de tout ce qui vit. Croire que tout ça vous regarde. Se découvrir de l’intérêt pour toute forme de vie. Ca ne peut plus attendre. Rien ne souffre plus le moindre délai. » — Christian Gailly, Dernier amour.


J’ouvre mes volets le matin en passant la tête et les bras dehors et il m’arrive d’entendre des chouettes, je crois que ce sont des chouettes même si je me demande ce qu’elles feraient ici en centre-ville, où elles se nichent et ce qu’elles mangent, mais ça ressemble au cri de la chouette, je ne sais plus le mot exact du cri j’ai jamais trop su les mots exacts, et ça me renvoie aux volets à Matignon quand ce n’était pas moi qui les ouvrais mais ma grand-mère à l’étage dans la chambre aux trois lits où on dormait avec nos cousins la chambre aux trois lits bleus en plein été, après la nuit avec les figurines et les peluches les déguisements de roi les brumes fantasques la fugue dans les armoires les batailles sans douleur dans le grenier sombre, elle ouvrait grand le soleil sur la tapisserie rose et j’entendais les mêmes chouettes, et je me dis parfois si les chouettes meurent un jour mais j’espère mourir avant alors peut-être que c’est ma grand-mère et la chambre aux lits bleus qui vont mourir avec et j’ai peur que mon enfance, rien qu’une plage de soleil dans le jardin du bruit de la minuscule fontaine dans le bassin et trois minutes d’accordéon avant le déjeuner, ne tienne qu’à ça, qu’au hululement voilà le mot c’est ça j’ai peur qu’elle ne tienne qu’au hululement de cette chouette invisible quand j’ouvre mes volets le matin.


Dans la rubrique Obsèques quand j’ai ouvert il y avait tout le monde ça m’a marqué tant de monde, tant de morts ça m’a marqué qu’ils soient tous comme ça notés dans le journal à côté des jeux, je me suis dit Il y a pas mal de peine quand même à côté des jeux, je me le suis dit tout fort à côté quelqu’un a entendu il m’a dit Les mots croisés je les finis jamais, moi non plus je les commence pas d’ailleurs parce que je sais que je les finis jamais, ça doit être les noms des morts à côté qui me perturbent je les imprime et les recrache tels quels dans les cases et même quand ça rentre pas en serrant un peu je m’arrange je fais de belles grilles pleines de morts je suis pas le premier. Ma grand-mère elle met les bons mots trouvés dans le dictionnaire elle gomme bien soigneusement avec le bout de son crayon parce qu’elle a pas envie de prendre d’avance elle sait que je vais l’y mettre bientôt dans la grille, qu’elle va déborder elle aussi un peu, avec d’autres, des inconnus, qu’on essaie de bien ranger dans les cimetières mais c’est pas une vie sous terre c’est mieux dans le journal, ça respire, ça s’ouvre, ça se chiffonne et ça se jette au feu, ça embrase pour aider le bois par exemple à Noël c’est bientôt d’ailleurs je sais pas trop qui y aura, mais y aura beaucoup de journal, pour envelopper les cadeaux à la dernière minute aussi, envelopper le plaisir avec les noms des morts quand on fait pas attention, la petite fille qui lit Obsèques sans savoir lire, elle comprend pas, elle se dit Ca va être génial ce qu’il y a à l’intérieur, et tout le monde la regarde avec des yeux fascinés et des sourires calmes en applaudissant dans les mains en buvant du champagne et des huitres un peu de beurre sur le pain du sel et encore, mais elle la petite fille elle sait pas la peine qu’elle déchire de ses toutes petites mains pleines de bagues en plastique, Merci oui vous voulez des huitres aussi ?


A la sortie du cinéma tout à l’heure, j’avais comme disparu. Il y avait des foules autour de moi qui faisaient la queue pour d’autres films qui passeraient plus tard, et je ne parvenais pas à comprendre quelle place j’occupais pour eux. J’avais pensé prendre un sandwich sur le chemin du retour, mais on faisait tout pour ne pas me servir, des dizaines de personnes passaient leur commande avant moi, et j’ai fini par me résigner et par sortir sans dire un mot. A peine dehors, j’ai percuté une jeune fille dont les yeux me passaient au travers, et n’ai cessé de déambuler la mine basse en évitant les bus. J’ai croisé un couple avec des bouquets dans les mains, et un sapin bleu qui clignotait dans la nuit. La rivière était à sec, j’entendais les poissons suffoquer sur les graviers. Il n’y avait personne derrière la porte après que j’aie tournée deux fois la clé. Je me suis souvenu des fleurs violettes et de leurs immenses pétales en plein hiver. J’ai mis quelques haricots dans une casserole et un morceau de boeuf sur le feu, ça sentait bizarre dans la cuisine, l’absence et tout. Je sais que mon jour viendra, qu’il va en falloir beaucoup des boites de haricots pour y arriver, et de disparition dans les yeux des autres, je sais que ça va être long et que je n’aurai surement pas la force de le faire. Je sais qu’une vie c’est ça aussi, mais à chaque fois que je la vois je flanche, de la peine et du pétrole dans le sang. J’envie l’insouciance. J’ai toujours détesté aller au cinéma l’après-midi.

« N’as-tu pas envie vraiment de venir me raconter une histoire tranquille, pendant que nous boirions de la bière ou du thé, et qu’on entendrait des bruits passer par la fenêtre ? » — J. M. G. Le Clézio, Le procès-verbal.

J’ai peur du monde qui arrive.


Quand Mathilde prépare les beignets fris dans sa grande caravane blanche, les plus audacieux des clients lui adressent des clins d’oeil pleins de graisse. Elle tombe une peine et brûle leurs mains, elle tient leurs têtes au-dessus de la marmitte qui bout et les éclats d’huile viennent percuter la sciure de pêche de leurs visages, ils crient puis ça vire à la plaie rouge qui regarde en deux gros yeux exorbités les clins d’oeil polir sous le gris du dimanche et des manèges qui brillent. Elle plonge leurs torses, à chacun, un par un, en file bien rangés tous comme des garnements, et elle tartine leurs cages thoraciques à vide de crème au chocolat qui coule et que les enfants lèchent comme des gauffres chaudes en criant Papa, Papa avec joie, avec la joie des manèges qui brillent encore en spirale et bruits de feu alors qu’elle soutient tous ces clins d’oeil de ses épaules basses et de sa mine échappée alors qu’elle leur tend les beignets fris et la monnaie et le mépris le dégoût la soie en trop l’étouffé des tissus la brume sèche du dimanche gris et des manèges qui brillent, le sourire fier d’une gamine qui sous sa couette sait tuer les monstres.

J’empoisonne le ciel d’oiseaux fous et de merles moqueurs.


D’habitude Philippe ne prend pas le train il se démerde pour prendre le bateau. Ce soir le train il l’a pris le bateau ne passait pas dans les cours d’eau trop étroits. Il n’a pourtant pas un très grand bateau, il s’est arrangé pour en prendre un qui passe dans les flaques, sur la banquise, à peine au-dessus des récifs. Dans le train il ne sait pas où mettre ses jambes, il tape les petites tables pliables et renverse les cafés sur les genoux des autres qui l’insultent Enculé il s’en remettra il n’écoute même pas. Quand il se jette par la fenêtre il ne voit que les champs c’est comme si on avait bouché la mer il a peur qu’on ait bouché la mer tellement y a de la terre partout autour de lui là où d’habitude ça s’agite doucement en bleu. On voit des vaches qui crèvent elles aboient et les veaux saignent. Il sombre ça houle sous sa peau, le train arrive enfin, frénétiquement il appuie sur le bouton d’ouverture de la porte qui n’actionne rien il crie La mer La mer, les autres s’agitent parce que la porte ne s’ouvre pas et lui aussi tout le monde l’insulte dans la pénombre électrique du train mort, finalement les lumières se rallument il ouvre avec de la douleur et un haut mal aux mains qui sont devenues sèches et pâles la porte mais sur le quai ne l’attend rien.


Je pense ma dissémination en deux temps. D’abord, assimiler toute la douleur, l’engloutir, ne pas la rejeter, ne pas la repousser sur les bords, mais faire en sorte qu’elle soit chaque pore et qu’elle s’y insinue comme un virus qu’à force de temps, de patience et de vertiges, je parvienne à diffuser en moi. Puis, la rejeter sur tout le monde. Calquer la plaie vivante que je suis mais qui s’agite comme un clown sur chaque ombre que je croise, chaque rire que j’entends, chaque baiser que je touche, calquer la misère en dépassant sur les traits bien délimités et en faisant des taches sur le papier. M’intégrer dans chaque corps qui traverse la route. Devenir. Disparaître.

Ne pas écrire trop long sur des sentiments si courts.

« Il est tout de même vertigineux de penser que chaque être — le plus fruste, le plus indigent — est unique, qu’il a une histoire propre, sa manière à lui d’exister, que son être intime est profondément singulier. » — Charles Juliet, Traversée de nuit, Journal II.


Jean-François trompe sa femme mais l’aime toujours, c’est ce qu’il dit. Il loue des chambres d’hôtel dans lesquelles il invite des putes ou des amies. Parfois il invite des gosses, ils s’y mettent à plusieurs, parfois les gosses ne ressortent pas. Il tient à ce que toutes les ampoules soient rouge, comme dans une chambre noire ; de l’extérieur, on doit croire à une soirée dansante. Il a toujours avec lui une cage dans laquelle batifolent deux verdiers. Cette cage il la recouvre dans les chambres d’hôtel, mais on entend le cri des verdiers au travers du tissu quand ils sont agités ; ça peut effrayer. Le plus souvent les amies qu’il baise sont des amies de sa femme, et il les revoit dans des repas plus conventionnels s’agiter autour du vin rouge. Les gosses qu’il baise aussi. S’il pouvait il baiserait la terre entière. Il consulte le matin, dissimulé dans un faux plafond, un planisphère plein de dessins obscènes que lui seul peut comprendre. Dans les chambres d’hôtel il mange du steak tartare qu’il prépare lui-même en regardant les corps. Il prend toujours des frites avec, même s’il ne les finit jamais. Il aime beaucoup l’odeur de sueur qui stagne dans la pièce alors qu’il sort pour rendre les clefs à l’accueil. Il n’est jamais en retard pour le dîner et s’arrête toujours prendre du pain. Sa femme sait tout ça mais l’aime toujours, c’est ce qu’elle dit.


Assise à la terrasse couverte de cette brasserie perdue en plein milieu du centre commercial de sa commune, Virginie regarde de loin la lingerie délicate portée par des mannequins sans tête dans la vitrine en face d’elle. Sa collègue est partie en vacances en Italie avec son mari, alors elle reste seule à la boutique jusqu’à la fin de la semaine. Le midi, elle mange un sandwich avec de la mayonnaise et des tomates car elle n’a pas le temps de faire trop attention. Elle a grossi un peu mais ça ne se voit pas à cause de toute la graisse qu’elle a déjà. Dans la rue, elle sait qu’elle marche mais ne voit plus ses pieds. Chez elle, elle met des plats tout préparés au micro-onde, ou vide une boite de raviolis dans son unique casserole ; elle ne prend même pas la peine de verser le tout dans une assiette pour rendre son calvaire plus présentable ; elle ingurgite à même le plat, un peu comme un chien. Devant la télévision, il lui arrive d’appeler pour supporter un candidat de télécrochet. Plus jeune, elle avait gagné une rencontre exclusive en coulisses avec un de ses favoris, qui ne l’avait pas vue parce qu’il l’avait trop bien vue, et était parti se réfugier dans sa loge. Elle se masturbe de temps en temps en pensant à lui mais arrête vite parce qu’on se moque d’elle dans sa tête. Tous les mercredi elle fait de la poterie mais ça ne lui plait pas tant que ça. Hier, en s’y rendant, un homme lui a par hasard frôlé la main alors qu’elle sortait du bus.


Depuis le décès de son mari, Jeanine passe ses journées assise seule devant la pendule de son salon. Elle sort la tête par la fenêtre quand elle entend du bruit, mais bien souvent ce n’est que son imagination qui la détruit, elle sait qu’il ne passe plus personne dans ces ruelles trop étroites pour les nouvelles grandes voitures. Elle aperçoit parfois des randonneurs jeter un coup d’oeil par ses fenêtres au rez-de-chaussée, mais les rideaux blancs les empêchent de la voir se marteler les poignets maladroitement avec son coupe-papier. Elle reçoit des cartes postales de ses petits enfants qui ne pensent plus à elle et se trompent de prénom sur l’adresse, c’est toujours le facteur qui doit rectifier. Comme elle ne connait par leurs goûts elle leur offre toujours des jouets épouvantables à Noël, ce qu’ils ne manquent pas de lui signaler en riant et en marchant dessus. Elle en pleure parfois le soir mais est heureuse de retrouver son animateur préféré le lendemain dans la matinale de sa radio habituelle. Sur la tombe de son mari on vole les fleurs qu’elle vient lui déposer chaque jour, mais elle n’a plus que ça à acheter alors au marché elle en prend toujours beaucoup trop, en même temps que les légumes et un peu de viande. La pendule dans le salon ne marche plus, les aiguilles sont bloquées, le feu sous la casserole est encore allumé, l’eau du robinet ouvert déborde de tous les côtés, commence à recouvrir son corps allongé sur le carrelage suite à un arrêt cérébral inattendu ; le gaz se propage dans cette pièce close depuis déjà plusieurs heures. Le facteur la retrouvera demain matin, il était de toute façon le seul à se souvenir de son prénom.

« J’appris plus tard que, lorsqu’elle faisait allusion à moi en public, elle me traitait de tique éléphantesque, de grand oestre royal, de ver de macaque, de monstrueux parasite d’un génie. Je lui pardonne — à elle et à tout le monde. » — Vladimir Nabokov, Feu pâle.


Gérard a dans sa poche un marteau et un bonnet bleu pour le froid, les mains sales, des godillots noir qui sont devenus blanc à cause de la poussière des briques. Quand vient l’heure de la pause il remonte la rue dans laquelle il rénove une ancienne maison, se poste dans la perpendiculaire, à côté de la barrière en fer forgé vert, et regarde passer les voitures. Il s’attarde parfois sur les passants, ne lève jamais la tête en l’air, il n’a pas trop le goût des hauteurs ni des perspectives, il préfère écouter quand ça rase le sol et bousille le ciment. Il ne se rend pas compte de tout ce qui le dépasse, mais quand il plisse sa moustache il a le sourire malicieux de celui qui sait tout. Il redescend la rue pour retourner à son chantier, les bras dans le dos, les deux mains liées par l’index, et comme un conservateur de musée devant ses tableaux, il pivote sur les inconnues dans leur dos, sans trop s’attarder mais avec délice, ou palpe les murs quand ils sont bien faits avec de belles pierres, rend ses jugements à lui-même, bouleverse les conventions architecturales. A la fin de la journée, il rentre chez lui, se verse deux verres de vin, regarde les informations et les jeux pas trop compliqués, mange ce que sa femme lui a préparé (cassoulet, choucroute, bourguignon), la bat quand ça lui chante, s’enferme dans sa cave où il y a des photographies de ponts, et parfois quand on lui demande il dit que c’est sa passion, qu’il aurait préféré construire ça plutôt que des murets. Un jour il dit qu’il ira voir un grand pont, peut-être à l’étranger, quand sa femme sera morte, parce qu’elle ne peut pas comprendre, qu’il s’endormira dessus, et attendra de pourrir là, un peu crevé, un peu déçu.


Je lis, je ne fais plus que ça. Une fois dans la semaine j’écris mon émission, parfois consulte quelques manuscrits sur lesquels je donne mon avis, et puis je recommence. J’en ai la tête qui bourdonne, je ne sors plus sauf pour envoyer mes factures et acheter d’autres livres, faire des courses, de la nourriture. Je m’enferme dans ce que mes yeux voient de là, chaque passant qui est un passant différent, chaque voiture, chaque goutte d’eau que je tire du robinet, chaque pas que je fais, un peu maladroit sur mon parquet, j’écoute les mêmes disques encore et encore, repasse les mêmes faces, use mon diamant, et ils sonnent à chaque fois différemment, je passe mon doigt sur la poussière pour retrouver la nouveauté des premiers temps, j’appelle certaines amies et puis annule au dernier moment, progressivement je plonge, m’en veux souvent ; pourtant, je suis persuadé que ceux qui ne se contentent pas de la densité brute du quotidien sont des fous aveugles libres de rien.

Je ne sais pas pourquoi je m’inflige ça, ni même si j’ai l’impression que ce soit réellement une punition.

Je tente de me comprendre, de dégager mes lignes droites, d’aller fouiller en moi ce que je peux ressortir de plus sincère, dans la façon de dire les choses plus que dans les choses à dire, qui elles ne sont que des broutilles, des anecdotes, des fumées ; j’y suis comme dans un grenier à l’abandon, j’en ressors des quantités invraisemblables de chimères, je peine à distinguer ce qui m’est vraiment nécessaire, je patauge dans la poussière, je crois trouver de l’or, mais ce ne sont encore que des bruits, des rumeurs, des aurores.

« Ce n’est pas le néant, ce n’est pas l’oubli que j’appelle. Je ne suis pas revenu de tout, je ne m’en retourne pas, je ne reviens pas sur mes pas. Peut-être que je n’espère plus rien pour moi, peut-être ai-je senti un sol nouveau, avec ses crevasses de terre brûlée, sa nudité terrible, son paysage de bout du monde. » — Jean-René Huguenin, Journal.

Hier, en fin d’après-midi, j’avais noté : Je me sens usé, et ne passe plus mes journées qu’à dormir.

Sur la face cachée de ton corps, j’ai vu courir des crabes, des paysans creuser la terre, j’ai vu des enfants tailladés, et un peu plus d’horreurs encore. Mes mains sont de l’eau, elles plissent la dune et crissent le sable, dans les hautes herbes les enfants jouent, ils n’entendent pas comme la nuit est calme. Certains se font enlever, d’autres encore marmonnent, un qui est perdu se cache entre deux rigoles, avant qu’un requin ne vienne le noyer ; sur la face cachée de ton corps, combien d’enfants j’ai vu crier. (Je passe sous silence la misère, j’écorche à peine et j’escamote.) Au travers des maisons un sentier se dessine, il remonte la pente par-dessus les graviers, certains fantômes habitent cette pente, mais je ne les entends jamais me saluer. Sur la face cachée de ton corps, des monuments détruits croûlent entre les rochers. Combien de pêcheurs les évitent, certains se font emporter, leurs femmes à la peine au bout de la jetée, gardent leur douleur en se coupant les pieds. Des galets remontent jusqu’ici, quand on les prend quand on les pose, je ressasse les mêmes images, patauge dedans comme un bébé. Dans la brume des lampes s’alignent, ce sont celles de mon passé, sur la face cachée de ton corps, elles éclairent la sincérité de ma voix, l’honnête oeuvre d’un fou qui se fait roi.


Encore un dimanche passé seul. Plus tôt hier, je me suis coupé l’index, au niveau de la première phalange, alors que je voulais trancher une carotte. On n’est jamais trop ridicule au quotidien. La plaie s’est un peu infectée, ça fait une légère boursouflure. J’avais mis un pansement pour ne plus voir cette crevasse violacée, mais il faut bien se résigner au bout d’un moment à regarder le mal en face. Je ne sais plus vraiment ce que je pense de ma solitude, si elle me pèse, si elle m’apaise, je la vis, et je crois que c’est tout, que je peux en rester là, la supporter de la veille au lendemain comme un sac trop lourd qui en devient invisible à mesure qu’on se muscle le dos. On le remarque parfois, quand un regard neuf se porte dessus, mais pour les habitués, il fait partie de moi. Il m’arrive de l’enlever, mais je ne peux m’empêcher de le garder à la main au risque que quelqu’un ne s’en empare. Alors qu’il est absolument vide. Je ne sais plus, au juste, ce que j’ai peur de perdre.

Elle avait dit Je ferai les crêpes dans le garage, ça nous plaisait beaucoup on prenait les vélos on se mettait à tourner autour de la cloison centrale pendant qu’elle faisait les crêpes, au passage on en prenait une qu’on saupoudrait de sucre ou qu’on tartinait de confiture, on se battait jamais y’en avait chacun son tour parfois si on était motivés on allait faire un tour plus long dehors en faisant bien attention aux voitures qui filaient trop vite sur la départementale.

Le clocher au loin dans le bourg nous on le voyait de l’extérieur la commune faisait comme un chateau fort en hauteur j’ai toujours cru que c’était le même que sur le tableau-horloge dans le salon un jour elle l’a mis au grenier le tableau-horloge je crois qu’il y est toujours j’ai l’impression que depuis le bourg n’existe plus, le clocher non plus, les passants encore moins.

On est allé à la chasse une fois on était trois avec le chien en plus et un fusil nous on avait pas de fusil on pouvait pas on avait pas le droit on était trop jeune on pouvait tuer personne, ça craquait sous nos pieds on était pas très loin de la maison il s’était garé à côté d’un bosquet il a même pas tiré pourtant je crois qu’on a vu un lapin il aurait pu tirer il a même pas tiré il nous a regardé le chien était comme fou il a tiré un coup en l’air, il a même pas touché d’oiseau le soir on a mangé une jardinière.

On tournait des petits films avec sa caméra on les repassait à la fin de la journée sur le grand écran de la télé on avait l’impression de revivre notre journée qu’elle ne terminerait jamais qu’on ne partirait pas qu’on vivrait chaque jour dans le même rire infini de la vidéo qu’on venait tout juste d’enregistrer, on sait bien que ça n’est pas vrai on ne retrouve même plus les cassettes.

Dans ma chambre il y avait un immense tableau d’un Pierrot qui mettait son doigt sur sa bouche comme pour dire Silence, il faisait peur à tout le monde mais pas à moi, quand le soleil passait au travers des rideaux mauve ça caressait mes douleurs j’avais comme de la joie à me blottir dans la pénombre je crois d’ailleurs que je n’en suis jamais sorti.


Y avait beaucoup de monde c’était le dimanche en fin d’après-midi, ici les gens se réunissent toujours au bord de la mer ils marchent sur la digue certains font du vélo les plus jeunes, les plus téméraires se baignent mais jamais très longtemps l’eau est froide ici même en été et là c’était l’hiver on entendait Sors, sors tu vas attraper froid on entendait d’autres choses un brouhaha malheureux, quand on allait au bout de la digue on pouvait emprunter un sentier pour rejoindre une plage plus loin il fallait escalader de hauts rochers et faire attention à ne pas tomber y avait une forêt je m’y étais déjà perdu avec C. on avait vu un lézard aujourd’hui j’ai perdu C. et le lézard, je n’entends plus que le brouhaha malheureux. On prenait toujours un truc à boire eux c’était un café un chocolat chaud mais j’aimais pas ça je préférais un coca ou un diabolo je rajoutais du froid au froid j’étais frigorifié on était en terrasse parfois ma mère elle fumait elle fume encore mais moins ça sent quand même le tabac froid quand elle rentre elle a les yeux qui sentent le tabac froid, elle ne prend même plus la peine de rentrer certains soirs ça continue à sentir le tabac je crois que même loin d’elle ça sent le tabac froid désormais alors qu’elle ne fume plus tellement vraiment elle fume moins elle me l’a dit je l’ai bien vu. Le soir je m’endormais sans trop vouloir dans mon lit j’éteignais pas ma lampe de chevet j’attendais que mon père vienne je sais qu’il l’éteignait le matin au réveil elle était éteinte je sais que c’est lui qui venait ça sentait pas le tabac froid, et comme dans la voiture à côté des arbres morts quand leur silence pourrissait tout autour, mon sommeil et ma peine éclataient loin d’eux.

Je mets tout à plat, je me mets à collecter et à disposer les paysages en dépliant bien toutes les faces sur le même horizon, en collant les décombres comme dans une décharge sur cet espace blanc, dans tous les sens, boucher, manger l’espace, attendre de comprendre, ne pas comprendre, croire que je peux avancer, avancer, enfin, peut-être, reculer surtout, sombrer.

« […] qu’on m’abandonna toujours, / peu à peu, / à moi-même, à ma solitude au milieur des autres, / parce qu’on ne saurait m’atteindre, / me toucher, / et qu’il faut renoncer, / et on renonce à moi, ils renoncèrent à moi, / tous, / d’une certaine manière » — Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde.


Ca aurait pu être trois fois rien, un regard, un sourire, une légère cassure dans le reflet d’un pot de confiture, quand on a garé la voiture, quand j’ai mis un pied dehors, et quand on m’a dit Il est mort tout à l’heure, j’ai proposé un café ou un thé ou un verre d’eau un jus d’orange peut-être je ne savais plus trop ce que j’avais quand j’ai été faire les courses la dernière fois j’avais acheté beaucoup de choses dans pas très lontemps ça aurait été mon anniversaire, je savais bien que j’aurais du aller le voir plus tôt, je lui ai dit J’aurais du aller le voir plus tôt il m’a dit C’est pas grave il est mort tout à l’heure, j’ai dit D’accord et il a pris un jus d’orange je lui ai servi un verre d’eau, j’ai dérivé en silence. Après on était devant l’hopital il voulait pas voir le corps moi j’y suis allé quand même tout le monde était là il est resté dehors pourtant je crois qu’il fumait à ce moment-là, on m’a pas adressé un mot j’avais pas grand chose à dire non plus le temps que je ressorte il avait fini sa cigarette on s’est assis dans l’herbe un peu plus loin c’était en plein mois de juillet un peu plus tard ça allait être mon anniversaire, on a parlé de tout et de rien il m’a dit Viens on s’en va, j’avais pas grand chose à faire aujourd’hui de toute façon. On est allé en ville voir les guitares ça m’a jamais trop intéressé je regardais même pas je regardais par la vitrine dehors il y avait des passants le ciel était dégueulasse il a fait glisser son doigt sur les cordes à vide et ça a sonné faux.

« Cette quiétude et cette évidence d’avoir près de soi, de pouvoir toucher, s’il le voulait, un être manifeste et vivant, apaisèrent ses transes. Ce vertige qui lui tirait les yeux hors des paupières et les amenait lentement vers le fond du gouffre, s’évanouissait maintenant que sa vue se reposait, à deux pas, sur une créature connue, dont l’existence était sensée et sûre. » — Joris-Karl Huysmans, En rade.


Sur la jetée, je me souviens, quand même, pas très bien, je me souviens, ça chavirait, on n’en revenait pas, la mer elle chavirait et les falaises aussi, au sommet des phares ça criait comme si sous la terre et sous l’eau tout allait s’effondrer, comme si même la jetée elle allait être emportée et moi avec, je me souviens, sans trop me souvenir, y avait du monde, et moi, sur la jetée, au sommet du phares ils ne voyaient rien ils prenaient des photos ça fait des bruits de déclencheur ils ne pouvaient même pas se parler à cause des bruits de déclencheur alors que sous leurs pieds tout chavirait on aurait dit, c’est ça, un immense cataclysme, vraiment, la mer, la terre, le phare, tout ça, la jetée, moi, on était comme emportés par le fond, par les lames de fond, les vagues comme des balafres, ça faisait des bruits de déclencheur et les enfants au sommet souriaient parfois les parents les jetaient par-dessus bord ils continuaient à prendre des photos du paysage, des falaises, de la côte qui est belle avec le soleil qui brûle les oiseaux, peut-être que moi non, les autres gosses faisaient encore des chateaux de sable, les parents avaient disparu ils s’en rendaient même pas compte ils se noyaient déjà les tours s’effondraient ils pleuraient même pas ou alors si mais dans l’eau ça remontait comme des bulles à la surface les autres sur le phare ils disaient Oh les bulles à la surface ils prenaient ça en photo ils se rendaient pas compte, moi si je me rendais compte mais qu’est-ce que j’aurais pu dire j’avais même pas le temps d’y penser, et puis ce bruit des déclencheurs j’entendais plus que ça les enfants criaient même pas juste les déclencheurs encore, encore, ça s’arrêtait plus ils étaient déjà au sol les méduses bouffaient leurs corps, avec l’électricité qu’elles dégagaient ça déclenchait les photos sous l’eau ils photographiaient la houle et le trouble des profondeurs je me souviens, pas très bien, quand même, sans personne pour m’écouter avec un peu de chance on sait pas, je sais, voilà, oui, je sais, enfin, si y avait pas eu le bruit des déclencheurs sous les vagues, j’aurais pu dire A l’aide.


Quand elle s’allonge, elle a le dos qui se voûte un peu dans le haut, sa colonne ressort et quand je passe mes doigts légèrement sur la peau je sens les os qui se dessinent tout bas. Elle enlève toujours ses lunettes avant de se coucher, et ses pupilles qui affrontent les miennes font comme des loupes, puis j’éteins la lumière, et je sais que ça étincelle dans le noir. Elle a la peau naturellement tannée. Durant la nuit, parfois, nos mains se croisent ; elles ont encore la malice de faire comme si elles ne s’étaient pas vues avant le réveil. Le matin, elle allume la radio dans la cuisine, tartine des biscottes avec de la confiture quand elle n’a plus de pain, et toujours au moment de servir son thé elle me demande si j’en veux aussi. Quand elle parle malgré elle avec quelque chose dans la bouche, elle place l’index de sa main droite devant ses lèvres entrouvertes pour ne pas déranger, et ça me fait rire alors je ne vois plus que ses lèvres frôlées par son doigt et n’écoute plus ce qu’elle me dit. Elle le voit parfois et se met à me dire n’importe quoi pour que j’acquiesce sur son sourire. Elle choisit ses affaires dans la penderie au pied du lit, sur les pointes, en s’agitant un peu à cause du matelas mou sous ses plantes. Elle quitte la salle de bain avec un parfum qui va aussi bien à mon nez qu’à son corps. Souvent elle sort et disparait sous son écharpe, je ne la retrouve que le soir quand elle se déshabille. A chaque fois que je la vois en ville, même quand on l’a prévu, elle arrive de nulle part et j’ai toujours l’agréable sensation d’un hasard. Elle gagne parfois et en est fière. Elle perd aussi parfois mais n’en parle pas. Elle prend les couleurs de la saison. Il lui arrive de s’isoler entre les immeubles gris pour que je ne la retrouve plus. Je la retrouve quand même. Alors elle a de la peine sous son écharpe, qui s’enfle pendant l’hiver. J’avais ses deux yeux clos dans le dos au moment de fermer la porte. Comme chaque soir, ça a étincelé dans la nuit, mais avec quelques crépitements, ainsi qu’un enfant qui voit ses bougies d’anniversaire s’éteindre sous la pluie, ses deux yeux comme des loupes sur mon absence, un bol vide le lendemain matin, croisant des figures non plus des présences, des misères, des ouragans.

Un hasard en appelant un autre, c’est au détour d’une impasse que mes yeux neufs ont retrouvé les étincelles perdues qui s’étaient dissipées dans son lit.


Je songe à la complète déroute qui m’a finalement conduit jusqu’à cette chambre d’hôpital, blanche, sans voisin, sans télévision, à cette chambre d’hôpital dans laquelle je me tiens, maintenant assis dans mon lit, la couverture tout juste posée sur mes pieds, tant il fait chaud, attendant je ne sais quoi, une issue, venant d’où exactement, je ne sais pas, peut-être d’une immense météorite qui viendrait tout pulvériser dans une immense déflagration, ou peut-être de cette balle tirée par le tireur d’élite posté, sans doute, dehors, sur un toit, à l’extérieur de ma chambre, l’oeil vissé dans sa lunette, montée sur ce long canon noir braqué sur moi, au loin, qui, en même temps que le mal qui me ronge alors, après avoir fait voler en éclat la vitre en face, vient perforer mon crâne, et mon coeur, déclenchant l’alarme de mon électrocardiogramme, hurlant dans cet immence hôpital vide, dans une même secousse mortelle vrillant à une vitesse fulgurante, confortant cette certitude première de ma fin à venir, qui est venue, qui là vient, et qui va me conduire vers cette chose abstraite que je dois saisir entre mes deux bras lourds : un monde, une mort, ma mort, c’est-à-dire, finalement, pas grand-chose, une douleur, une seconde, rien.

Certains jours, je basculerais bien par-dessus mon balcon.


Quand je les ai vues allongées sur le sol, ça faisait comme un immense tapis couleur un peu chair. A chaque pas ça collait sous la semelle, on aurait dit l’effet d’une peau de banane fixée aux crampons et qui donne comme un relief désagréable quand on avance. On marche de biais et on cherche où le sol s’écroule, on marque l’espace de nos radars pour espérer comprendre la source du déséquilibre. Comme elles pleuraient ça coulait en larges flaques et trempait le bas de mon pantalon. J’en avais assez de ne trouver aucune surface à l’abri, je m’énervais tout seul en pataugeant dans l’eau, agitais mes bras et criais la bouche fermée. Ce grand tapis couleur un peu chair je me suis mis à le piétiner, à le marteler, toujours plus fort, jusqu’à ce qu’il ne reste rien sous mes pieds, jusqu’à ce que je creuse l’herbe et y découvre des bestioles, je ne parvenais plus à m’arrêter, ça faisait comme une fosse et les derniers morceaux de ce tapis couleur un peu chair, les extrémités, y tombaient avec moi, ça me frappait les jambes et les bras, ça a fait une tapisserie entre les racines, soudainement ça m’a beaucoup plu, et j’y ai installé un bureau. Dans cette fosse profonde couleur un peu chair.


Ca pourrait commencer comme ça :

Je vais me mettre à parler, à voix haute, à moi-même, et peut-être que ça va déranger, mais heureusement je n’ai demandé l’avis de personne.


Parfois, je sais qu’il me manque un combat, que juste le combat de vivre ça ne suffit pas, qu’il faut autre chose pour aller plus loin, dans la douleur, dans le mal, dans la crevasse trouble qu’est mon coeur. Quelque chose qui dépasse ma volonté ridicule d’arriver à terme, de finir bien sagement dans une boite en bois sous terre, ou entre les flammes douces de la dissolution. Je sais qu’il faut que je trouve autre chose, que je dois modifier la direction de mon regard, casser les néons, soulever les plaies, m’y glisser avec plaisir, brûler, disparaître dans ce combat, mon combat, que je ne connais pas, que je n’imagine même pas encore, mais qui est pourtant nécessaire, pour entrevoir la lumière, la dégoûtante, celle du démon qui applaudit de voir naître un nouveau cancrelat, un nouveau disciple du néant assis bien sagement sur ses genoux, blafard, suant, mais autonome.


Quand je lis (dans des entretiens), ou quand j’écoute, (dans d’autres entretiens, mais audios), des écrivains parler de leurs dures expériences de lecture, et notamment concernant les livres volumineux, je souris, et me questionne. A les lire, ou à les entendre, ils ont barbouillé leur Moby Dick de sueur, ont déchiré en petits morceaux Ulysse à force de n’y trop rien comprendre, ont maltraité leur femme pour n’avoir pas dépassé la page cent de La Recherche, ou ont changé d’identité pour ne pas qu’on les reconnaisse après avoir abandonné Au-dessous du volcan.

Je prends toujours les mots un par un, souvent je les assemble en phrases, parfois je raccorde le tout en paragraphes. Je me laisse trainer. Je n’abandonne jamais. Je ne m’épuise pas, j’avance progressivement, je mets un pied devant l’autre, et comme le chemin est long, il peut impliquer de mettre quelques réserves de côté, mais je suis toujours assez détendu pour ne pas être essoufflé. Il m’arrive de fermer le tout, de manger quelque chose, d’aller faire un tour, de saluer des amis, ou de la famille. Et je m’y remets. Les choses avancent à leur rythme. Ne prenez pas ça pour une escalade où la moitié des prises manque, mais plutôt comme une suite de cafés dans les maisons voisines à celle de votre grand-mère, où chacun rajoute un petit bout, avec un jus, et quelques biscuits. J’en ressors un peu épuisé parfois, un peu bouleversé, souvent béat devant le talent, mais toujours ravi d’avoir creusé mon trou dans les décombres, comme un consciensieux petit bonhomme satisfait de voir son travail bien fait.

Ca me fait penser que V. a toujours mon exemplaire du Bavard que je lui ai prêté, et qu’il ne faudra pas que j’oublie de récupérer (ça fait comme un trou dans ma bibliothèque).


Elle me laissait dans les coins du terrain de golf, et je dissertais tout seul derrière les arbres, parfois je riais même aux éclats. J’exposais de grandes théories de destruction du monde et de conquêtes amoureuses. J’étais perdu en plein milieu de la semaine et il n’y avait personne, aucune balle perdue, aucune trace d’aucun chariot, ni même le jardinier pour faire sa tonte. Je m’asseyais au bord de la mare, dans les bunkers, je remontais le parcours à contre-sens, je me sentais comme immobile au milieu d’une autoroute. Je ne sais pas trop ce que j’attendais là, ce que j’espérais trouver, pourquoi je me sentais obligé de me mettre dans cette situation d’extrême solitude là où je la vivais de toute façon à chaque instant. Je m’amusais à tirer dans tous les sens, je n’allais même pas chercher les balles que je perdais, je faisais de larges marques dans l’herbe rase du green et j’accusais les animaux. J’espérais ne toucher personne, ou alors si, et tuer d’un coup sec en plein dans la tête, faire voler en éclat le crâne, puis courir me réfugier dans les hautes herbes, tapi comme un lézard fou.

Au bout d’un moment j’en avais assez, je m’asseyais sur un rondin en espérant voir quelqu’un arriver. Elle oubliait de revenir, alors je me sentais obligé de l’appeler, il n’y avait personne pour me faire à manger, elle était surement au bar, comme elle avait l’habitude de disparaître après les courses, elle me disait qu’elle aurait du retard, et je lui disais, juste avant de raccrocher, à peine dans le combiné, comme si déjà je jetais les derniers mots dans la poussière, c’est pas grave maman, tu sais, je peux attendre encore un peu dans la nuit.


« […] puis restait dans sa chambre, à ne rien faire, passait des heures allongé sur le lit, sans bouger, comme s’il était mort, les yeux fixés sur les murs vides, écoutant la pluie qui martelait les vitres, après quoi il se couvrait d’une couverture et se laissait gagner par le sommeil. » — Laszlo Krasznahorkai, Guerre & Guerre.


Dans le jardin, avec mes cousins paternels, je me souviens qu’on se tuait souvent à coups de bouts de bois, des pistolets imaginaires qui tiraient des roquettes ou des faisceaux laser. On faisait les morts sur l’herbe, chacun notre tour, parfois plusieurs en même temps, on n’arrêtait pas de mourir et de continuer à se tuer, je crois qu’on aimait ça, que ça soit aussi facile, qu’on ne sache même pas trop ce que ça représentait, sinon d’être allongé quelque part avec le silence autour, et même plus que le silence, la vie des autres qui continuait sans qu’on y fasse attention. On n’écoutait plus que vaguement les rires des vivants, on se concentrait sur les branches, les quelques oiseaux d’été, l’odeur de la marée qui arrivait jusqu’ici. Quand on en avait marre, on se relevait, et on recommençait à tuer ou à mourir, on essayait d’alterner, pour que ça ne soit pas trop épuisant, pour que ça ne soit pas trop dégueulasse pour les plus petits qui meurent plus facilement. On ne meurt plus assez pour de faux, et on en oublie que chaque perte c’est apprendre à se relever comme si de rien n’était.

« Ce feu n’était pas exempt de nostalgie comme il certifiait que l’été était bel et bien mort mais il rendait soyeux le petit goût de tristesse qu’il déposait sur nos langues en réchauffant les soirées qui déjà commençaient à fraîchir et sa puissante odeur faisait flamber bellement la mélancolie elle-même. » — Maryline Desbiolles, La seiche.

Un oncle maternel que je n’ai pas vu depuis des années a posté une photo où je me trouve, ainsi que la plupart de mes cousins. Je ne suis pas vieux, sept, ou huit ans. Je porte un pull vert foncé, et un polo blanc en dessous, dont on voit le col dépasser, boutonné bien jusqu’en haut, comme un enfant sage et facile à vivre que j’étais. J’étais encore blond. Mon visage, et seul le mien, est flou, on distingue à peine la couleur de mes yeux, je fixe l’objectif comme si je ne regardais rien, je ne suis déjà plus là. Je ne comprenais jamais ce que je faisais avec les autres. (Il y a une autre photographie de moi, que mon père a prise je crois, bien plus vieille, où je suis noyé sous d’immenses peluches, et bien que leurs yeux soient vides, ils sont vides comme les miens, et je les sens tellement plus présents). J’ai un trou béant du côté de ma mère, je n’ai d’ailleurs pas demandé à ce qu’on m’identifie, j’ai immédiatement supprimé le marquage, je ne veux pas être de cette image, je ne suis pas de cette famille.


J’aime tellement le cinéma de Rohmer parce qu’il saisit les inconnus au quotidien. De plus en plus, je m’intéresse aux vies, suis obsédé par les mises en scène les plus banales, j’adore les routines, les mécanismes, les habitudes, à quelle heure untel se rase, de quel côté du lit elle dort, combien de sucres elle met dans son thé, ou si elle y met du miel. Le cinéma de Rohmer n’est que ça, des repas, des dialogues maladroits et des situations courantes : au café, sur un lit, dans des appartements vides avec quelques livres, dans des rues qui puent la grisaille et le bruit des voitures. Des personnages agaçants qui sont nous, qui ne savent pas vivre, ne savent pas s’exprimer, s’aimer, s’embrasser, danser ou s’endormir, l’illustration parfaite de nos doutes et de nos blancs ; de nos imperfections. Et le quotidien n’est que cela, des imperfections qu’on répète comme des aveugles jusqu’à ce qu’on s’y habitue et qu’on s’y moule pour former au fil du temps ce qu’on estime être notre identité.

« Et, pour ma part, il serait trop long de raconter comment j’ai gâché ma vie. Elle tombe déjà en ruine ; c’est mon mortier qui ne vaut rien. » — Henri Calet, Le tout sur le tout.


Dans le club, les autres martellent le sol d’une danse moderne et maladroite, mais dans ma tête tourne encore le disque noir de la nuit dernière, et mes pas se mettent au rythme des instants sourds. Là où je vois la pénombre, les autres s’excitent au moindre coup de lumière, je suis à contre-temps du tumulte, j’habite les heures creuses, les ombres derrière les rideaux. Au bar il n’y a plus personne, une femme arrive, elle habite le même temps que moi, je la vois par intermittence, à chaque flash les cohues alcoolisées disparaissent, puis elle, les barmans ivres, puis elle, les tenues provocantes, puis elle dans le silence de sa soie rouge, le bruit sourd, puis elle qui s’avance sans heurt, comme des tambours alentour, puis elle silencieuse autour de qui je passe un bras long, la maladie qui erre, puis elle qui danse sans même me regarder, toujours mon bras qu’elle tient du bout des doigts, les larges goulées de salive, puis elle et nos lèvres qui s’évitent, la fumée au-dessus de nos têtes, la brume dans son impatience, les cris, puis elle enfin, le chaos, son silence.

La grande peine, c’est d’être toujours moins talentueux que le silence.

« La seconde collision, celle de mon corps avec l’intérieur du véhicule, restait inscrite dans ces plaies comme la forme d’une femme absente lorsqu’on touche sa propre peau, plusieurs heures après une rencontre sexuelle. » — J. G. Ballard, Crash !

Quand la nuit vient, je n’attends plus qu’une chose, alors que les parents cuisinent en bas dans la maison d’en face : voir, au travers de leurs rideaux, les deux garçons à l’étage s’attaquer de larges épées et se rouler sur le sol comme pour mimer la mort, se lancer des bravades et des colères douces, heureux d’être infinis, satisfaits du gouffre autour d’eux, tapissant leurs esprits de murs blancs, d’affiches, d’images, et de fantaisies ; avec toujours la hantise d’une destruction soudaine au premier appel lointain des parents impatients. Enfin, il ne reste plus qu’une petite lueur au rez-de-chaussée, qui s’éteint finalement, me plongeant dans le noir des foules lumineuses au loin, dans le silence abject des feux clignotants, les grandes artères vides d’une ville qui sombre, juste un doigt sur l’interrupteur, un déclic, des cris, et puis plus rien.


Je n’aime habituellement pas retranscrire mes rêves, mais voilà bien longtemps que je n’avais pas fait de cauchemar. J’étais dans une pièce quelconque, un bureau je crois, avec une autre personne, un homme, sans identité. On célébrait quelque chose mais je n’avais pas la sensation de participer à la fête. Il a fait exploser des confettis (les larges multicolores, pas les petites rondes), énormément, des quantités folles, dans la pièce qui subitement est devenue minuscule, sans air, sans porte, et ma bouche s’est mise à fonctionner comme un aspirateur, à chaque inspiration j’avalais des confettis qui se collaient sur les parois de ma bouche, de ma gorge, et s’accumulaient sans que je parvienne à les enlever. Au bout de deux inspirations, je ne pouvais déjà plus respirer, et je n’arrive pas à les décoller à cause de l’humidité qui les clouait, les fixait, les incrustait, comme de la glue. Je me suis réveillé en panique, ma propre main dans la bouche pour me faire vomir.

« Je passai dans la salle de bains. J’étais très pâle et sans nulle raison, longuement je me regardai dans une glace : j’étais vilainement décoiffé, à moitié vulgaire, les traits bouffis, pas même laids, l’air fétide d’un homme au sortir du lit. » — Georges Bataille, Le Bleu du Ciel.

Je ne supporte plus les miroirs. Je ne supporte surtout plus mon reflet, où qu’il se présente, sur mon ordinateur, mon téléphone, une vitre de l’appartement, du métro ou du train. Toutes ces surfaces réfléchissantes souvent couplées de néons ultra-violents qui aboient une lumière blanche et parfaite sur mon visage morne, vieillissant, dégénéré. Je deviens un squelette translucide décharné, progressivement chauve, plein de boursouflures et de douleurs. Je n’ose plus me regarder, je brosse mes dents dans le noir, je n’allume plus aucune pièce, je me cogne et me coupe sous la douche à force de tatonner entre les rasoirs. Je me réconforte dans les espaces tamisés qui projettent de larges aplats noir et orange sur les angles de ma peau, je me réconforte dans la nuit quand elle ne tente pas à tout prix de me repérer. Je n’ai pas le courage d’accepter le temps face aux autres, face à moi, et je sais pourtant que le chemin est long jusqu’à disparaitre sous terre. J’aimerais me savoir déjà mort pour ne plus avoir à vieillir.


Hier soir, au retour, le train avait vingt minutes de retard. Comme je m’étais endormi pendant une bonne partie du trajet, je n’ai ni compris, ni entendu pourquoi. C’est seulement arrivé en gare que j’ai surpris des passagers en train de parler d’une biche morte sur les rails. Le train l’a percutée de plein fouet, tout entier qu’il était, rapide, éclair, lancé dans la nuit. Elle a du venir taper son corps contre la vitre avant de l’appareil, ou bien la pression des roues métalliques l’a aplatie et découpée entre le bois des rails, et alors le conducteur a du s’arrêter, il y avait surement trop de sang sur l’avant de l’appareil, trop de sang pour bien voir, ou des bouts de cette biche s’étaient peut-être emmêlés dans la mécanique délicate de ce pourtant si imposant appareil. Elle était sans doute la projection du suicidé d’il y a quelques jours, sa projection brute du désir interrompu, survenue du milieu des forêts, entre les arbres où la vie s’efface. S’il avait été là, à l’intérieur au moment de l’impact, il aurait vacillé comme dans un virage trop serré, pressant une main ferme juste au-dessus de ses yeux, comprenant avec dépit qu’on fait toujours beaucoup moins cas de la mort des animaux que des hommes.


Les murs se sont écroulé, les plantes ont immédiatement fané, toutes les bibliothèques ont basculé sans faire aucun bruit, renversant de lourds amas de livres comme des briques transparentes. On entendait le chahut dehors, des passants heureux de faire leurs emplettes pour les fêtes de fin d’année, sous un ciel gris de fer, dans des rues éclairées de larges néons multicolores. A l’intérieur des maisons, les enfants attendaient avec anxiété la fin du weekend prolongé, alignant les figurines pour créer des univers, puis les dévastant d’un seul maigre coup de pied. Entre moi et eux comme une longue guirlande dépliée et pleine d’interférences, où la moitié des ampoules déjà grésille. Entre moi et eux le claquement d’un ciseau qui vient rompre. Je suis resté seul au milieu du désastre, la pluie perçant le dessus de ma tête et me noyant de l’intérieur, en commençant par les pieds, comme on remplit un verre, l’eau montant progressivement en moi, étouffant déjà le coeur, m’engourdissant les doigts, aveuglant mes yeux, pétrifiant mon cerveau, l’eau toujours continuant de couler à l’intérieur de cette paroi inondée qu’on n’en finit plus de remplir et qui déborde d’avoir trop aimé.


Je n’ai plus que l’ambition de la détresse.

Mes yeux étaient trop sensibles pour voir la lumière.

Dans le haut-parleur du wagon, une voix de femme nous a annoncé qu’on resterait bloqués en gare à cause d’un événement inattendu, ce qui entrainerait un retard à l’arrivée et des modifications d’horaires pour les changements. L’événement inattendu était un homme se promenant apparemment sur les rails entre deux villes, sans qu’on sache pourquoi, sans qu’on sache à quelle vitesse, sans qu’on entende les secousses qu’abritait son cerveau. Des policiers étaient chargés de le retrouver sur ce court tronçon férroviaire, de le récupérer, et (c’est probable) de l’emmener au poste le plus proche pour l’écrouer ou le faire écoper d’une amende. Seules quinze minutes ont passé avant qu’on nous annonce que le trafic allait reprendre. Il n’avait pas du aller bien loin, ou bien il avait oublié de se dissimuler derrière les haies qui bordent les voies, derrière les cabanons abandonnés, derrière les clotures des maisons perdues chahutées par la vitesse extrême. On ne lui a pas demandé son avis, on ne l’a pas entendu, et on l’a ôté de ces racines métalliques comme un aliéné, là où sans doute il souhaitait juste se faire tranquillement percuter.


« La nuit sent la mer ; haie tachetée de liserons, petites dents noires des sapins ; au-dessus de la colline le ciel est clair ; le toit d’une ferme soudain brille ; il entend frissonner les fusains, sa mèche se soulève, les cimes des sapins oscillent ; puis tout s’évanouit. » — Jean-René Huguenin, La côte sauvage.

Lorsque je suis distrait, ou particulièrement flemmard, les jours de pluie, en voiture, je n’actionne pas mes essuie-glace. L’eau s’accumule sur le pare-brise, et mon regard s’habitue à tous ces nouveaux paysages comme des amas de peinture trop diluée. Je ne reconnais plus que des formes vagues dans les villages qui bordent la route, je vois de larges masses vertes, des pâtés marrons imposants pour les clochers, un peu de ce beige hideux pour les nouvelles batisses, mais plus du tout la route, seulement les phares des voitures qui me suivent et me précèdent, et, quand il n’y en a pas (soit que je rentre tard, soit que je circule en heure creuse), je ne vois rien. Je ne distingue plus les lignes blanches, ni la rambarde de sécurité. Je ne m’occupe pas des auto-stoppeurs ni des naufragés qui cherchent assistance près des bornes de secours orange. Je me contente de percer l’eau qui s’agglutine à mes côtés, en renverse de larges quantités quand la route ne la draine pas correctement, et me laisse aller parfois à freiner pour ne plus sentir les roues accrocher le bitume. Je lache complètement le volant, appuie fermement sur la pédale de l’accélérateur, et me laisse entrainer par les flots jusqu’à ce qu’une vague me lessive sur le bas-côté, ne laissant plus de mon embarcation qu’une maigre carcasse gondolée, dont les essuie-glace, grâce à un court-circuit soudain, balayent désespérément le vide.


Les bruits se sont glissés sous ma peau au fil des années, à la manière d’entailles sales faites par des lames mal nettoyées. Elles ont laissé des plaies brûlantes sur mes bras, dans mon cou, sur la nuque, à côté de ma colonne vertébrale, entre chaque vertèbre. Avec une feuille de papier, ou un couteau à pain, on a largement découpé dans la chair, on s’est amusé à faire de belles surfaces rectangulaires dans lesquelles il était plus facile de cacher les détritus. On en a fait un jeu de piste, on a noté sur des feuilles volantes des énigmes enfantines, pour retrouver tous ces débris, pour les aligner, un par un, bien dans l’ordre, pour ne pas se tromper sur leurs sens une fois qu’ils seraient tous récupérés. Mais le temps a manqué pour soulever toutes les peaux mortes et gratter entre les nerfs chaque ronce encore accrochée. Aujourd’hui, il ne reste plus en surface aucune séquelle, seulement quelques épines minuscules perçant parfois les pores, et une légère douleur, quand, au hasard de l’ennui ou du plaisir, on passe une main sur ma peau, et que je sens, à travers les douces pressions faites sur l’épiderme, une multitude de fusées noires éclater dans ma tête.

« On exposait la nuit dans des endroits où je devais passer des obstacles ou à mes pieds, ou à la hauteur de ma tête. Je me suis blessée cent fois, je ne sais comment je ne me suis pas tuée. Je n’avais pas de quoi m’éclairer ; et j’étais obligée d’aller en tremblant les mains devant moi. On semait des verres cassés sous mes pieds. » — Denis Diderot, La Religieuse.


Une bestiole, qui était un être humain, s’est mise à me suivre dans la rue, chez moi, dans les sillons de mes pas, à poser ses pattes juste un peu à côté des traces que je laissais dans la neige, à quelques millimètres, dans ce que je faisais tomber comme débris et comme aventures. Elle n’était pas un double, mais se revendiquait comme telle. Elle espérait prendre toutes ces petites choses inutiles, à mesure que je laissais des indices de moi en retrait, les assembler pour se reformer en statue de boue, et mimer mes gestes dans les yeux des personnes que j’aimais. Elle se donnait en spectacle dans de grandes salles vides, sur des estrades bancales en-dessous desquelles de petits enfants lui jetaient des billes pour la faire déraper. Elle écrivait avec des stylos qui fuient par dessus mes mots, mais n’en finissait plus de tout déformer à force de faire des taches, et elle essuyait les pages avec sa manche sale, en espérant que cela ne se voie pas. Elle riait après moi, pleurait après moi, faisait l’amour après moi, mais jamais pour les bonnes raisons, aux bons moments, ni aux bonnes personnes. Elle s’engouffrait de vide à force de trop être à côté. Je la voyais se débattre dans ses visions et ses contentement inutiles, dans ses prises de parole face à la béante tranche de l’indifférence. Et encore aujourd’hui, je suis triste pour elle, car, alors que je pars et me détache de plus en plus de ce que je suis, elle se conforte et se félicite dans la solitude de ses calques déformés, mais elle n’est pas elle, elle n’est pas moi, elle n’est personne.


Comme un bruit creux dans mes os.


Après avoir été au bord de la mer, un peu avant la digue, dans une brasserie où le tartare de boeuf était mauvais, et les frites froides, on est parti éplucher des châtaignes grillées un peu plus au Sud. Elles étaient noires et brûlantes dans le sopalin, tout juste sorties de la poêle au-dessus des flammes de la cheminée ; la fumée qui s’en dégageait embrumait le salon et la cuisine. Elles sont blanches après qu’on ait ôté leurs écailles odorantes, et laissent une fine pellicule noire sous les ongles, que je viens tout juste de nettoyer, en frottant doucement mes mains avec du savon. J’ai ce goût de braise et de bois dans la bouche, les mains douces, et je m’endors sur le canapé rouge et noir, la télévision que personne ne regarde en fond, la faune alentour s’enthousiasmant de phénomènes de société.

« Les moments où j’étais particulièrement heureux, c’était quand, en me couchant et en me cachant sous les couvertures, je commençais, tout seul, cette fois dans la solitude la plus totale, sans personne à marcher autour de moi, sans le moindre bruit qui vienne de qui que ce soit, à recréer ma vie. » — Fiodor Dostoïevski, L’Adolescent.


Vous auriez pu m’attendre, attendre que je finisse ma sieste, que je me réveille, de mon sommeil de quelques instants, vous auriez pu laisser la lumière allumée, au moins celle du salon, et la télévision en route, aussi, j’aurais pu saisir un jeu déjà commencé, ou un dessin-animé. Vous auriez pu laisser le chauffage allumé, j’étais tout engourdi des jambes et des bras quand je me suis réveillé, vous auriez pu me border, j’avais des fourmis dans tout le corps. Vous auriez pu ne pas fermer la porte à clef, j’ai été obligé de casser une fenêtre pour partir vous chercher dans la forêt sombre. J’avais même pas de lampe torche, vous aviez pris la seule qu’il y avait, dans le tiroir de la cuisine, sous le grille-pain. Vous auriez pu prévenir les voisins que j’allais sortir dehors pour venir vous chercher dans la forêt, parce qu’ils m’ont couru après avec leurs chiens qui me mordent et leurs fourches plantées dans mes bras. Ils ont posé des pièges à loup dans lesquels j’aurais pu m’écorcher les pieds, je le sais, je les ai vus, je les ai entendus claquer sur les ailes d’un oiseau. Vous auriez pu me prévenir qu’il y avait un lac, je ne m’en souvenais plus, je m’y suis enfoncé jusqu’à la taille, après avoir glissé sur les feuilles mortes de l’automne rouge. J’étais trempé vous auriez pu prévoir un change, comme à la plage quand je me mettais du sable sur les fesses parce que je voulais pas quitter mes châteaux. Vous auriez pu me donner une carte, j’étais perdu quand à la sortie de la forêt je me suis retrouvé, après plusieurs champs à perte de vue que j’ai traversés de la boue sur les genoux, dans une autre ville que je ne connaissais pas. Vous auriez pu m’appeler pour me dire que vous auriez du retard. J’ai attendu trois jours avant de mourir. Vous auriez pu venir me chercher.

« Ma vie, qui pour couler n’a pas besoin d’y réfléchir, va plus rapidement que je n’avance à travers les sinuosités de ce que j’en écris. » — Michel Leiris, Fourbis.


J’ai posé mon lourd bol de céréales vide sur les touches du piano, sans me soucier de quelles blanches, sans me soucier de quelles noires, et elles ont résonné d’une puissante tonalité fausse que mon grand-père aurait mal accepté dans ce grand salon vide.

Alors qu’elle mettait le couvert, elle s’est arrêtée et nous a entretenus, moi et mes cousines, d’une anecdote où mon père, encore enfant, avait refusé de manger chez mes arrière-grands-parents car toutes les assiettes étaient identiques. A la fin de son anecdote, elle éclate d’un rire sincère et fixe le vide en face d’elle, espérant, je suppose, saisir des fantômes.


Depuis peu, quelques semaines je crois (ça faisait longtemps que je n’étais plus venu), des travaux ont débuté dans la parcelle du jardin que ma grand-mère a mise en vente. Elle ne pouvait plus s’occuper de la tonte ni du potager, alors elle a coupé le terrain en deux et puis des étrangers s’en sont saisi. Le minuscule portail en bois débouche non plus sur les fraises et les pommes de terre, mais sur des maçons portugais et de lourdes pelleteuses. Celles-ci brassent la terre comme autant de souvenirs dont je ne voulais pas me séparer. Après la chute de l’immense sapin qui protégeait le bois de chauffage et qu’ils ont abattu pour quelques centaines d’euros, je sais que le portique à balançoire tombera aussi, et avec lui nos pieds dans le haut du cerisier, les courses hilares entre les cisailles. On installera une haute barrière de bois blanc ou en ferraille verte pour bien finir de nous désigner comme des étrangers, et tout ce côté de ma jeunesse n’existera alors plus que dans mes projections trouées, quand d’autres enfants (ou petits enfants) s’en empareront pour créer là-dessus toute une nouvelle mythologie.

« […] de sorte que ce serait, en bonne logique, perdre son temps sur un faux problème que vouloir à tout prix reconstituer cette partie absente comme se reprise un vêtement mangé aux mites ou une vieille chaussette. » — Michel Leiris, Fourbis.

Elle vient près de la cheminée, met tout juste un pied sur le carrelage, et me dit, avec un sourire malicieux tout en déposant à côté de moi un magazine de photographies : « si tu veux voir New York… »


Cette envie, salutaire, je le crois, d’un bonheur aussi primitif qu’idiot. Je suis sans doute allé trop loin dans les textes pour en ressortir parfaitement intact et pour espérer recommencer mon éducation émotionnelle en ne me contentant plus que d’un troquet, d’une pointeuse, et d’un foyer neutre. Rimbaud s’était perdu dans les mots, et il avait trop laissé de lui dans ses illuminations pour pouvoir construire sur une nouvelle terre vierge, comme un maçon muet, une bâtisse stable, brique par brique. Les sillons creusés dans la pleine conscience de la solitude sont les plus délicats à refermer, et demeurent de béantes rigoles ouvertes par les enfants sur la plage au bord de la mer. Les désespérés contemplent ces crevasses tandis que les plus insouciants partent au premier appel de leurs grand-parents signalant le goûter sous un parasol. A la fin de la journée, dans tous les cas, il ne reste plus personne. Que le bruit des vagues qui frottent doucement le sable fin et le trempent et le serrent, et le ruinent.


E. me dit les choses avec la délicatesse d’une main qui tricote.

« Les hommes mes amis bougent, se déplacent, pareils à d’énormes insectes bien doués. Il arrive que j’aime, que je souffre ces monstres. Je ne les observe ni ne les questionne. Leurs affaire m’indiffèrent. Ils remuent, s’entretiennent gravement, distribuent leur journée entre le rire et le sérieux, plaquant leurs définitions d’avancement sur le disque du temps mineur. » — Georges Perros, Papiers collés.


J’ai posé le métal de la cuillère encore humide du thé chaud dans lequel elle était plongée sur mes lèvres, et la sensation était agréable, et j’aurais aimé que ce métal me brûle doucement encore plusieurs minutes, et oublier mes lèvres sur ce goût de fraise plein d’acier, et que la cuillère disparaisse, pour ne plus laisser que cette sombre chaleur d’un corps étranger qui saisit mes nervures.

« et un soir je ne rentre pas je pars dans la forêt je rejoins une route on me découvre je suis en prison ou quelqu’un me recueille » — Tony Duvert, Paysage de fantaisie.


Je suis allé dans la cuisine. J’ai pris un couteau dans le tiroir situé sous l’évier. Un couteau bleu Lagiole avec une abeille, ou une mouche, sur le manche, et à la lame pointue, pas à la lame ronde comme les couteaux à beurre. Du réfrigérateur, j’ai sorti le beurre, enfin la margarine, de la salade, de la mache, en sachet, et du jambon sous célophane. Du placard situé au-dessus de moi, j’ai sorti une boîte presque vide de pesto. Avec mon couteau, j’ai coupé le petit bout de papier bleu qui tient fermé le sachet où est pris le pain. J’ai ouvert le sachet, et en ai tiré deux tranches assez larges pour me faire un sandwich. Je les ai posées l’une à côté de l’autre sur la table, ai ouvert le pot de margarine, et ai passé mon couteau sur le bord pour en prendre un peu.

La margarine est molle, pas comme le beurre salé, dans la porte du réfrigérateur, qui se disloque ainsi que des morceaux d’iceberg, alors elle est facile à tartiner. Je prends bien soin d’essuyer le reste de margarine qui se trouve sur mon couteau sur la tartine pour ne pas en mettre dans le pot de pesto dont je me servirai ensuite. Après avoir fait cela, je referme le pot de margarine, la lame du couteau posée sur une des tranches de pain pour ne pas salir la table, et le repose dans le réfrigérateur, à l’exacte même place d’où je l’ai tiré. L’emballage du jambon est déjà ouvert en partie, A. en ayant pris juste avant, alors je n’ai qu’à prendre une tranche, puis à la poser sur une des tranches de pain. Elle déborde un peu, mais je vais attendre avant de la replier. Je prends le couteau, propre, et le plonge dans le reste de pesto après avoir ouvert le pot. Il n’en reste plus beaucoup alors je gratte un peu sur les bords, et j’en tartine la tranche de jambon. Ca évite que la margarine ne se mêle au pesto et en atténue le goût. Cette fois-ci, le surplus de pesto qui se trouve sur mon coûteau, je le lèche, je ne l’essuie pas. Je lèche la lame du couteau en prenant bien garde à ne pas me couper, même si cette lame n’est pas très tranchante. Je pose ensuite le couteau dans l’évier, toujours pour ne pas salir la table. Je replie la tranche de jambon comme une feuille de papier, sans enrouler particulièrement le pesto. J’ouvre le sachet de mache, qui a été lavée au préalable, et en dispose un peu à la volée sur le pesto, pour qu’elle se fixe comme une glue. Je referme le sachet le repose à l’endroit exact d’où je l’ai tiré dans le réfrigérateur. Je prends la deuxième tranche de pain seulement beurrée, et la pose sur l’autre tranche recouverte de garniture, appuie un peu, et laisse le tout serré pour pouvoir le manger sans faire tout tomber. Il y a des miettes sur la table que j’essuierai ensuite.

Après avoir fini de manger mon sandwich, je retourne dans la cuisine, et comme je constate que le pot de pesto est toujours sur la table, je m’en saisis et le range dans le placard à l’exacte place d’où je l’ai tiré. Dans le réfrigérateur, je prends le fromage, et, après avoir pris une autre tranche de pain plus petite, je le tartine, avec le même couteau que j’avais posé juste avant dans l’évier, sur cette tranche de pain. Là encore, je lèche le couteau, et fais d’ailleurs exprès de laisser une grande quantité de fromage sur la lame pour en avoir beaucoup à lécher. Je range le fromage dans le réfrigérateur à l’exacte place d’où je l’ai tiré, et en profite pour prendre une compote, après avoir cassé la colle qui la liait au aux autres pots de compote. Je referme le réfrigérateur, mets définitivement le couteau sale de trois matières différentes dans l’évier, et ouvre le tiroir pour prendre une cuillère, elle aussi Lagiole. Après avoir fini de tout manger, je récupère les miettes en me servant de ma main droite comme d’un balais, et jette le tout, miettes et pot vide, dans la poubelle. Je retourne m’asseoir à mon bureau et voit, en bas, dehors, un homme finir de monter un abri en bois.


Englouti depuis plusieurs jours dans les pages du Journal de Kafka, dont je constate à chaque fois avec admiration le dévouement pour l’écriture et l’angoisse d’une vie sans littérature (« Mais j’écrirai en dépit de tout, à tout prix ; c’est ma manière de me battre pour me maintenir en vie. »), là où je ne suis qu’un charlatan jouant avec son quotidien pour s’approprier des illusions dérisoires.


« Je m’isolerai de tous jusqu’à en perdre conscience. Je me ferai des ennemis de tout le monde, je ne parlerai à personne. » — Franz Kafka, Journal.

Cet intense sentiment d’épuisement, qui ne se règle ni après de longues nuits de sommeil, ni après plusieurs heures agréables de lecture. Et je ne rêve même plus. Mes yeux brûlent de trop rester ouverts, alors je les frotte avec mes doigts sales, mais ils gonflent, s’irritent, je ne peux plus les ouvrir, deviens aveugle, et pleure de ne plus me reconnaître dans mes paysages. Tous ces jeunes passants en bas qui crient, j’aimerais qu’ils se taisent.


« Quand je commence à écrire après m’être interrompu assez longtemps, c’est comme si je tirais les mots du vide. En ai-je obtenu un, je n’ai encore que celui-là et tout le travail recommence. » — Franz Kafka, Journal.


« Il ne reste plus qu’à reconnaître la plus amère de toutes les vérités, la plus amère mais aussi la meilleure : deux êtres qui s’aiment ne peuvent vivre seuls dans une île sans briser leur amour, ne peuvent former une île. […] Lorsqu’on est las d’aimer, on est content de penser que celui qu’on aime n’est pas seul sur terre. » — Stig Dagerman, L’Enfant brûlé.


Que ses deux grands yeux m’engloutissent et me noient dans le silence de sa douceur, sur le seuil de sa porte, calme comme un désespéré.

Qu’il ne prette pas attention à l’histoire qu’elle était en train de lui raconter et se détourne de sa bouche dans un unique pivotement ingrat m’a donné envie de l’enterrer.


L’odeur du parfum de ma mère mêlée à la fumée de sa cigarette me donne envie de pleurer.

« Il ne pouvait plus endurer l’indifférence universelle, il ne pouvait plus supporter d’être abandonné de tous et toujours renvoyé à lui-même, sans demeure sur la terre, sans Dieu au ciel, sans but dans l’avenir ! » — Jens Peter Jacobsen, Niels Lyhne.

Je la regarde vivre comme on passe les fiches dans cet appareil qui transforme les photographies en paysages. Curieux de voir les villes s’animer. J’agrandis ces images dans des bassins d’eau froide et les illumine sous un stroboscope géant pour figer ce que j’ai d’elle.


« Lorsque l’absolue certitude a brisé le frêle espoir auquel tenait votre bonheur, alors seulement retentit le cri déchirant du désespoir : dans le doute, nul ne désespère. » — Jens Peter Jacobsen, Niels Lyhne.

Aux arêtes cassées sur tes joues, de fines pommettes que tirent dans un sourire tes lèvres bleues. Deux traits blonds pour soulever une planète, quand trois mèches tombent sur ton cou, loin de tes yeux noirs d’avoir fixé des vertiges. Un rire perce les plaines quand au même moment une faible main marquée se brûle au contact froid d’une tasse de thé.

Stig Dagerman écrivait, dans Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, en 1952 : « Avec une amère satisfaction, je veux voir mes maisons tomber en ruine et moi-même couvert de la neige de l’oubli. Mais la dépression possède sept tiroirs et au fond du septième se trouvent un couteau, un rasoir, un poison, une eau profonde et une chute vertigineuse. Je finis par être l’esclave de tous ces instruments de mort. Ils me suivent comme des chiens, ou bien c’est moi qui les suis comme un chien. Et il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de la liberté de l’homme. »


On aurait empli les couloirs de nos rires, les propageant jusqu’aux étages, là où ta grand-mère dort. Les draps seraient froids, draps bordés la veille, peut-être même bien des mois en avance, tant personne, plus jamais, ne vient lui rendre visite. Elle espère accueillir un hôte pour dormir, partager le pain du lendemain matin, s’asseoir auprès du feu, regarder la télé. La houle, derrière les vitres, nous ramènerait au silence de la nuit, et nous obligerait à fermer les yeux, les têtes posées sur l’édredon, nos visages encore collés par l’amour qu’ils se témoignent.

Ces draps frais que nos jambes agitent, alors que dehors les pins bougent, se cambrent, soufflés par le temps, ramenés au sol pour que s’y accrochent les enfants. Les chiens aboient, chassent les fantômes incommodants, ou les accueillent, féroces, les babines pleines. La télévision au fond de la pièce grésille encore d’avoir été tout juste éteinte, et la faible lumière blanche qu’elle dégage absorbe mon regard dans les angoisses enfantines de cette grande maison vide de toi.


« Il n’avait jamais vécu seul. Il aimait mieux mourir. » — Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts.


« Il comprit que la seule solution pour ne pas se tuer serait de ne pas rester seul une minute, et remplit de qui voulait bien sa maison vide. » — Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts.

Les gouttes, sur la vitre du train, filaient à la verticale. Les rails m’emmenaient vers l’ouest quand j’aurais aimé qu’ils fassent l’inverse, s’enfoncent sous les eaux et rejoignent l’Escaut, puis me déposent amoché mais ravi au seuil de cette grande maison à la fenêtre aux six carreaux et qui débouche sur la forêt.

Chaque ombre m’apprend la patience, et mon reflet, à gauche, clair sous la lumière violente du wagon, m’accueille plein de grimaces appuyées, et il me pointe les autres passagers en aiguisant son doigt autour du cou. Il sait me surprendre quand les carreaux vibrent des secousses trop prononcées du train, élancé en plein dans la nuit, tout juste hors de la piste, prêt à dérailler, qui déraille, et nous entraîne, foule hurlante silencieuse derrière les champs, quand tout s’arrête, et qu’on retombe comme aspirés par l’obscurité.


Comme il fait frais depuis quelques jours, j’ai allumé le chauffage, par l’intermédiaire de la chaudière qui se trouve dans la cuisine (ce qui augmentera sensiblement ma prochaine facture de gaz, sans doute). Sur la chaudière, il y a plusieurs niveaux de chaleur possibles, et j’ai choisi le troisième, parce qu’il fait frais, mais pas non plus exagérément froid. En portant un pull, ou une polaire, on ne sent presque pas la différence avec la fin de l’été. Ca chauffe un peu toutes les pièces, grâce aux radiateurs qui sont reliés à la chaudière qui donc, elle-même, est reliée au gaz, qui alimente d’ailleurs l’ensemble de l’immeuble. Ca change du chauffage au bois de la maison familiale, qui est beaucoup plus économique, et chaleureux. J’ai allumé le chauffage, mis une polaire, fait bouillir de l’eau pour un thé, je lis face à mon bureau, et tout l’automne est en marche.


« Quand elle s’enhardissait à lever les paupières, on voyait tout à coup deux grands yeux — beaux et sombres — mais ce n’était qu’un éclair ; elle les baissait aussitôt, ne laissant admirer que ses longs cils de poupée dormeuse. Ses formes un peu frêles ajoutaient encore à son air vulnérable. » — Alain Robbe-Grillet, Le Voyeur.

« Rassasions-nous de nos peines secrètes, que mon âme malade et blessée puisse à son gré repasser ses chimères et se noyer dans ses souvenirs. » — François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre tombe.


Profondément touché par les mots de Christian Gailly, ressortis d’un entretien accordé à Télérama : « Ce qui restera de moi, au fond, ne m’intéresse pas. J’écris pour m’occuper l’esprit, pour échapper à la solitude et au vide. [J]e sais que c’est vain, qu’il faut accepter l’idée d’écrire comme ça, pour rien, d’écrire alors même que bientôt ça n’intéressera plus personne. » Pour finalement conclure : « ma présence dans le monde est discrète et modeste ».

J’ai appelé ma mère, qui m’a à peine écouté.

« Il baissa la tête à la pensée de la force qu’il faudrait à un homme pour survivre à une pareille vie entière de solitude. » — Jonathan Franzen, Les Corrections.


Je nage à travers les mines. E. m’a envoyé une photo, que j’ai imprimée et punaisée au-dessus de mon bureau. Ca fait toujours deux yeux bleus qui me regardent, et derrière la nuit pour les supporter. Le contraste entre ce visage gris et la nuit est si fort, si doux, qu’il m’arrive parfois de ne plus fermer les volets. J’observe les deux petits garçons qui s’amusent dans la maison en face d’ici, de cet appartement, et parfois je leur fais signe, je leur demande à quoi ils jouent, et ils me disent à la bagarre, alors je leur demande si je peux participer, et ils me disent que non, que c’est pas pour les grands, et puis ils referment leur fenêtre, et ils me tirent la langue, me font de grands gestes amicaux avec leurs petits bras. Plus tard, ils s’endorment, je vois leurs lampes de chevet s’éteindre et la maison faire silence quand au rez-de-chaussée les parents vivent encore. Ce sont les mots les mines, et à chaque coup d’oeil sur ce visage gris d’un bras qui s’allonge, c’est une lueur dans les immeubles au loin qui explose.


Juste en face de ma fenêtre, en contre-bas par rapport à moi car mon appartement se trouve au quatrième étage d’un immeuble, file une rue, une impasse, qui débouche sur un cours d’eau. C’est une rue à double-sens, mais avec tellement de voitures stationnées sur la chaussée, qu’il est difficile de s’y croiser (on y parvient malgré tout avec un peu de patience). Si on arrive au bout de l’impasse, il y a pourtant un immense panneau bleu avec deux flèches blanches dessus, qui indiquent la droite et la gauche, nous signifiant qu’on peut circuler dans une autre direction, mais sur un sentier (si on continue tout droit en voiture, sans faire cas de cet immense panneau, on tombe dans l’eau du cours d’eau, et, probablement, si on n’arrive pas à s’extraire de l’habitacle à temps, on meurt noyé). Donc on peut emprunter le sentier sur la droite, ou la gauche, mais ça n’est pas de ça dont je voulais parler.

Ce dont je voulais parler c’est que, là par exemple, à 22:11, on est en automne, et il fait déjà nuit. Les lampadaires, un peu partout en ville, et même au-delà, sont allumés, et ils sont allumés également dans la petite rue juste en face de ma fenêtre. Ca permet aux gens qui s’aventurent dehors à cette heure de circuler sans se prendre les pieds dans le trottoir, ou d’éviter les autres passants, ou les véhicules stationnés, mais surtout, moi, ça me permet de voir si jamais quelqu’un se fait tuer. Je peux vraiment voir tous les détails dans cette petite rue juste en face de ma fenêtre, l’arme qu’utilise le meurtrier, la quantité de sang déversée sur le sol, dans quelle direction il s’enfuit, combien de temps après les secours arrivent pour sauver, ou non, la personne agressée. C’est franchement palpitant, mais ça n’est encore jamais arrivé.


J’ai lu toute la journée alors que ma mère me parlait (je ne l’écoutais pas). Tout à l’heure, elle m’a dit de me faire à manger si j’avais faim, et est partie en claquant la porte. Il reste un peu de pain dans la corbeille, que je fais griller et que je tartine de beurre. Il est sec et quand il sort du toaster, on dirait de la biscotte. Il laisse beaucoup de miettes sur la table, que je ne nettoie pas. Ma mère me fait toujours quelques remontrances pour me dire qu’il faut que je laisse la table propre après m’en être servie, mais je ne l’écoute pas, alors elle va se coucher pendant que moi, devant la télévision, j’attends que la soirée passe. Tard, au moment d’éteindre les dernières lumières dans la cuisine et le salon avant de monter à l’étage, je vois parfois apparaître sur la lame du couteau à pain, comme mal lavé après être passé sous l’eau, un fond rouge qui rappelle le sang.


A propos de Singe savant tabassé par deux clowns, de Georges-Olivier Châteaureynaud. (texte paru dans le Page des libraires).

Georges-Olivier Châteaureynaud, dans les onze nouvelles qui constituent son magnifique recueil Singe savant tabassé par deux clowns, en poche cette année aux très jolies éditions Zulma, creuse des sillons dans les habitudes pour bouleverser nos attentes. Entre autres : des déesses déchues, un voyage dans les limbes, une femme qui court sous la foudre. Il se concentre sur ces petites vies qui sont les nôtres, où le merveilleux fait défaut, où les regrets sont nombreux. Il tente des alternatives bancales, comme un physicien fou de la langue qui croit pouvoir changer les choses en inventant, grâce aux mots, des solutions difformes. C’est un livre qui dresse une galerie de portraits originaux, inattendus par leur évidence même. Il redonne la parole au tout un chacun et ouvre comme un mineur fou des voies d’or à travers le calcaire. Un peu de paradis dans chaque caniveau. Que ce livre ait en plus reçu le Goncourt de la nouvelle en 2005 lors de sa parution ne devrait que vous pousser à vous y plonger.


Deux jeunes garçons font exploser des pétards sur les toits des garages. A la suite de quoi, l’un d’eux se fait couper un bras. L’autre, paniqué, s’enfuit, laissant son compagnon agoniser sous les regards intrigués des habitants de l’immeuble, juste en face. Il appelle au secours, mais les habitants sont tellement heureux d’être vengés du bruit que ces enfants font chaque fin d’après-midi, qu’ils ouvrent les fenêtres et rient. Les pleurs de l’enfant se mêlent aux rires des habitants. Au bout de quelques minutes, complètement vidé de son sang, le garçon demeure, gisant, inanimé. Demain, les éboueurs passeront et broieront son corps. Sans peine, les parents accepteront le silence.


Et je vois s’imprimer sous tes joues la lueur vive d’une tempête silencieuse. Il reste sur mes vêtements l’odeur du tabac froid que j’entrepose dans les coins de mon appartement. A chacun de mes passages c’est mon ombre qui brasse les souvenirs, et voit, entre les immeubles et sous les pins, disparaître ta silhouette derrière un passant, un pont, de l’autre côté d’une rivière, dans une rue bondée que je n’ai plus l’habitude d’emprunter. La forêt hurle et j’attends que la pluie passe. Je suis loin je la regarde, à côté il y a une grande surface, mais il est tard et elle est vide. Sur le parking il n’y a plus de voitures. Aux étages on voit la lumière dans les petits bureaux. J’attends que tout s’éteigne et me fond sous les lampadaires.

« Longtemps, cherchant en vain à fuir dans son désespoir au fond d’un abîme d’ombre et d’oubli, il tint ses yeux clos et comprima de ses mains serrées l’affreux bondissement de son coeur. » — Julien Gracq, Au château d’Argol.


J’ai fermé la porte, il y avait encore un peu de musique. J’avais les pieds nus et je suis monté sur ma couette. Je me suis assis et j’ai lu. J’avais comme envie de mourir.

« […] je rêve d’une fosse étroite et profonde : nous nous y tenons embrassés, serrés comme par un étau, je cache mon visage contre toi, tu caches le tien contre moi, et personne ne nous voit plus. » — Franz Kafka, Le Château.

« Parfois, à de rares intervalles, une faible lueur palpitait froidement à l’horizon de mon ciel ; elle n’embellissait ni le monde, ni moi-même ; je continuais à me sentir plus détérioré que sauvé. » — Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien.


Petit à petit, ma chambre se vide. Aux livres, puis aux disques, ont succédé les lampes, les meubles, les bibliothèques. Il ne reste plus, trônant au milieu de la pièce comme une chaise électrique gigantesque, que mon lit blanc, les housses ôtées. A chaque parole que je prononce, comme à moi-même, à peine à voix haute, c’est un immense écho qui n’en finit plus de cogner les murs nus m’encerclant, qui m’assourdit, puis me plonge dans un long coma duquel je ne peux que ressortir blessé.

Dans tout ce vacarme, un papillon est venu risquer sa courte vie sur les hauteurs que je possède, détachant nettement son battement maladroit sur mes quatre infinies pentes lunaires. Il s’effritait à chaque sursaut, perdant un peu de sa poussière d’aile lorsque je l’effleurais de mes longs doigts brusques. Je l’ai finalement capturé, affiché au beau milieu du plus grand mur, puis dans un large mouvement d’épaule, écrasé de toute la force de ma paume. Il n’en reste plus qu’une tache noire en relief, sur le point où se pose mon regard chaque nuit avant de m’endormir.


La pluie m’apaise quand elle tombe comme elle tombe ce soir, derrière mes volets à demi clos. L’air est moite de la chaleur de l’après-midi, et l’humidité qui transpire par les fenêtres vient tamponner comme un gant d’eau froide notre front tout chaud encore de cette fièvre d’août. Le bruit que font les gouttes en s’éclatant sur la tôle me rappelle le tumulte au dehors, les secousses qu’agite le ciel quand nos regards s’éloignent, la pression de tout cet océan vertical prêt à nous engloutir, prêt à nous voir libre de mourir immobile, en apnée.

« Les pluies sont arrivées. Cela fait des jours et des jours qu’il pleut, il n’y a pas un souffle d’air et les raies brillantes forment des aiguilles de métal d’une finesse immuable, infligées avec haine pour augmenter le bourdon, l’aigreur, la haine, le cafard. » — Juan Carlos Onetti, Quand plus rien n’aura d’importance.


De plus en plus, la nuit, le soir, je m’allonge en chien de fusil sur la couette de mon lit, je regarde distraitement par la fenêtre, le reflet de l’obscurité qui me revient, les dernières secousses des voitures dérapant sur les graviers, le silence, et j’attends, et je m’endors.


Un de ces matins différents, chez mes grands-parents, un de ces matins scolaires, où le lever se faisait dans la douleur aux premières heures du jour. Réveillé par l’attention attendrissante de ma grand-mère, j’arpentais un peu maladroitement le couloir carrelé et froid pour me diriger vers la porte, au fond, découpée en son milieu, et d’où provenait une lueur orange apaisante ; pas jaune vive comme celle de mes matins habituels. Une fois passée cette porte, la scène s’arrangeait comme une routine et, alors que mon grand-père finissait de tremper ses craquelins dans son café, ma grand-mère déposait mes tartines tout juste grillées à ma place, après les avoir beurrées et parsemées de chocolat (des carreaux de Poulain qu’elle avait pris l’habitude pour nous, ses petits enfants, d’effriter minutieusement avec un couteau).

Je regardais, tout en mangeant, les dessins-animés qui passaient sur l’énorme poste gris du salon, et oubliais le froid au dehors, de ces matins différents d’hiver, et oubliais la pression dérisoire mais pesante de l’école primaire, toute faite de lettres calligraphiées et d’opérations mathématiques basiques. J’oubliais le cycle infernal de la semaine, emmitouflé dans l’apaisante chaleur d’un foyer bienveillant. Parfois, ma curiosité enfantine et ma frénésie exploratrice me déposaient devant des programmes pour adultes, auxquels je ne saisissais rien, mais qui me laissent aujourd’hui, ces visages demeurant toujours présents aux mêmes heures de la journée, la mélancolie de certaines habitudes télévisuelles, car elles me rapprochent, non pas de leur contenu à proprement parler, mais de ce qu’elles exprimaient pour moi tout un réconfort (disparu) autour.

Le reste est plus flou. Toujours plongé dans la pénombre de ma chambre, tout juste éclairée par ma lampe de chevet sur laquelle était déposé un tissu sombre permettant d’atténuer l’éclat de l’ampoule, je m’habillais consciencieusement, puis allais me préparer dans la salle de bain, tout en observant avec attention mon grand-père finir de se raser au-dessus du lavabo d’à côté. On descendait tous les deux à la cave, puis nous installions dans cette longue 406 grise que ma grand-mère conduit toujours, et sur une vingtaine de kilomètres défilaient les paysages plats, marrons, jaunes, de la campagne bretonne au milieu de la neige, les champs encrassés par la pluie et la terre. Tout cela se passait, de ce que je me souviens, dans le plus grand silence, imposé par la radio, une radio locale, diffusant quelques titres instrumentaux, à l’accordéon notamment, des musettes. Finalement le trajet aboutissait devant le portail de l’école. Je laissais là mon grand-père, les cheveux gris, jusqu’à la semaine prochaine.


Je ne mange pas ce morceau de pain comme celui de Ponge, merveilleux parce qu’il renferme l’univers, ni comme celui du Christ, dans le partage, l’honnêteté, et la conscience magnifique de soi, non, je mange ce morceau de pain comme un cannibale qui déchirerait une chair de peu, comme un fou qui ne sait plus où appuyer ses dents, je déchirerais ce pain comme la dernière chose qui passerait entre mes mains et j’aurais envie de tout lui donner puis de ne plus rien laisser.


La nuit tombait, mais la fontaine, dehors, juste en face de moi, fonctionnait toujours. J’étais pieds nus, j’avais oublié mes chaussures dehors, devant le banc en bois sur lequel j’avais lu toute une partie de l’après-midi. J’étais les pieds nus et en sortant sur la terrasse, ils étaient froids sur le bois grisé par la pluie. Je me suis arrêté, voyant au fond du jardin, sur le talus délimitant notre propriété, le chat, notre imposant chat noir, regarder de l’autre côté d’un sentier qui contourne les propriétés alentour, regarder ce que moi, posté là sur la terrasse, je ne voyais pas. Je l’ai observé quelques minutes sans qu’il ne semble détecter ma présence. Je ne voulais surtout pas qu’il me voie, mais je l’observais comme j’aurais aimé que m’observe quelqu’un d’attentionné, une jeune femme en fait, dans le salon, alors que je m’apprêtais à éteindre la fontaine. C’est une manie des personnes seules que de se mettre en scène dans la routine quotidienne. J’étais là, debout, les pieds nus et froids sur cette immense terrasse en bois à ne rien faire d’autre qu’observer un chat qui ne me voyait pas. Je voulais m’allonger dans l’herbe fraîche et disparaître. Je voulais être englouti dans le sol et que tout se referme sur moi comme la surface de l’eau fait disparaître les traces des coups de couteau sur elle. Je voulais fermer les yeux et attendre que la vie passe. Je me suis finalement ressaisi, me suis décidé à éteindre la fontaine, et l’eau qui sortait juste avant par le haut s’est stoppé, tout s’est arrêté, et l’absence de bruit a fait se retourner la tête du chat, qui, me voyant, s’est précipité à ma rencontre, s’est frotté au bas de mes jambes, mais je sentais bien dans la maigre affection qu’il témoignait à mon égard que ce n’était pas moi qu’il cherchait. Je suis rentré, ai laissé la baie-vitrée ouverte encore quelques instants, mais comme il faisait trop frais, et que le chat ne se décidait pas à m’accompagner, je l’ai refermée, et me suis allongé sur le parquet, espérant que tout se referme, m’engloutisse, et ne laisse de moi que la trace d’un noeud au milieu du bois.


Deux petites filles du quartier se sont assises sur la poutre qui délimite mon jardin. Je les observe à travers une grille de bois située à l’extrême limite de ma terrasse, qui est censée nous protéger des regards indiscrets des passants. Je vois ces deux petites filles en quadrillé, qui dissertent, qui sont pleines de vie, et sont là comme deux hommes en fin de vie, les genoux repliés sous le menton. Cette barrière envahie par les fleurs m’empêche de saisir complètement les gestes et les mimiques de cette insouciante jeunesse qui tente tant bien que mal de copier les codes de la communication adulte, sans savoir que c’est dans leur turbulence et leur maladresse que réside la force de leur jeune âge. Dans le même temps, je lis Le protocole compassionnel de Guibert, livre qu’il a écrit l’année de sa mort, en 1991, qui est la suite d’A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, et qui n’est que la retranscription d’une longue descente physique aux enfers de la maladie. Les deux petites filles s’échappent en courant de la poutre sur laquelle elles étaient assises, pour partir rire et crier dans les parterres de la maison d’en face. Hervé Guibert, dans quelques pages, à 35 ans, lui, mourra.


Finalement, j’ai essayé de prolonger mon inactivité en faisant diverses gymnastiques avec ma bouche, en sortant des sons qui s’approchaient plus d’un balbutiement d’illuminé que d’une réelle volonté de vouloir me faire comprendre ; de toute façon, il n’y avait personne dans la maison, et pour longtemps encore. Je n’avais que moi à qui m’adresser, mais j’étais un très mauvais interlocuteur. Je me tirais dans les jambes, me donnais des coups dans la mâchoire, m’entretenais dans de longues prises au corps desquelles je ressortais essoufflé et amoindri. J’avais tant d’ennui et de solitude en moi qu’il ne demeurait plus que mon reflet pour me cracher dessus. J’étais vaincu, c’était évident. J’ai, peut-être, je ne sais pas, admis qu’enfin il était l’heure de sortir.


J’étais encore allongé sur mon lit, comme avant-hier, et observais au dehors, l’oeil droit clôt, cette belle fin d’après-midi nuageuse, et le soleil parfois m’éblouissait. J’avais posé mon livre, ouvert, à côté de moi, et quelques vêtements traînaient sur ma couette. J’ai entendu la porte claquer ; à cause d’un courant d’air, probablement. Dehors, tout défilait lentement, si lentement, et pourtant si vite que la nuit déjà est arrivée, et je n’ai plus rien vu sinon le noir. Les explosions colorées du feu d’artifice parfois, elles aussi, m’éblouissaient. Je me suis endormi.


10 livres à emporter

Dix livres, pour finir l’été comme il a commencé, maussade, un peu triste, attendu, avec de brèves éclaircies, de fortes chaleurs, beaucoup de pluie. Dix livres pleins d’un unique mouvement inutile, dix livres et quelques personnages, qui n’en finissent plus de s’observer, dix livres comme dix haltes. Dix livres et puis ça sera tout.

1. Marcovaldo, Italo Calvino, 1963.

La vie d’un manoeuvre sans perspectives, qui, n’ayant pas la chance de pouvoir quitter la ville, se fait manger par elle, et, plein de son ennui, transforme les rues en lierre, fait pousser au travers des immeubles une jungle luxuriante ; dès lors, de manoeuvre, il devient poète.

2. Les Grandes blondes, Jean Echenoz, 1995.

Une ancienne chanteuse des années 80, Gloire, qui n’en finit plus d’être poursuivie autour du monde par un producteur obsédé et ses détectives maladroits (l’un chutant d’une page à l’autre dans un récif, les autres toujours en retard d’au moins deux pays, et moqués car ridicules). On tente d’achever tout ça en haut d’un phare, et puis finalement on se met en couple.

3. L’Île atlantique, Tony Duvert, 1979.

Des enfants livrés à eux-mêmes au beau milieu d’une île, et qui s’amusent, soutenus malgré eux par des parents aussi idiots qu’aveugles, à devenir démons.

4. La Presqu’île, Julien Gracq, 1970.

Trois nouvelles mais on retient surtout la deuxième, qui donne son nom au recueil, et qui voit Simon arpenter les routes de sa presqu’île en attendant le train — qui décidément n’en finit pas — bousculant les rivages contre sa géographie intime : « le monde comme quelqu’un derrière la fenêtre qui vous tourne le dos ».

5. Comment va la douleur ?, Pascal Garnier, 2006.

On descend du dos de Simenon et on va faire un tour dans la proche tragédie noire des personnages de Garnier, qui ne savent plus comment être méchants pour cacher à quel point ils sont seuls. On part dans un bungalow, on tombe sur des personnages qui sont vous, moi, vos voisins dans des pavillons similaires, et qui vous touchent parce qu’ils sont sincères.

6. Monsieur Paul, Henri Calet, 1953.

Un petit homme qui mène sa vie et qui commence à parler.

7. Une Histoire de bleu, Jean-Michel Maulpoix, 1992.

La mer et juste un peu plus loin les yeux d’une femme, des petits détails céruléens, des ruptures, beaucoup d’amour, comment avec presque rien tout ça finit, qu’il faut déjà construire bien autre chose. Quelques cris, l’effondrement des vagues ; le bleu, encore.

8. La Modification, Michel Butor, 1957.

Le narrateur pourrait presque être celle que Simon attend chez Gracq, dans son long mouvement ferroviaire, ses déambulations intimes, et comment cette femme, et aussi, d’un pays à l’autre, sur quoi déjà me concentrer, peut-être sur vous.

9. Romanesques, Jacques Chardonne, 1937.

Un homme regarde un couple s’aimer, devenir jaloux, puis se déchirer, et Octave pousse Armande dans les bras d’un autre, elle qui ne rêvait que de la campagne. « C’est vrai, on n’aime qu’une fois. Il y a un sentiment qui épuise à jamais, qui brûle tout. »

10. L’Education sentimentale, Gustave Flaubert, 1869.

Il n’y a pas de mois pour observer Frédéric Moreau aimer Marie Arnoux.


Au premier abord j’avais pas senti à quel point il faisait chaud dans cette chambre qui n’était plus vraiment la mienne. Le temps avait subitement changé, devenant beaucoup plus lourd, beaucoup plus pesant, une épaisse couverture dont on aimerait se débarasser pour dormir plus tranquillement. Au premier abord j’avais pas senti à quel point il n’y avait plus personne dans cette grande maison qui n’était plus vraiment la mienne, ni au premier, ni au deuxième étage. Au premier abord j’avais pas senti tout ça, j’avais les yeux fermés dans cette chambre qui n’était plus vraiment la mienne et j’ai pris une grande inspiration.

Bon, je me suis allongé, j’ai fixé le plafond, longtemps, je me suis demandé qui allait pouvoir surgir par la porte et bien évidemment personne. Je me suis roulé sur le côté, j’avais mal au dos, j’ai ramené mes genoux vers mon ventre, il faisait encore chaud, et je me suis endormi.


Je me tiens debout face à la baie-vitrée, et il se met à pleuvoir. Le ciel était déjà gris depuis plusieurs heures, depuis ce matin pour être exact, et hier déjà il pleuvait. On est en plein été, les fenêtres sont ouvertes, bien qu’il ne fasse pas si chaud, et il se met à pleuvoir, sur la terrasse, modifiant la couleur du bois. Il se met à pleuvoir et je ne vois plus les arbustes au fond que par transparence, à travers toutes ces minuscules gouttes qui n’en finissent pas de tomber devant mes yeux. Il se met à pleuvoir et ça fait déborder la fontaine qui coulait déjà, fontaine qui coule maintenant sous l’eau qui coule par-dessus elle, et ça fait déborder le pot rempli de nénuphars, dans lequel les oiseaux s’abreuvent parfois, s’abreuvent tant même parfois que, par surprise, je les noie.

Il pleut encore décidément ça n’en finit pas, ça durera peut-être toute la journée, et jusqu’à demain, pendant une semaine, des mois, jusqu’à ce que je me décide à mourir, il pleuvra tant et tant que ça recouvrira toute la terrasse et on ne verra même plus le bois ni les maisons ni le sommet des plus hauts arbres mais avant que j’ai pu finir ma liste pour engloutir le monde entier déjà la pluie s’arrête ; j’ouvre la baie et pose un pied dehors.


On était là, sur la plage, moi, un autre homme, et notre grand-mère, on était assis face à la mer, assis tous les trois comme alignés, notre grand-mère légèrement reculée, en arrière, mais moi et l’ autre homme sur la même ligne, juste séparés par notre grand-mère, qu’on ne voyait pas, ou alors en pivotant la tête, moi vers la droite, et l’autre homme vers la gauche. L’autre homme revenait de s’être baigné, dans la mer, qui montait, puisqu’il était aux alentours de vingt heure, tout ce que j’écris s’étant passé en seulement quarante-cinq minutes, ce qui est très peu, et c’est très léger, trois personnes assises sur une plage pendant quarante-cinq minutes, c’est vraiment pas grand chose. L’autre homme était trempé, donc, il avait les cheveux qui goutaient périodiquement, les jambes nues, et une serviette sur les épaules, il ne disait rien, il ne faisait rien, il séchait juste lentement (il ne faisait pas très chaud), et regardait la mer, en face, qui montait, lentement elle aussi. Tout était lent sur cette plage, moi je lisais un livre d’entretiens et j’ai entendu la voix d’une jeune fille derrière moi je me suis retourné il y avait une jeune fille qui descendait avec un petit garçon en baskets noires et la jeune fille était en short et j’espérais que ça soit la même jeune fille que le soir d’avant à vingt heure aussi elle s’était baignée et je l’avais trouvée belle et j’avais rigolé mais je n’étais pas allé la voir ; et alors là elle faisait le trajet inverse elle descendait de là où je l’avais vue monter la veille, mais elle descendait rapidement avec ce petit garçon, beaucoup plus rapidement que la mer ne montait et déjà il y avait moi l’autre homme et ma grand-mère et alors je me suis mis à tourner la tête vers la droite de façon répétée puis à rester dans cette position délicate pour regarder la jeune fille qui marchait vers le bout de la plage, qui marchait de dos avec ce petit garçon, et aussi la jeune fille était en short je trouvais ça beau ces deux longues jambes. Le vent ramenait mes cheveux sur mon front, et ma grand-mère me voyait appuyer mon regard vers la droite, et elle regardait elle aussi et peut-être elle se doutait, je n’en sais rien, peut-être elle a vu elle aussi cette jeune fille et elle s’est dit qu’elle avait attirée mon regard et mon attention, peut-être qu’elle a vu autre chose, peut-être aussi enfin qu’elle n’a rien vu et qu’elle ne faisait qu’accompagner mes yeux dans le vide de notre droite. Périodiquement je tournais mon regard vers la droite et je restais à fixer cette silhouette qui devenait de plus en plus petite en espérant, je ne sais pas, peut-être qu’elle ferait demi-tour, mais je n’en suis pas bien certain, et toujours l’autre homme et notre grand-mère qui eux fixaient la mer et au bout d’un moment le temps s’est passé come ça la jeune fille a fini par disparaître mais très lentement vraiment, juste au bout d’un moment je n’ai plus pu la distinguer elle s’est confondue avec les autres personnes présentes sur la plage et je me suis dit ça tient à bien peu de choses, j’ai balayé la plage et la mer en ramenant mon regard de la droite vers le centre où ma grand-mère était les pieds dans l’eau vers la gauche où il n’y avait personne puis je suis revenu au centre où il n’y avait plus que l’eau, que l’océan, ma grand-mère, plus rien — les vagues.


J’ai cette peine à marcher dans les rues de villes que je ne connais que trop. Cette même peine en passant la clef dans ma porte pour déboucher sur des chambres vides. Cette même peine encore toujours celle-là qui s’accroche et jamais ne veut couler, cette même peine dure et abjecte, cette peine crasse, cette peine, encore, bizarre, majeure, cette peine de n’être pas à ma place jamais là où je demeure, une peine si grande, si là, totale, une peine comme je trébuche en voulant poser mon pied sur les trottoirs, à boire mes bières seul dans la chaleur d’un été déclinant, à attendre que les voitures passent, à attendre que les autres, que les autres, à les attendre dans ma peine, à faire dépendre ma peine des autres qui n’en ont que faire, encore, de ma peine, trop grande, en boucle, remplie des mêmes adjectifs, remplie de la même honte d’être triste quand tout autour danse et rigole et quand tout autour jamais ne s’arrête, jamais ne s’arrête et encore moins ma peine, infinie, solide, bouleversante.


Cette troisième ou quatrième phrase de Josipovici qui m’emprisonne à chaque instant : « Et une voix dit : Tout passe. Le bien et le mal. La joie et la peine. Tout passe. » Il n’y a rien de plus pour moi désormais que cela. Tout passe. Comme un immense train de marchandise immobilisé sur la voie, je porte mes wagons lourds d’une tristesse qui n’arrive jamais à terme. « La joie et la peine ». Toujours se dissimuler dans les décombres d’une vie rêvée et face à laquelle on ne peut opposer que l’amertume, la mélancolie, la haine de l’autre. Tel que tout cela meurt et qu’en quelques jours seulement mon attente se transforme en ressentiment.


Depuis elle, c’est toute une journée de pluie qui est tombée. Toute une journée de pluie et de doutes et moi avec. Moi avec qui vois les sapins derrière les maisons de l’autre côté de la rue, verts de l’été mais déjà figés par le froid. Il reste une mince pellicule d’eau sur le bas de mes vitres, de la condensation qui, lorsque je les aurai ouvertes grandes pour tomber au-dehors, viendra rafraichir ma nuque et tremper mes poignets. Je glisserai dans l’eau et partirai m’effondrer dans une maigre flaque, enfouissant ma tête tant que je peux, faisant des bulles de mon silence et m’étouffant avec gaieté sous les regards curieux des enfants.


La maladie me fait imaginer des goules majeures laissant trainer leurs membres malades sur mes draps, caressant avec une morbide avidité les plis de mon corps qui se dessine simplement. Elles laissent passer à travers les fibres du coton les rayures de leurs ongles, la rigidité de leur peau, qui me blesse et me console. Peut-être est-ce la mère protectrice qui prend des formes aventureuses pour se dissimuler derrière ma douleur, peut-être est-ce l’absence d’attention qui se déploie sur mon visage et me lacère. Car chaque cri est un rire et dans les crises de ma douleur c’est tout un barrage qui cède, qui filtre, qui meurt.


Lorsqu’on se tient debout en haut de la rue qui surplombe le marais, on peut apercevoir, sur les rives, des hommes et des femmes, parfois avec leurs enfants, là pour pique-niquer en faisant abstraction de la vase immonde qui les jouxte. Ils se tiennent là, heureux, béats, et jettent du pain rassis aux canards morts flottant nonchalamment à la surface des eaux. Parfois, pour le plaisir de l’expérience, ils jettent aussi leurs propres enfants, et les regardent couler, leurs maigres bras se débattant dans le miasme vert qui les engouffre. Ils sont nombreux à rire de ce spectacle là (et on les comprend !) Ils en parlent à leurs amis, le soir venu, lorsqu’ils se retrouvent seuls devant un aimable repas.

Puis, une fois la vaisselle faite, ils restent aux seuils des chambres de leurs enfants morts, à l’étage, et contemplent d’un oeil vif et tendre tous ces lits défaits et creux. Il arrive que des pêcheurs, de passage au marais pour capturer quelques mouches, trouvent au fond de l’eau de ces enfants morts. Ils les récupèrent, les bourrent de coton, puis les exposent dans leurs cahutes gonflées par l’air. Ainsi, lorsque l’ennui les prend, ils s’amusent à leur tirer dedans pour voir se fendre de trous leur maigre peau encore saine des horreurs que peuvent pondre entre leurs grains de beauté les mouches immondes d’un futur crasse.

Les pêcheurs laissent les cadavres là, sur les bords des falaises. Ces corps laissés à la terre se font lentement picorer par les goëlands, puis les quelques vêtements restants partent à flotter dans l’air marin pour finalement atterrir comme essorés sur les lourdes faux aqueuses de l’océan atlantique, là où l’écume lave ses draps comme une mère consciencieuse.


Ca me lasse prodigieusement de continuer à dater ce que j’écris. A quoi bon ? Revenir, dans quelques années, et me dire, à cette date précise « tiens, oui, j’ai écrit cela, ça correspond bien à ce qui m’est arrivé pendant cette période », mais qu’est-ce qui restera du souvenir, qu’est-ce que je pourrai encore dire de mes émotions passées, sinon cet immense rien qui m’achemine lentement vers la mort. Il y a des temps, beaucoup trop de temps, d’ailleurs, dans ces temps, parfois, des mots sont dits ; mais une phrase peut être une vie, et des centaines de paragraphes, une seule seconde de ressenti. La douleur peut s’être échelonnée sur des mois, m’enserrer encore, aurai-je le désir de la faire durer autant par la suite ; aurai-je envie de compter mon passé. Ai-je envie de dater ce qui reste de moi.

Semaine 6

8/02/13

Elle s’est mise à faire la vaisselle alors je me suis installé dans le canapé. Elle m’a dit “ne laisse pas le feu mourir !” Il y avait beaucoup d’agitation autour de moi, pourtant je me suis borné à fixer le feu pour ne pas qu’il meure. On ne peut pas vraiment me faire confiance, j’étais complètement ailleurs, et puis finalement le feu est mort. J’étais complètement démoralisé, et frigorifié. Je préfère changer de sujet, vraiment ça me bouleverse, ce laxisme, cet effroi.

C’était au bord d’une route, oh, juste à côté, quelques kilomètres à peine. Je ne vais pas vous dire où, je veux que ça reste une fiction. Je mangeais une glace, je ne vous donne pas le parfum, je veux que ça reste une fiction, et puis en fait cette histoire commence super mal moi elle me fait déjà chier voilà je la sabote comme un con. Non alors j’ai une autre super histoire mais elle ne parle pas de glace ni de route c’est vraiment complètement une autre histoire avec des personnages incroyables bon alors je commence :

François Serat est un comptable qui s’est mis en tête de nager jusqu’à l’aube sans trop savoir où aller. Il a commis l’erreur de partir de la côte et puis finalement après à peine quelques minutes de nage il est arrivé sur une plage. Là il y avait de superbes jeunes femmes en maillot de bain, alors il a décidé de remettre la seconde tentative de son projet à plus tard. Il s’avère qu’une des jeunes femmes avait les seins à l’air, sur cette plage. Ca a terriblement excité François, qui n’a pas pu s’empêcher d’aller les lui toucher, ces seins. Evidemment, la jeune femme, qui s’appelle Eugénie, n’a rien retrouvé à dire à ce palpage maladroit d’un homme en costume, et trempé. Ce n’est pourtant pas une fille facile.

J’arrête ici je voulais juste évoquer une femme les seins à l’air et maintenant que c’est fait j’éprouve beaucoup moins d’intérêt pour mon histoire. C’était peut-être une erreur de l’intégrer aussi tôt dans mon récit. J’aurais dû la jouer roman policier pour qu’elle puisse montrer ses seins en guise de chute, quelque chose du genre : « et alors que le météore ardent qui s’abattait sur la Terre commençait à désintégrer les vêtements des quidam, on vit apparaître, sous le chemisier carbonisé d’Eugénie, deux énormes seins cramoisis. »

6/02/13

Elle est marrante la question que pose François Bon, car moi c’est ma mort même que je décompte en annotant ici des fictions mortes. La finalité de mon projet est mon propre décès. Et ça ne me fait pas peur. Ensuite, tout restera, comme un bref silence post-apocalyptique, en suspens. Peut-être alors un proche découvrira cette vie qui s’est tracée entre mes jours, ou bien le monde aura déjà basculé dans un autre temps, et moi avec lui. Les cimetières ne seront plus qu’une infime poussière de souvenir dans l’oeil incandescent de cet immense brasier salvateur. Je n’aurai qu’à léguer l’absence qui est celle de tout un chacun. Et qu’elle soit numérique, ou non, elle demeurera pesante.

5/02/13

C’est seulement en arrivant au bout de la digue que j’ai aperçu au loin un voilier en train de couler. J’avais lu le matin-même, dans le journal, qu’un plaisancier avait comme projet de s’évanouir dans l’horizon. C’est peut-être ça, couler : disparaître. Ca peut arriver dans les champs, mais évidemment pas sur un voilier. Il m’arrive de voir s’échapper au loin des femmes que j’ai aimées. C’est aussi ce qu’on appelle la mélancolie. Si vous voulez vraiment mon avis, trop de gens s’évanouissent dans le paysage. En s’allongeant les uns sur les autres, ils font d’immenses tas de tristesse qu’il est impossible de supprimer. Et tout le monde tient sa tristesse par le bout d’une immense corde sur le point de céder. Un jour elle craque, et c’est la mort pour nous aussi.

Cet homme dans son voilier qui coule, il me rappelle les grands explorateurs. Il part avec son voilier dans les profondeurs et dans les abysses. Il n’a pas peur des poulpes ni des anguilles. Son exploit reste égoïste, mais enfin vive les égoïstes car ils ont le courage de leurs émotions ! Une fois j’ai eu l’envie de m’enfouir comme ça, aussi. Et puis j’avais une femme, deux enfants, vous comprenez, je ne pouvais pas tout quitter. Il s’est avéré que ma femme n’a pas eu autant de remords, et qu’elle est partie avec un musicien un peu raté qui paye son loyer en vendant des glaces sur la digue d’Arcachon. A chacun ses héros. Mes filles sont mortes, je ne sais plus dans quelle circonstance, ni même s’il ne s’agit pas d’un raccourci narratif pour éviter d’avoir à en parler, car je déteste les enfants. N’allez pas croire que j’erre sans but, oh non ! Seulement, je cherche encore une belle façon de mourir.

Semaine 3

19/01/13

J’interromps mon récit concernant l’aire de repos pour vous faire part d’une déception, oui, une immense déception. J’avais allumé deux belles lampes, deux lampes aux abat-jours beiges, qui diffusaient un halo de courte portée, agréable, confortable, et apaisant pour les yeux. Malheureusement, j’ai décidé de poursuivre ma lecture de L’Emploi du temps, de Michel Butor. Malheureusement, non pas parce que le livre est mauvais, ou le moment inapproprié, mais parce que cette lecture m’oblige à allumer l’autre lampe, plus forte, presque désagréable, et blanche ! blanche comme la lune. Je suis resté dans cette posture, avec ces trois lampes allumées, pendant presque deux heures. Je ne voyais que les lampes agréables, et alors ma lecture me paraissait finement tissée, cajolante.

Et puis elle est montée, trop vite, sans prendre le temps d’examiner mon confort personnel, elle a éteint ces deux petites lampes, me laissant seul sous les néons odieux surgissant derrière moi, et puis elle est partie fermer les volets. Ca m’a déçu. J’ai fermé mon livre, coupant ma lecture en plein milieu d’une phrase, puis suis parti faire autre chose. Ecrire ce que vous lisez là, en fait. Voilà, dans ma tête, c’est plus clair. Je vais pouvoir reprendre la route.

17/01/13

Il est arrivé un instant où j’étais sur l’autoroute, au volant d’une voiture quelconque, un modèle d’entrée de gamme Peugeot je crois, et je me dirigeais tout droit, comme on le fait habituellement sur l’autoroute, en direction de je ne sais où, car il n’y avait aucun panneau indicatif. L’autoradio grésillait, et je suppose qu’il grésillait depuis le début, car je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu à aucun moment la voix d’un homme, ou d’une femme, chanter, parler, ou vendre un produit. Je me suis demandé depuis combien de temps je pouvais bien écouter le grésillement insupportable de cet autoradio, car ce n’est pas dans mes habitudes de faire ce genre de chose. Je pourrais même affirmer sans prendre trop de risques que ce n’est pas dans les habitudes de beaucoup de gens.

Il n’y a personne sur le siège passager, ni derrière. Je suis seul. Je ne sais pas si je suis seul depuis le début du trajet, il est possible que j’ai pris quelqu’un en autostop. Finalement, j’en doute, il n’aurait pas supporté le grésillement, m’aurait demandé d’éteindre l’autoradio, ce que j’aurais fait aussitôt. Je suis seul et je me dirige quelque part à 130km/h. Il y a de fortes chances pour que j’arrive trop tôt, ou que, sur un coup de tête, je décide de faire une embardée, ce qui provoquera, à la suite de diverses étapes techniques et mécaniques, un tonneau, et finalement il pourrait arriver que je meure. Tout ça va beaucoup trop vite. On m’indique une aire de repos dans deux kilomètres. Je saisis l’occasion, et, après avoir décéléré sur plusieurs mètres, m’arrête.

Semaine 1

5/01/13

A chaque étape un peu plus de terre sur le visage. Lorsque j’ai décidé d’enterrer cette jeune femme, encore vivante, dans un trou de mon jardin, je savais pertinemment qu’elle se débattrait, qu’elle me regarderait, en silence, de ces deux yeux beiges qui frappent les os, oui je le savais bien mais je l’ai fait quand même. Je jetais de grandes pelletées de terre sur son visage et je n’y prenais aucun plaisir vraiment j’aurais préféré être ailleurs et faire autre chose. Je n’ai pas d’exemples en tête et d’ailleurs je me lasse d’écrire toujours sur ce même sujet. Vous aurez rapidement compris qu’il s’agit de la même personne que je mets dans des positions très différentes mais que je m’exerce à tuer dans tous les cas.

On devinera sans difficultés qu’il s’agit d’une rupture, et l’abondance de ce thème dans ces relevés prouve à quel point j’ai du mal à m’en remettre. Est-ce qu’expliquer tout ça me permettra de passer à autre chose, je n’en ai vraiment aucune idée, mais je préférais être honnête avec vous, que vous ne croyiez pas que je tournais en rond inconsciemment. Je sais très bien ce qui se passe. Ca n’excuse rien, vous avez raison. Ca n’excuse rien. Bon. Je me trouve un peu désemparé, du coup. Alors oui évidemment il y a quelqu’un d’autre et ça me procure de la joie mais qu’est-ce que la joie m’emmerde je ne trouve rien à écrire dessus. J’aimerais perdre chaque jour plus encore car on n’en finit pas de perdre et c’est une ressource incroyable pour se plaindre et j’adore ça me plaindre c’est une occupation exaltante vraiment c’est vraiment exaltant ça me donne beaucoup de plaisir de perdre autant.

Je pense un jour conclure mes relevés par un très court paragraphe disant “Tout est perdu, ainsi s’achève ma vie.”, et sans doute serais-je sur le point de mourir. Ca sera très beau, ça pourrait faire une oeuvre dramatique sans précédents. C’est un univers fou tout de même que je construis, sans me vanter évidemment, un univers fou. Dommage qu’il n’implose ou qu’il ne se fasse pas engloutir dans un trou noir. En plus d’être dramatique, ça serait impressionant. Un gros trou noir, voilà qui est fort, voilà une image qu’elle est belle. Un gros trou noir de perte, ça ça aurait de la gueule.

2/01/13

J’avais tout caché, j’avais tout brûlé, je vous promets, je ne mens pas, j’ai arrêté, j’ai arrêté de mentir quand j’ai vu les villes tomber, et tout autour la grande roue du cirque sortir de sa rotation infinie je vous assure j’ai arrêté tout ça j’ai dit la mort à travers ses yeux je l’ai vue tomber elle dans sa chemise de nuit je l’ai vue chuter du haut de son minuscule lit bloqué contre le plafond je l’ai vue et j’ai compris qu’à ce moment-là je tuais l’amour tout l’amour celui qui pleut dans d’immenses torrents boueux les nuits de doute ce même amour qui enserre la gorge la première fois et enlace de ses bras doux la hantise future des jours de perte j’avais chassé, j’avais chassé les hommes et les femmes j’avais chassé la douleur et le bruit dans des terriers sombres et profonds d’où ne sortent que des morts et j’étais persuadé que plus jamais rien n’en sortirait j’ai tout fait pour j’ai tout brûlé vraiment je ne mens pas j’ai brûlé tout l’amour et plus jamais je ne referai ça plus jamais là encore je ne mens pas je n’ai plus de raisons pour j’ai bien vu oui j’ai bien vu que les morts finalement ressortaient du terrier que rien jamais ne pourrait les tuer je sais bien que maintenant plus rien n’avance et que ma vie se construit sur des aiguilles à reculons et qu’elles finiront par se bloquer et se suspendre dans le vide

comme le pendu que je suis.

1/01/13

Un énorme dirigeable s’est effondré sur les toits de Paris. Je le voyais tomber depuis ma fenêtre, dans le grenier. Juste à côté de cette fenêtre, posée sur le sol, il y avait une maison de poupées, dévastée. Il restait bien quelques meubles épars dans la salle de bain, le salon, ou la chambre d’enfants, mais la baignoire était suspendue au plafond de la cuisine, et les fauteuils de style Louis XIV tronaient magnifiquement sur la terrasse, déjà complètement mouillés par la pluie qui passait épisodiquement par cette fenêtre d’où j’ai vu tomber le dirigeable. Je ne sais plus depuis quand cette maison de poupées est dans cet état, mais je crois que la mort d’un proche parent à moi y est pour quelque chose. On a tout laissé en état. Depuis des dizaines d’années. Les bibelots s’encrassent non de poussière, mais d’une couche de remords et de sueur qui n’est pas sans rappeler celle qui perle dans la nuque lors d’une rupture amoureuse.

On a oublié d’enterrer les objets. Et pour cela encore une fois ils encombreront nos bras lourds de toute l’eau de tous les océans. Et ce dirigeable en feu qui terrasse les vagues. Ces mêmes vagues qui ne feront qu’envelopper ce drap gigantesque d’un linceul aqueux, puis ce dirigeable vide il n’était que le fou tombant à la renverse dans les eaux de la Garonne, trop heureux déjà de pouvoir contempler en silence les nuages qui basculent.