2012
Semaine 52
28/12/12
Comme rengaine pseudo-romantique et systématique, j’aime dire aux filles avec lesquelles j’espère entamer une relation amoureuse, qu’elles redéfinissent mes rapports géographiques. Et c’est réellement le cas. Aussi bien au temps présent que dans mes souvenirs, aimer quelqu’un veut dire tout reconditionner en fonction de cette personne. Si bien que le même lieu, en fonction de la personne avec laquelle je me trouve sur le plan sentimental, peut passer de chéri à détestable. C’est une façon de vivre les espaces qui est assez éprouvante. On ne se sent bien réellement nulle part.
Je dis ça parce que c’est le même sentiment que provoque chez moi la lecture de La Presqu’île, de Julien Gracq. Simon revoit toutes ces plages et ces hautes herbes aux allures mouvantes d’Irmgard. Car elle est belle cette géographie amoureuse, florissante, aussi luxuriante qu’une jungle tropicale. Où les sentiments se perdent même sur des étendues vides. Où les trajets, depuis La Modification de Butor jusqu’à Mon grand appartement d’Oster devinent les soubresauts d’une aventure qui se frappe du vide, et qui est avant tout l’histoire d’amour dans l’attente et l’absence. Cette perte par avance qui enfonce les certitudes sous les dunes fraiches d’une plage aux premières heures d’automne. Soufflée d’une brise ténue et sèche comme un roseau trop long.
« Il regarda autour de lui et ne vit plus un moment qu’une planète éteinte, où toute promesse était condamnée : les roseaux jaunes, les fossés, la route vide, le ciel qui commençait à se recouvrir. »
Semaine 51
23/12/12
J’étais persuadé de m’en être sorti. C’est incroyable ce qu’on peut se leurrer. Pour passer à autre chose, j’ai vu une jeune femme brune dans la rue. Elle me plaisait bien. Elle avait de longs cheveux raides. Elle avait un air détaché sur mes questions et sur mes doutes. Elle n’a pas très bien compris mes attentes. Je lui ai proposé une viennoiserie, qu’elle a décliné aussi sec. Je me suis retrouvé avec deux croissants à manger alors que je n’avais pas vraiment faim, c’était très désagréable. Je me sentais balonné. Elle me regardait, assise à ma gauche sur ce banc dans l’abri-bus. Elle ne savait pas trop quoi dire, je le sais bien. Moi non-plus je ne savais pas quoi dire. Des politesses. Je voulais lui en dire bien plus. Mais après avoir mangé deux croissants, je ne me sentais pas vraiment de taille. Le bus est arrivé. Elle l’a pris. Elle m’a surement oublié.
Mais je ne perds pas espoir. On se recroisera peut-être quelque part.
Ca vous surprend tous ces cadavres qui trainent sur les trottoirs, rampant dans les douves et s’agrippant aux herbes sèches. Aux abords des boutiques, sur les parvis des églises, là dans les bouches du métro, tous ensemble entassés et mangeant sa propre chair. Ca vous surprend vraiment. Quand j’ai vu cette jeune femme partir dans son bus et me laissant là tout seul sur un banc vert et étroit, ça m’a paru être une évidence.
22/12/12
Je ne savais plus trop quoi faire alors j’ai regardé pour la deuxième fois deux films que je déteste. Mon père m’a dit qu’il avait quelque chose pour moi, une sorte de tartiflette dans une boite en carton. Que je n’avais qu’à la mettre au micro-ondes, que ça serait facile à manger. Pendant que lui irait au restaurant. J’ai pris trois yaourts au dessert. Il y en avait un au chocolat, enfin au caramel, avec un sachet rempli de petites pépites de chocolat. Ca se laisse manger. Pendant que lui irait au restaurant. J’ai bu plusieurs verres de Coca-Cola. Ca n’avait plus aucun goût, sur la fin. Pendant que lui irait au restaurant.
J’ai mis un vieux pull en cachemire. Un vieux pull beige. J’ai envoyé quelques sms désespérés. J’ai feint la colère, j’ai caché ma tristesse. J’ai laisser des livres reposer sur la table basse. J’en ai voulu à ma propre douleur en l’imprimant dans les yeux des autres. J’ai su détester. J’ai appris à le faire. Dans les bras de ma mère. J’ai appris à mourir. A mourir encore lorsque la vie s’accroche aux poumons. Aux maigres poumons compressés sous ma poitrine enfoncée. J’ai appris à mourir dans les bras de ma mère alors qu’elle me souriait et me disait que tout irait bien. J’ai appris à lui faire confiance et à me complaire dans le mensonge.
J’ai su oublier la vérité, m’en accomoder, la remodeler. J’ai su faire avec. J’ai su mourir dans les bras de ma mère car il fallait le faire. Il fallait mourir, pour de faux, pour jouer, pour accepter la société et ses détours. Accepter les herbes folles au fond du labyrinthe, caresser les vautours. J’ai appris à mourir puis j’ai appris à tuer. J’ai appris à tuer dans les bras de ma mère. Encore une fois. Avec un long couteau de cuisine. Dans les bras de ma mère. Grands ouverts.
Une ombre sur laquelle dansent des dentelles mortes. C’est une image intéressante. Je ne sais absolument pas ce que je pourrais en faire. La mettre dans un poème, pourquoi pas. Bon, combien de syllabes. 14. Ca n’a aucun sens. Ca me rappelle le roman d’Echenoz. Vous allez croire que c’est une fixation. Ca l’est, en effet.
« L’un des matins suivants, assez semblable aux autres, la neige a pris le parti de tomber en même temps que les obus »
J’ai cru, bon oui j’ai cru, pouvoir faire avancer les choses. On me demande d’innover sur la mort, de trouver d’autres solutions. Pas des échappatoires, des alternatives. Alors, je fais comme je peux. J’ouvre des portes, dans lesquelles on s’engouffre. On m’insulte, me rejette, on me fait comprendre que les portes ont des serrures, qu’on n’a pas les clés, qu’on n’a pas appris à les tourner. On me fait tourner sur la grande roue, capitale sur les autoroutes. Suspendu à la nacelle, j’aperçois l’arc de triomphe qui flambe. C’est très beau. On se croirait à un anniversaire. Il y a beaucoup de gens qui s’amassent autour du bucher. Certains sont jetés dedans. On appelle ça la guerre.
17/12/12
Vraiment là, c’est la meilleure. Si on m’avait dit qu’un jour ça se passerait comme ça, aussi soudainement, j’en serais pas revenu. Jamais j’aurais pu y croire, aussi vite, aussi brusquement, tout ça, en quelques jours, même pas ! quelques minutes, secondes ! Y avait d’énormes nuages noirs et gris qui faisaient comme de la mousse sur les bords de ciel c’était magnifique, vraiment très poétique, j’aurais pu faire pleurer des filles sous un ciel pareil, j’aurais pu faire pleurer les morts.
J’imagine un mort pleurer ; je trouve ça ridicule. Enfin pourquoi pas. Ca voudrait dire que l’enfer c’est vraiment l’enfer. On aurait tous très peur. On serait des saints pour pas aller brûler avec les hérétiques. Et puis un jour on retrouverait le cadavre de Jean-Paul II qui pleure aussi. Alors on ne serait pas trop avancé. Ca serait peut-être la guerre. La troisième guerre mondiale. Ca serait un beau bordel. Ca serait la meilleure.
Semaine 50
16/12/12
Des enfants sont morts fusillés par un homme, dernièrement. Je ne sais plus vraiment pourquoi, je ne sais plus vraiment comment. Je ne crois pas que ça soit très important. Enfin, c’est sûr, ça doit être un vrai choc. J’espère qu’il n’y a pas eu trop de dégats matériels. Ca doit être un calvaire à rembourser. Déjà que l’éducation n’est pas au mieux en ce moment.
Je me trouvais ridicule, tout seul, dans ma cuisine trop vide, en train de manger un menu de fast-food, le même depuis des mois, ce même menu qui a le même goût à chaque fois. J’étais tout seul, il n’y avait aucun bruit, je ne regardais rien. C’était juste moi qui me nourissait. Ca me rend plus triste que des enfants fusillés. Ca devait vraiment être le bordel, crier dans tous les sens, des corps qui tombent et qui s’entre-choquent. Ca devait être un vrai merdier en comparaison de moi tout seul dans le vide de ma cuisine.
Par chance, mes déchets ménagers sont plus faciles à jeter à la poubelle. Je n’ai pas besoin de fondations, d’ornements, de trous à creuser, de larmes, de célébrations, de cérémonies. Juste, je jette mon sac en papier, et puis j’oublie. Est-ce qu’on peut jeter notre humanité, également.
15/12/12
Je ne sais plus vraiment pourquoi j’ai arrêté. Je veux dire, il n’y a peut-être aucune raison. Je n’ai plus personne à tuer, plus rien à asphyxier. Il n’y a que la ville sous moi qui bouge et je reste là à attendre que les lattes de mon plancher se décollent. De l’eau s’infiltre déjà sur les bords des fenêtres. Ce sont de vieilles fenêtres en bois. Je vous ai déjà dit que mon isolation phonique était épouvantable. Ca vient en partie de ces vieilles fenêtres en bois. Elles tombent en miettes. A chaque miette qui tombe, c’est une écharde de plus qui vient se planter dans mes doigts. Je ne peux plus écrire, vous comprendrez. Je ne peux plus rien toucher. Je deviens sale, répugnant, presque invivable. Je ne sors plus. Ma voisine se méfie, elle entend des cris tard le soir. C’est moi qui me débat dans ma couette, avec mes échardes. Elle ne peut pas comprendre ce que je vis. Je l’inviterais bien, mais j’ai vraiment peur de l’incommoder avec mes charognes. Elle pourrait se plaindre au syndicat. J’aime beaucoup ce mot, miette.
C’est le titre d’un livre de Pierre Bergounioux.
Semaine 47
23/11/12
A chaque fois, avant de continuer mon récit, je regarde ma montre. Je ne me souviens jamais de la date. Il y a trop de ruptures. Je peux déjà être dans une semaine. On pourrait être le 23 décembre, la veille du réveillon de Noël, je n’en sais rien, ça sera peut-être demain. On y est peut-être déjà, et je rétro-date pour vous donner l’illusion d’un récit au présent. J’ai peut-être de l’avance sur vous. J’en doute. Je ne crois pas à tous ces mondes situés dans des dimensions parallèles. Je trouve ça même franchement idiot.
Il y a du raisin dans la coupe à fruits, sur le plan de travail de la cuisine. Il n’est pas encore entâmé, il traine là, rond, noir. Dans quelques jours, il aura pourri, il stagnera dans le fond du récipient, marron, dégueulasse. Plus personne n’aura envie d’en manger, on le jettera. On en rachètera d’autre. On rachètera peut-être des bananes, en même temps. Peut-être des clémentines, on arrive à Noël, c’est la saison. On est peut-être déjà à Noël. C’est peut-être même passé. On en arrive aux ananas.
Qu’est-ce que je peux bien attendre, la nuit, le soir, seul dans mon salon, au bord de la table, la nappe correctement pliée. Qu’est-ce que je peux bien attendre. Qu’on frappe à la porte. Qu’on sonne. Ce n’est plus vraiment l’heure. Je n’apprécierais pas qu’on me dérange à cette heure avancée de la soirée. Je pourrais être couché. Je n’aimerais pas qu’on me réveille. Ce n’est pas le cas, mais je n’aimerais pas. Ca réveillerait toute la maison. Est-ce que j’ai vraiment besoin de ça, en plus.
22/11/12
Ma propre ruine s’annonce aussi impressionante que la chute d’un immense empire. Il s’agira de tours millénaires détruites à même le socle, de hautes statues faites en hommage aux dieux, balayées par la houle, de flots gigantesques ravageant les cultures, répandant famine et peur sur les populations aborigènes. Il s’agira avant tout de mourir, et rien que cela. De mourir dans la peine et dans la douleur, dans l’horreur du sang et des viscères à même le sol. Il s’agira d’attendre la chaleur d’un soleil capricieux, venant brûler les derniers vestiges d’entrailles aux abois. Une immense main viendra comprimer mon plexus, détruisant chaque os à mesure que la paume avancera, toujours plus pressante, gigantesque et minuscule à la fois. Une paume de femme frivole.
La monotonie de mon intérieur m’angoisse. Tout ce blanc, partout. Tout ce sale sur tout ce blanc. On ne voit plus que ça, ces tâches microscopiques qui se démarquent du laiteux environnant. Cette moisissure qui ronge, encore, le plâtre et les tapisseries, qui vient gangréner dans mon appartement la richesse d’un intérieur petit-bourgeois, qui vient aspirer de sa ventouse verte et dégueulasse ce que j’ai mis si longtemps à acquérir : le silence des lieux. Certes, enfin, je peux les recouvrir, mais ce n’est tout de même plus pareil, je sais qu’elles sont là, ces taches. Plus il y a de meubles dans une maison, et plus il y a de taches, plus tout s’effondre et plus tout disparait. A chaque pas fait pour abriter le chagrin, les maisons s’enflent sans fin d’immenses armoires en bois de chêne, pour cacher la tristesse, et ranger, parfois, des livres, des albums de photos, des jouets ; ses morts, enfin.
18/11/12
Après deux heures de train, je suis arrivé à Paris. C’était vendredi dernier, le 16. Le soir, j’ai emprunté plusieurs lignes de métro, ai marché dans quelques rues, que je ne connaissais pas, par rapport auxquelles je n’avais aucun repère. Il était tard. Il était environ 1:45. Puis je suis arrivé chez Enora. Le lendemain, on a regardé Playtime de Jacques Tati, et à droite de l’écran d’ordinateur sur lequel se déroulait le film, il y avait une grande baie vitrée, et derrière cette grande baie vitrée, un immeuble qui, à mesure que la nuit tombait, s’allumait. Comme dans le film, la nuit. Ca nous a beaucoup amusé. On ne s’est pas cru pour autant dans le film. Mais ça nous a beaucoup amusé, cet immeuble qui s’allume. Toutes ces lampes, toutes ces vies sous ces lampes, toutes ces ampoules qui brûlent.
Le temps est passé avec nous deux sur ce canapé. Je crois qu’à une époque la routine du temps qui passe avec deux personnes sur un canapé me faisait peur. Je ne me suis, à ce moment-là, absolument pas posé la question. Est-ce que l’habitude des canapés s’amenuise, puis disparait. Est-ce qu’on vit mieux en attendant la mort sur un canapé à Las Vegas, à Dubaï, sur la banquette d’un luxueux casino, au sommet d’une tour remplie de cigares s’enflammant en volutes. Est-ce que l’ombre qui plane à ce moment-là sur nos maigres têtes est plus rassurante. Est-ce que ça change seulement quelque chose. Est-ce qu’on ne disparait pas, la mémoire triste, le cuir sec, sur un canapé, ou sur un autre. Peut-être regarder un film de Tati change quelque chose. Peut-être la personne assise, à côté, sur le canapé, aussi. Je ne me suis, en tout cas, pas posé la question.
Semaine 46
13/11/12
Je suis irrémédiablement triste. Être conscient d’avoir planté le dernier coup de dague dans ce qui faisait mon bonheur me détruit au plus haut point. Je ne sais plus trop ce qui fait qu’on s’en sort, ni s’il est même possible de sortir d’une telle détresse. Est-ce que le temps absout les erreurs. Est-ce que plusieurs bonheurs de puissance équivalente sont possibles. Je me sens comme Orphée. J’avais tout récupéré, j’avais fait le long chemin en enfer, j’avais gravi les sommets et capturé des âmes. J’étais allé au plus loin. Puis j’ai trouvé une main, celle que j’avais réussie à attraper, que j’ai tirée, aussi longtemps que j’ai pu. J’avais tout fait. Sur la dernière marche, j’ai malencontreusement trébuché, et un énorme mur s’est construit devant moi.
Un énorme mur invisible au travers duquel j’agite mes deux bras désespérément. J’essaye d’aggriper au passage les dernières lucioles. Je les comprime dans mes mains puis je les écrase puis je les mange. Au bord d’un plan d’eau une foule est réunie qui regarde un feu d’artifice. Je suis là, assis dans l’herbe, sur une des berges, seul, je regarde les bombes exploser au-dessus de ma tête, puis les étincelles retombent, brûlent ma rétine, font couler aux coins de mes yeux de la cire qui fige mon visage. Ca me rassure, et ça me fait du bien. Je sais avoir confié ce qui reste de moi aux herbes sèches dispersées sur le sol. Qu’elles prendront soin de mon corps, que je finirai par me désintégrer ; poussière, liqueur. Qu’ailleurs, quelque chose ou quelqu’un m’ingurgitera, que d’autres mondes seront possibles, que la peine ne s’en va pas, mais qu’elle mute, et qu’à peine mort je serai déjà quelqu’un d’autre.
12/11/12
Il fait nuit et je supporte de moins en moins de passer mes soirées seul. Dans ma salle de bains, il y a trois ampoules. Une au plafond, les deux autres de chaque côté d’un grand miroir. Celle du plafond est tamisée, orange, grâce à un abat-jour accroché, que je n’ai pas accroché, mais qui était là avant, et qui ne me dérange pas. Cette ampoule donne l’impression de ne pas éclairer tout à faire la pièce, qu’il reste des zones d’ombre, et c’est souvent en allumant juste cette ampoule que je prends ma douche. Pour laisser des zones d’ombre.
Les deux autres ampoules sont à la fois pratiques et encombrantes. Pratiques car elles éclairent beaucoup plus fort que le plafonnier. Elles me permettent donc de dissiper les zones d’ombre, lorsque, par exemple, je fais tomber un coton-tige sur le sol, et que je n’arrive pas à le récupérer. Malgré tout, pour ce qui est de leur fonction première, c’est-à-dire éclairer le visage pour, dans l’ordre, ou non, se brosser les dents, se coiffer, se parfumer, s’épiler, elles remplissent très mal leur rôle. En effet, une fois allumées, je ne me vois tout simplement plus. Je ne deviens plus qu’une forme ovoïde faite de zones noires et entièrement cachée dans ses arêtes.
Peut-être est-ce moi, ce cadavre noueux, frippé et gris comme les racines d’un arbre. Peut-être est-ce moi qui charcute mon âme à grands coups de néons blafards. Peut-être ces deux ampoules parfaites et lumineuses ne révèlent-elles que ma vieille face sombre de tueur scandaleux, menteur par-dessus tout, et fossoyeur les soirs de pluie. Peut-être que l’automatisme que j’ai de les allumer, les sachant pourtant très bien inadaptées, ma rassure, car il me permet de me souvenir que oui, je suis toujours bien là, je ne suis pas parti, j’ai toujours cet adversaire en face de moi ; j’ai torturé les ombres et maintenant j’en récolte les bribes affreuses.
Semaine 45
8/11/12
Je remplis ma tête avec des mots. Plein de mots, très longs, très compliqués, qui me permettent de réfléchir, de penser à autre chose. Plein de mots pour tuer les images. Il y a toujours toutes ces voitures qui roulent sur mon corps, et ça me fait du bien. D’être occupé à avoir mal. Je ne crie plus, ça n’a plus rien à voir avec mes voisins. J’attends juste qu’elles aient fini de tout broyer, et peut-être qu’en dessous, en dessous de tout ce qu’elles auront aplati, apparaîtra, je sais pas, peut-être une solutin. Peut-être juste une bête morte, un sanglier. Un énorme sanglier. Dont on n’aura pu ni récupérer la viande, ni s’envelopper de la peau. Un énorme sanglier qui n’est plus rien d’autre qu’un immense machin. Un machin qui pue, sur lequel les mouches se posent, qu’on jette ensuite dans un fossé, ou à la déchetterie. Et puis qu’on oublie, à côté des tapis et des emballages.
Est-ce qu’on peut devenir fou, et puis se noyer.
7/11/12
« Cette histoire t’appartient. Tu ne pourras jamais te défaire de tout le vague qui s’accumule en toi : tu t’y emploieras, c’est assez. Dresse-toi sur tes faiblesses autant que sur tes forces : ne résiste pas à celui que tu es. Sache reconnaître combien le ciel est pauvre tandis que la terre mélange la misère à la beauté. Dans les yeux de tes semblables, l’infini n’est jamais monotone. Tes limites sont certaines : fais en sorte qu’elles soient vraiment tiennes. Ne fais pas de l’oubli un mauvais usage. Garde en réserve de l’espérance pour les heures de disette : il te faudra quelque jour rendre des comptes. »
Il y a ce passage à la page 94 du recueil Une histoire de bleu, de Jean-Michel Maulpoix. Dans mon appartement, j’entends, hors le silence, passer les voitures dans la rue. Mon isolation laissant clairement à désirer, elles passent en même temps dans la rue et dans mon salon. Je ne sais pas trop ce que ça provoque de se faire rouler dessus. Je veux dire, dans mon salon ou ailleurs ; juste de se faire rouler dessus. Est-ce qu’on sent le poids de la voiture et les pneus écraser, puis broyer les os de la cage thoracique ? Est-ce qu’on ne sent rien puisque le choc est trop important à supporter ? Est-ce que ça nous soulage ? Est-ce qu’on crie ? Est-ce que si je me faisais rouler dessus dans mon salon, on m’entendrait ? Je pense, oui ; les cloisons sont fines.
Semaine 44
4/11/12
J’aurais aimé écrire un texte très triste. Le dimanche soir s’y prête bien. Tout le monde est déprimé, on peut émouvoir avec trois fois rien. Un cimetière, quelques fleurs, le regard vide des vieilles veuves de campagne, balayant leur entrée l’âme au vague. Vraiment on peut émouvoir avec trois fois rien. Un enfant qui part, rongé par l’angoisse du lendemain, se coucher, alors que dans le salon, encore, la vie s’anime, ses parents devant la télé. Il cale son corps froid auprès du radiateur, caché par la cloison. Il écoute les retentissements d’un film qui le dépasse. Il écoute le souffle de ses parents dont l’amour est déjà mort. Vraiment trois fois rien. La détresse d’une rupture par temps de pluie, ou le choc sombre des talons sur un pavé humide. Les parapluies soutenus par des figures noires, comme dans le passage d’Eleanor Rigby, dans le dessin-animé Yellow Submarine. Une jeune femme qui pleure, face au vide d’une bougie déjà consumée, face à de vieilles cartes postales rongées sur un mur blanc. D’une personne qui lui écrivait auparavant. Qui ne lui écrira plus.
Vous voyez il suffit de trois fois rien. Mais vraiment ce n’est pas mon truc de faire dans le pathos et le sentimentalisme. Et puis là c’est trop facile. Donc je vais faire ma vaisselle, lire encore quelques pages de ce don Quichotte qui est devenu fou, devenir fou à mon tour, me coucher dans des draps froids, les réchauffer, puis m’endormir. Demain je vais me réveiller, manger, me laver. Tout recommencera, et puis la semaine s’écoulera, dans quelques mois j’aurai grandi, dans des années je serai mort. On suivra mon exemple et d’autres hommes alors mourront. On voudrait que ça soit tout autre chose. Qu’enfin l’allégresse nous emporte dans des tornades ardentes, qu’elle exalte nos pulsions et fasse éclore l’aurore. Qu’enfin la mort soit un luxe. On voudrait déjà vivre, avant même d’avoir pleuré.
3/11/12
Je me décide enfin à ouvrir ce petit livre, Lettres à un jeune poète, de Rilke, puis tombe sur la page 29, que je lis avec attention,
« Fuyez donc les thèmes généraux pour ceux que vous offre votre propre vie quotidienne ; décrivez vos tristesses et vos désires, les pensées qui vous traversent l’esprit et la croyance à une beauté quelle qu’elle soit — décrivez tout cela en obéissant à une honnêteté profonde, humble et silencieuse, et, pour vous exprimer, ayez recours aux choses qui vous entourent, aux images de vos rêves et aux objets de vos souvenirs. Si votre vie quotidienne vous paraît pauvre, ne l’accusez pas ; accusez-vous plutôt, dites-vous que vous n’êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses. Pour celui qui crée, il n’y a pas, en effet, de pauvreté ni de lieu indigent, indifférent. »
1/11/12
Je m’étais trompé, ma grand-mère n’est pas morte, je reviens tout juste de chez elle. Elle va même plutôt bien. C’était une vieille inconnue que j’avais prise pour ma grand-mère, qui est morte. Elles se ressemblent toutes, passé un certain âge. Ca m’a fait plaisir de la savoir en vie, ma grand-mère. Malgré tout, elle m’avait manqué.
Mon grand-père aussi me manque, mais lui il est vraiment mort. Il ne reviendra pas. Il ne restera plus dans les plis du fauteuil que la marque fine de ses fesses, l’encoche subtile de ses avant-bras sur les accoudoirs. Il ne restera plus qu’un regard vide devant ses programmes préférés, un cintre en bois beige dans ses pulls gris. Tout ce qui restera de lui n’est que cette fumée surmontant le café, la moitié d’une banane coupée à côté du pain, un carré de chocolat mordu, une bouteille de vin entâmée dans le placard. Il y a encore l’écho de nos rires autour de la table basse, les braises d’un feu de cheminée sur les premières heures du soir, le gris d’un crayon de papier marquant le journal à l’endroit des mots croisés. Une place vide sur le côté droit du lit. Et ma grand-mère vivante à côté. Au mur, il y a des cadres, de chiens, qui eux aussi sont morts.
30/10/12
Voilà mon ordinateur à nouveau chargé. Je ne sais plus ce que je voulais dire tout à l’heure avec cette histoire de héron, mais il est possible que je lui ai tiré dessus. A moins que je me sois tiré dessus. Pas dans la tête, sinon je serais mort, mais peut-être dans le pied, ou dans la main. Peut-être ai-je tiré dans le mur. Enfin, c’est du passé. J’en ai profité pour ranger ma bibliothèque. Oui je suis parti de chez ma grand-mère ; sans électricité, ça n’était pas vivable. Je ne sais pas vraiment où je suis, mais je sais qu’il y a ma bibliothèque, avec nombre de livres, que j’ai lus, parfois non. Je dérape complètement, je ne sais plus ce que je dis là. Peut-être vaudrait-il mieux me taire.
Je me retrouve tout seul dans le noir. Je n’ai pas payé les factures s’entassant sur le buffet de l’entrée. Je n’ai pas les moyens. Il reste très peu de batterie sur mon ordinateur, et ça risque de couper inopinément. Ca ne sera pas un effet stylistique, juste une conséquence des dépendances technologiques. Je suis resté assis derrière la baie-vitré, toute la journée, à regarder les oiseaux passer, grapiller dans leur mangeoire, puis repartir. Un énorme héron est venu avaler des poissons dans le bassin. Je suis sorti avec le fusil de mon grand-père, ai installé deux cartouches à l’extrémité du canon puis sans préavis j’ai
29/10/12
Vous avez dû trouver ça étrange que j’écrive que ma mère dormait à l’étage, alors que je suis censé être seul chez moi, enfin chez ma défunte grand-mère, depuis une semaine. Peut-être est-ce que tout ça fonctionne comme dans l’autobiographie de Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance ; peut-être que ces deux récits parallèles finiront par briser leur ligne infinie pour venir s’entrechoquer au milieu de ma vie, et fournir, pourquoi pas, un début de réponse à mes lendemains qui arrivent.
Peut-être le plus important, et le plus éprouvant d’un baiser est tout ce qui ne se passe pas lors du contact des lèvres ; les effleurements, les frissons vibratiles, les affleurances tactiles sur la pulpe nerveuse. Peut-être un baiser s’éprouve-t-il avant tout dans l’absence du baiser. Et que deux personnes au bord de la rupture charnelle sont finalement déjà passées à l’acte. Peut-être.
Il y a un film érotique sur la chaîne 17 sur la TNT, D17 je crois, c’était amusant. Absolument pas excitant, mais amusant. Amusant de voir ce travail intense que faisaient les acteurs pour se faire l’amour à eux-mêmes. Cette jeune femme, assise sur un rondin de bois, aurait été aussi convaincante. C’est à faire, peut-être, un porno avec des rondins de bois. C’est une idée.
Ma mère ne dort pas. J’entends la radio tourner dans sa chambre, diffusant de mornes chansons d’amour. Ma mère dort seule depuis des années. Elle dort seule avec sa radio. Ce n’est pas triste. Enfin, c’est une compagnie comme une autre. Une lampe est allumée à ma gauche, en fonte, avec des motifs floraux, et un abajour orange. Je vais l’éteindre, puis je vais éteindre l’autre lampe à ma droite, posée sur le buffet, ronde, et blanche, avec un abajour marron. Je vais éteindre toutes les lampes, je vais monter à l’étage, éteindre la radio de ma mère qui alors me fixera avec ses yeux perdus dans le noir. Je lui dirai bonne nuit, en appliquant mes lèvres doucement sur son front sec. Puis j’irai écouter la radio dans ma chambre. Mais ça ne sera pas triste.
Semaine 43
27/10/12
Cette journée, qui passe dans la langueur d’un rayon de soleil frappant mes avant-bras, et les réchauffe, pourrait se résumer à ce passage, lu dans Le Méridien de Greenwich, de Jean Echenoz, à la page 116 :
« — Il y a deux raisons qui me donnent le droit de ne rien vous dire, dit Carrier. D’abord, il faut préserver le secret, pas tellement d’ailleurs pour ne pas le dévoiler, mais pour qu’il continue à produire. Le secret, théorisa-t-il, n’est pas le dernier voile qui dissimule un certain objet au bout d’un certain parcours, il est ce qui anime la totalité de ce parcours. La ruse du secret, c’est de vous faire croire qu’il n’est qu’un masque, alors qu’il est un moteur. Et c’est ce moteur qu’il faut entretenir parce qu’il vous fait marcher. Si je vous révélais le moindre fragment de secret, vous n’en sauriez pas beaucoup plus et ça risquerait de casser quelque chose dans le moteur, personne n’y gagnerait. »
Je ne dirai rien de plus intelligent dans les heures qui vont suivre.
26/10/12
Hier, je n’ai rien écrit. Ca fait bizarre, sur le document, de voir un blanc comme ça. Enfin, un blanc, dans les chiffres. Du 24 on passe au 26, ça crée un trou. On pourrait presque prendre ça pour une ellipse. Je ne sais même plus ce qui s’est passé hier. Je crois que j’ai ouvert des sacs poubelle, que j’ai remplis, à ras-bord. Mais qu’ai-je mis dedans, je ne saurais plus vous le dire. J’y ai peut-être mis ma mémoire. Ce qui expliquerait le blanc. J’y ai peut-être mis autre chose. Ah ! ma grand-mère, après l’avoir découpée en morceaux. Ce qui expliquerait le nombre de sacs. Oui d’ailleurs je ne la trouve plus, ma grand-mère ; ça doit être ça. Je ne sais pas pourquoi je ne m’en souviens pas. C’est peut-être douloureux. Je veux dire, trop douloureux pour me souvenir. Je vous rassure, ça n’était pas douloureux pour elle, elle était déjà morte. C’est un changement d’état, voilà tout. Je ne crois pas à la survivance des âmes.
A la télévision ce matin il y avait un jeu, un jeu avec des mots. Je n’ai rien compris. J’ai retenu les mots, ensuite je les ai notés dans un carnet, j’ai essayé d’en faire une phrase. Cette phrase n’avait aucun sens. Bon alors il va falloir que je me décide : est-ce que je pars, est-ce que je reste. Je vais bien devoir partir, le jour où ils viendront saisir la maison. D’ici là, est-ce vraiment une nécessité. Je ne suis pas si mal loti. Bon évidemment, autour, c’est le vide, le grand vide des champs, qui gondolent. C’est amusant. Il y a le lavoir au bord duquel j’aime me reposer, l’église, les halles, et le marché le mercredi matin. Il manque beaucoup de choses autour. Il manque, oui. Mais j’ai pour principe de ne jamais désespérer du vide.
24/10/12
N’étant plus à mon aise chez moi, j’ai décidé de passer ma journée à l’extérieur, à flâner, l’esprit libre, parmi les rangées d’arbres et les immeubles. Après avoir passé deux ponts, qui permettaient de franchir une rivière dégueulasse, verte, où stagnaient des poissons morts, et quelques nénuphares noirs, je suis arrivé à proximité d’un quartier HLM. Là, deux adolescents profitaient de la sortie des classes pour s’embrasser, dépenser le temps dans les bras l’un de l’autre. La fille m’apparaissait de dos, elle avait l’air très jolie. Lui, en revanche, beaucoup plus quelconque. Je leur ai adressé un salut amical, auquel le garçon m’a répondu avec gêne. J’ai traversé la route qui nous séparait, puis l’ai tabassé, lui, longuement, sous les yeux ébahis de la jeune fille. Je n’ai même pas pris le temps de la regarder. Je m’acharnais uniquement sur le ventre et le visage de ce garçon. Quand j’ai eu fini, je me suis retourné. Elle était très jolie de face également.
L’air de la campagne me rend antipathique, je le sens bien. Je suis beaucoup moins avenant avec les inconnus. Et puis toutes les filles m’intriguent, je ne peux plus m’empêcher de les regarder, de les flatter. Ce n’est pas sain. Et puis ce plafond noir, dans la bâtisse, c’est déprimant. Je n’ai pas envie de retourner à Rennes pour autant. La ville m’ennuie. Comme écrirait Benjamin Constant dans Adolphe, « La société m’importune, la solitude m’accable. » Bon, je ne sais plus trop quoi faire. Il me reste toujours ce presse-agrumes. Je le jette, finalement. Tiens ! le téléphone sonne… C’est elle… la jeune femme de la gare… celle du début… je lui manque… ce n’est pas très pratique d’écrire sur le clavier avec une seule main… elle me dit qu’elle m’aime… que l’autre ce n’était rien… J’ai raccroché. Je m’en fous complètement.
23/10/12
Je suis allé au supermarché pour acheter mon presse-agrumes, le prospectus entre les mains pour retrouver la référence précise. Après quelques minutes de recherches infructueuses, je prends l’initiative de demander une aide précieuse à la première caissière disponible. Elle m’indique un rayonnage que j’avais juqu’alors ignoré. Je la remercie. Je me saisis du presse-agrumes. Il est fait dans un métal de mauvaise qualité, mais suffisant pour l’usage que je vais en faire. Je le pose sur une surface plane, un emballage de barbecue, si mes souvenirs sont bons, puis applique ma main droite sur l’espace conique et acéré. Je fais alors pivoter ma paume énergiquement, jusqu’à ce que la chair se décolle, jusqu’à ce que je sente la pointe gratter mes os. Le carton du barbecue est couvert de sang. Un vendeur vient me voir, apeuré. Il me dit : « Vous savez qu’il va falloir l’acheter, ce barbecue, maintenant que vous avez abîmé la boîte ? »
Désormais, j’ai un barbecue à la maison. Comme nous sommes en octobre et que le temps dehors est exécrable, je profite de quelques grillades d’intérieur. Des côtes de porc, des sardines, parfois même des légumes ; quelques tomates, des courgettes. Ma main est dans un état épouvantable. Les flammes du barbecue ont déjà copieusement léché le plafond de nombreuses pièces : la cuisine, le salon, évidemment, ma chambre, les toilettes, quelques placards. Je ne sais pas comment je me suis démerdé pour ne pas foutre le feu à la maison. Toujours est-il que ces nouvelles peintures noires, en l’air, compressent désagréablement les pièces. Je ne me sens plus à l’aise aux cabinets. Je ne prends même plus le temps de lire ; de faire des mots croisés.
22/10/12
Je me vois mal marquer à nouveau “Quentin Leclerc”, à côté du titre, “Relevés”. J’ai trop menti. Est-ce que Quentin Leclerc vit vraiment dans un duplex dans le centre de Rennes, est-ce qu’il a reçu la visite d’une jeune femme, à qui il a fait l’amour, puis qu’il a finalement jeté dans les bras d’un autre ; est-ce que sa grand-mère, qui lui écrivait amicalement depuis le sud de la France il y a de ça 15 jours, pourrait être morte à ses pieds sans que ça ne lui provoque aucune émotion aujourd’hui. Je ne saurais pas répondre. Oh, bien sûr, je me suis amusé. Si toutes ces choses sont vraiment arrivées, alors, tant mieux. Enfin tant pis pour ma grand-mère. Mais je ne saurais pas répondre.
Je laisse un blanc. Il y a une entité, là, qui présentement écrit ces mots que chacun peut lire, à des moments différés. C’est peut-être mieux ainsi. D’ailleurs, j’ai fait un feu ; il fait froid sur les premières heures de la nuit. Le facteur a posté du courrier ce matin, de la paperasse, des publicités, feuilletées sur un fauteuil, puis jetées. Il y a un presse-agrumes qui m’a bien plu, en promotion, dans une enseigne de supermarchés qui porte mon nom. Est-ce vraiment mon nom. Il m’a tout de même bien plu. Je déteste éplucher les oranges. Je m’en mets partout. J’étends la pulpe et j’étends le zeste, je déchiquète les quartiers, j’en fais une immonde bouillie de la même couleur, puis finalement je la mets, comme ça, informe, dans un verre, que je saupoudre de sucre, mais j’en mets beaucoup trop, alors je jette le verre, je jette l’orange, je jette tout à la poubelle. Peut-être ce presse-agrumes serait le meilleur outil pour presser les choses sans les détruire. Il n’était vraiment pas cher. C’est une bonne affaire.
Semaine 42
21/10/12
Ce soir, je conclus un message envoyé à Chloé par « je suis un fantôme ». C’est vaguement l’idée que je me fais de ma personne en ce moment. Elle me répond « Non pas un fantôme du tout. » Un fantôme du tout. Non pas, un fantôme du tout. Non pas un fantôme, mais un fantôme du tout, tentant en vain de me cogner dans ces murs qui m’absorbent.
Les choses, ensuite, se sont passées simplement. Il y avait une pelle en fonte, à ma droite, servant habituellement à remuer les braises du feu alors éteint, que j’ai saisie. J’en ai donné un coup, assez fort, sur la tête de Polina. Elle n’était pas assommée, elle s’est mise à gémir, d’une voix stridente et profondément désagréable. Elle a essayé de fuir vers la porte d’entrée, mais je l’avais déjà, par mesure de précaution, préalablement fermée. Je lui ai alors asséné deux autres coups, sur le front. Il restait encore une once de conscience en elle, qui lui a permis de ramper jusqu’au seuil de la cuisine. Sans défense, j’ai pu réitérer ma frappe à de nombreuses reprises, jusqu’à lui briser totalement la boîte cranienne, jusqu’à ce que son visage soit entièrement recouvert par une épaisse couche de sang noir. Ses yeux demeuraient accrochés par un mince nerf à ce qui lui restait de chair. Je l’ai laissée là.
Dans le même mouvement, j’ai tué Alexeï Ivanovitch. Je pense que cette femme était folle, qu’elle ne s’appelait pas Polina. Elle avait dû me voir lire Le Joueur, auparavant, par hasard, et avait voulu me perdre dans un dédale incompréhensible de références méta-littéraires. En fouillant dans son bureau, j’ai trouvé quelques photos de moi, de sa famille, son père, sa mère, ses soeurs. J’ai trouvé des lettres, des factures. Je les ai lues, puis ai tout brûlé.
Je suis chez moi, en ce dimanche. Tout est calme. Par-delà la vitre, les voitures passent à un rythme assez agréable pour apaiser la conscience. Le flux continu des possibilités humaines me fait du bien. Je dis « chez moi », je devrais dire « chez ma grand-mère », mais comme son cadavre repose tranquillement à mes pieds, j’ai décidé de m’approprier cette maison. Tout est calme. Le robinet goute dans le creux d’un bol sale. Je ne sais plus vraiment qui je suis.
20/10/12
Pendant que Polina remettait en ordre son salon et sa cuisine, il m’est venue l’idée d’aller me promener dans le parc adjacent la maison. Les propos qu’elle avait eus à mon égard résonnaient encore. Peut-être avait-elle raison, peut-être m’étais-je complètement perdu. Dissimuler mes hantises sous une fausse identité, c’était risquer qu’un jour elle fonde comme de l’or, et qu’elle se répande en coulées brûlantes sur ma peau. A présent, comme l’écrit Javier Cercas au début d’A la vitesse de la lumière, « je vis une fausse vie, une vie apocryphe, clandestine et invisible, bien que plus réelle que si elle était vraie ».
Suis-je soulagé de parcourir, désormais, les rues, les chemins, m’adosser aux murs, commander des cafés dans les bars, sous le nom d’Alexeï ? Non, sûrement pas. La résurrection subite d’une entité haïe me dégoûte. J’aimerais me tuer, et j’aimerais tuer avec moi celle qui m’a rappelé à la vie des morts. J’aimerais entrainer Polina avec moi dans cette chute d’où ne reviennent que les fous ayant crû bon de s’accrocher au collier de Cerbère. Je ne veux pas des lymbes pour demeure, je veux l’enfer pour elle, pour moi, je veux les miasmes des antiques philosophes comme couverture pour ses songes, comme vernis pour ses ongles. Je veux la damnation sur le laquis de son rouge à lèvres. Je veux les cris et la peur.
Elle m’appelle au loin, par une lucarne tout juste éclairée, pour que je vienne ponctuer le repas. Elle a préparé du thé, aux herbes, un mélange d’herbes. Je veux le vide et la terreur. Enfin, un petit monde, un nom, quelques syllabes seulement pour enterrer le pardon.
19/10/12
— Vous avez toujours vos problèmes d’addiction au jeu ? — Non, apparemment plus. Mais, qu’est-ce que vous faites ici ? — Après mon séjour en Suisse, je suis passée à Paris, puis j’ai finalement voulu prendre un peu de bon temps dans la campagne bretonne. — Lors de notre rencontre à Hombourg, Mr. Astley m’a appris que des Grieux ne vous avait pas rejoint en Suisse. — Il n’était pas fait pour moi. — Il m’a dit ça également. Il m’a dit que vous m’aimiez. — Le temps passe. Vous étiez un homme perdu. Le jeu vous avait rendu fou. — Dans mes carnets, j’avais écrit « Qu’elle sache, Polina, que je peux encore redevenir un homme. » — Vous étiez englouti.
On est resté là quelques instants, assis au milieu de son salon, sur deux immenses fauteuils en cuir, les yeux clos. J’entendais résonner dans ma tête la méchanceté de ses anciennes paroles. — Il est trop tard, maintenant. — Je suis du même avis. J’aimerais vous laisser partir sans peine, mais désormais la brêche est ouverte, et je sais avoir fait résonner votre passé sur les traces nouvelles d’un personnage rassurant. Je ne sais pas pour qui vous vous preniez. On ne doit plus vous attendre en Russie. On vous croyait mort. Je pense que c’était le cas. — J’ai dû me reconstruire. — Vous vous êtes définitivement perdu.
Je rentre tout juste. C’était étonnant. Mais je ne sais plus trop où j’en suis. Je me suis présenté chez elle, contrairement à mes habitudes, poussé plus par la curiosité que par le désir. Elle était habillée comme la veille. Je n’ai pas trop osé la questionner sur son identité, mais pourtant, alors qu’elle me posait une question tout à fait anodine, elle a ponctué son interrogation par « Vous en pensez quoi, Alexeï ? » Je ne savais pas quoi dire, j’avais l’impression qu’elle me prenait pour quelqu’un d’autre. Je lui ai dit, alors, « Je me prénomme Quentin, mais… » puis j’ai poursuivi ma réponse. — Quentin ? Vous vous jouez de moi. — Non, pourquoi le ferais-je ? — Mais enfin, Alexeï, Alexeï Ivanovitch, c’est bien vous, non ? — Non, vous vous trompez de personne. — Mais si, vous sortez de chez votre grand-mère, Madame Antonida Vassilievna, qui a encore passé sa journée au casino ! — Vraiment, je crois que vous faites erreur.
Comment pouvait-elle savoir pour ma grand-mère. Je n’avais aucune connaissance de son emploi du temps, elle pouvait très bien avoir passé sa journée au casino, en effet, c’est surprenant, mais pourquoi pas. — Et, si je puis me permettre, quel est votre nom, à vous ? — Je suis Polina, enfin ! Polina Alexandrovna. Je vous ai fait passer du rire aux larmes il y a de ça quelques années. Je vous ai même brisé le coeur, si l’on peut dire les choses simplement. Elle avait peut-être raison, après tout, elle me disait bien quelque chose. J’étais irrésistiblement attiré par elle ; bien plus que par la jeune femme laissée au début de la semaine sur le quai d’une gare. Je suis Alexeï Ivanovitch, jeune homme de vingt-cinq ans ayant fini ses études, tout juste sorti d’une histoire d’amour tumultueuse avec Polina Alexandrovna, et je tiens présentement mon carnet de notes dans un français approximatif.
18/10/12
Le soir venu, hier soir donc, j’ai mangé avec ma grand-mère, chez qui je loge également. Je lui ai dit que je croyais avoir partagé un éclair au café avec Polina, l’héroïne de ce roman de Dostoïevski qui s’intitule Le Joueur. Une russe, ici, à Matignon ? Voilà ce qu’elle m’a dit. Je lui ai répondu que le lieu était touristique, que cela ne m’étonnait pas particulièrement. — Tout de même, une russe, ici, à Matignon. Mais, les héroïnes de roman existent réellement ? — Je ne sais pas, je la croyais morte, depuis le temps. — Elle est jolie ? — Oui, enfin, avant que je sache qu’elle était une héroïne de roman, pas particulièrement, mais maintenant, vraiment, elle m’intrigue. — Une beauté russe. — Oui, une beauté russe. — Vraiment c’est étonnant. Ils n’ont pas parlé d’elle dans le journal ? — Non, je ne crois pas. Peut-être dans les faits divers. — Tu as regardé dans la rubrique nécrologique ?
Je ne sais pas trop si je dois y aller. Qu’est-ce que je pourrais bien lui dire. Elle a du vivre tellement de choses dans son livre. Elle n’a vécu que dans un seul livre. Je n’ai vécu dans aucun livre ; est-ce que je vaux vraiment mieux ? Je vais lire le livre d’ici ce soir, alors je la connaîtrai mieux. J’espère qu’elle ne meurt pas à la fin. Non, sûrement, non, sinon elle ne serait pas là.
17/10/12
Finalement, j’ai enroulé le magazine télé sur lui-même, en ai fait une longue vue, me suis amusé quelques minutes à observer les passants dans la rue, puis l’ai jeté dans la première poubelle croisée. Alors que je m’apprêtais à entrer dans une boulangerie, une autre jeune femme m’a accosté dans la rue. Décidément, qu’est-ce qu’elles ont toutes. Elle voulait savoir si j’avais la monnaie sur cinq euros. Je lui ai dit que non. Mais je lui ai dit que je pourrais toujours lui offrir quelque chose à manger. Elle m’a dit avec plaisir. Qu’est-ce qui vous ferait envie, lui ai-je dit. Peut-être un éclair au café, ou une tartelette à la fraise, je ne sais pas trop, m’a-t-elle répondu. Alors j’ai pris les deux, et aussi un petit paquet de chouquettes. Elle avait l’air ravi.
On s’est assis sur un banc dans le jardin public. Derrière des enfants jouaient sur une aire de jeux. On entendait un ruisseau couler à quelques mètres de nous. Elle m’a raconté certaines histoires amoureuses, elle s’est confiée. Pourquoi à moi, je ne sais pas. Peut-être pour l’éclair au café. Elle m’a confié être seule. J’ai pris ça pour une avance. Je lui ai dit que ce soir j’allais être occupé, je devais voir ma grand-mère. Elle m’a dit qu’il n’y avait pas de problèmes et que je pouvais toujours venir dîner chez elle le lendemain soir. Je lui ai dit que oui, évidemment, avec plaisir. Je sais très bien comment ça se passe quand on m’invite à manger. On peut toujours essayer.
Je viens de commencer Le Joueur, de Dostoïevski, et j’ai bien peur qu’il ait partagé un éclair au café avec la même fille que moi, puisque page 12, « Nous étions tous allés vers le parc du casino. Polina s’est assise sur un banc devant une fontaine et elle a demandé à Nadenka de rester jouer à portée de vue avec les enfants. Moi aussi, j’ai libéré Micha et nous nous sommes retrouvés seuls. » Tout de même, le bruit de l’eau, tout de même, les enfants qui jouent. Tout de même.
16/10/12
J’essaye de ne plus trop penser à elle. J’ai acheté un casse-croûte dans une boulangerie, un américain, pour quelques euros seulement, trois, trois dix, peut-être. La baguette est fraîche, c’est agréable à manger. Il y a de petites halles sous lesquelles je me suis abrité. Des personnes âgées circulent qui, je crois, ne vont nulle part. Elles se perdent puis rentrent chez elles. Elles se perdent puis rentrent parfois chez d’autres petites vieilles qui s’étaient perdues elles aussi. Elles boivent un café ensemble puis pensent à leurs maris morts. Elles en parlent tout en regardant Question pour un champion. Elles trouvent que Julien Lepers est attrayant. Une fois l’émission terminée, elles éteignent le poste puis restent quelques instants les yeux dans le vague. L’horloge au-dessus d’elles donne la mesure du temps qui passe, donne la mesure du temps qui meurt. Elles ponctuent tout ça d’une banalité sur la pluie dehors, et sur le fait que, décidément, il n’y a plus de saisons.
J’essaye de ne plus trop penser à elle mais je m’en veux quand même. Est-ce que j’ai bien fait de l’entraîner dans les bras d’un autre. Comme je l’ai dit hier ça ne me regarde plus mais tout de même je me sens un peu responsable. Et si il lui faisait du mal ? J’ai terminé mon casse-croûte je crois que je peux marcher un peu. Il y a une maison de la presse dans laquelle j’entre. J’y achète deux magazines, dont un, donnant en détail le programme télé pour les deux prochaines semaines, m’indique également mon horoscope. Je ne crois pas particulièrement à l’astrologie, mais il y a écrit quelque chose de particulièrement troublant pour les Sagittaires : « AMOUR : Certains choix futurs seront douloureux mais nécessaires pour mieux vous rendre compte de la perte. Vous reviendrez vers l’être aimé. » Heureusement, je suis Bélier.
15/10/12
Finalement j’ai pris un train pour revenir de Strasbourg. Je n’avais personne à voir là-bas, et rien à visiter. On était dimanche, tout était fermé. Dans le train j’ai envoyé un message à la jeune femme pour lui dire de m’attendre à la gare, ce matin, à 10:43. Elle m’a dit qu’elle serait là. Lors de l’arrivée du train en gare, elle était là, en effet, mais je n’avais plus tellement envie de la voir. Je l’ai esquivée, en empruntant un couloir souterrain, puis suis ressorti sur un autre quai, pour reprendre un autre train, pour partir ailleurs.
Il n’y avait personne dans cet autre train, car la destination est une ville dans laquelle personne ne va, où il n’y a rien à faire, mais où j’aime aller. Alors même que j’étais dans ce train pour ailleurs depuis déjà deux bonnes heures, elle m’a, à son tour, envoyé un message sur mon téléphone m’indiquant qu’elle m’attendait toujours à la terrasse du café, qu’elle m’avait vu repartir, qu’elle ne l’avait pas mal pris, mais qu’enfin vraiment elle m’attendait, là, pendant combien de temps, elle ne le savait pas précisement. J’ai préféré ne pas lui faire trop de peine, j’ai envoyé un bon ami à moi la rejoindre en terrasse. Il lui aura sûrement offert un café, puis une pâtisserie, ils seront allés chez elle, il lui aura fait l’amour, peut-être qu’il lui aura dit que ça allait s’arrêter là, ou bien qu’il serait prêt à s’engager pour une plus longue durée. Dans dix ans ils auront sans doute des enfants. Ce n’est plus vraiment mon affaire.
Semaine 41
14/10/12
Dans l’étude de l’oeuvre de Jean Echenoz, par Sjef Houppermans, il y a cette phrase, page 82, à propos de Félix Ferrer, le héros de Je m’en vais : « Ferrer ne « tient » nulle part, et rien ne le retient vraiment. Il est une page blanche. » Une page blanche.
Descendu à mon arrêt de bus habituel, j’ai remarqué, juste un peu à droite de la chaussée, passant sous un pont vert et mal entretenu, et longeant la rivière, un sentier, un sentier dans la ville. Je n’avais pas grand chose à faire chez moi, enfin peut-être, ranger un peu, balayer, alors je suis parti marcher sur ce sentier. On entend les voitures qui passent de l’autre côté des maisons, mais il n’y a que l’eau à droite, et le chemin de terre en face. Il longe tant la ville qu’il finit même par en sortir. Il sort jusqu’à aboutir à une autre ville qui est à trente kilomètres de là mais au nord, alors que je me dirigeais vraisemblablement vers l’ouest.
Je n’ai jamais été très bon en géographie, n’ai jamais su repérer l’étoile du berger, ai souvent confondu est et ouest, si bien que je louais toujours, hors de prix, des appartements orientés plein nord, puis m’en plaignais, mais réitérais quand même l’erreur à chaque nouvelle acquisition. Il y a qu’en forêt ou dans les labyrinthes de maïs, je finis toujours par traverser les arbres ou les tiges de face, enlevant tout l’intérêt de la perte, étant de toute façon perdu toujours. Je conçois assez aisément que mes lacunes puissent entrainer quelques dérives quotidiennes fâcheuses et anecdotiques, mais tout de même, comment, alors que de Rennes je me dirigeais, sur ce sentier, vers Brest, suis-je arrivé à Strasbourg ?
Lors de ma lecture d’Un roman russe, je suis passé sur l’adresse électronique d’Emmanuel Carrère. A la fin de ma lecture, j’ai entrepris de lui écrire un email. Je sais que c’est important pour moi, et qu’il va falloir que je lui l’envoie. Je sais comment il commence (« Bonsoir, »), et je sais comment il finit. Je sais qu’entre ces deux périodes devra être écrit le texte juste. Pour l’instant, un trou béant est là, qui m’a forcé à cliquer sur “Enregistrer”. Il y a un brouillon, à gauche. Je le vois, il est là. Quand il sera rempli, quand il sera parti, je serai guéri.
13/10/12
Un ami s’est suicidé avant-hier. Je le pressentais bien que cette histoire de répondeur allait me poser quelques problèmes. Tout le monde m’a attendu à l’enterrement mais je ne suis jamais venu. On a pleuré mon absence plus que la mort du défunt. Je me sens mal à l’aise désormais vis-à-vis de la famille, parce que tout de même, ce n’est pas moi qu’on devrait pleurer. On m’a dit, par téléphone, qu’un chien avait pissé sur le cercueil au moment de la descente en terre. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire. Ca a raccroché.
J’ai entrepris d’écrire une lettre très solennelle et touchante témoignant de mes regrets et de tout le bien que je pensais de cet ami, — dont j’esquive la mention du nom par quelques pirouettes grammaticales puisque je ne m’en souviens plus —, à quel point il me manquait, les photos que j’avais de lui dans mon appartement, au-dessus des cabinets ; dire toutes ces choses qui prouvent qu’on tient à quelqu’un, en somme. Et puis finalement, le blanc d’hôpital du papier me paraissant un peu trop austère, j’ai préféré envoyer une ancienne carte postale non-utilisée lors de mon séjour à Maubeuge. Cependant, la place pour écrire y étant nettement réduite, j’ai dû beaucoup couper dans mon texte original, pour finalement aboutir à :
« Tout se passe bien ici, on a du beau temps, le thermomètre indique 35°c ! Je vous laisse, les merguez sur le barbecue n’attendent plus qu’une chose : être retournées ! Bisous à toute la famille, Quentin. »
12/10/12
Je suis à St-Cast, au bord de la mer. Il est tard mais j’ai pris ma voiture, je me suis garé, et j’ai trouvé un café avec une salle pourvue d’une baie vitrée sur la Manche. J’ai pris mon ordinateur, ai ouvert le fichier index.html, ai écrit les deux lignes qu’il y a juste avant. J’ai également pris avec moi mon édition de poche de Voyage au bout de la nuit, pour relire la même page, plusieurs fois, page 500,
« Là-bas, tout au loin, c’était la mer. Mais j’avais plus rien à imaginer moi sur elle la mer à présent. J’avais autre chose à faire. J’avais beau essayer de me perdre pour ne plus me retrouver devant ma vie, je la retrouvais partout simplement. Je revenais sur moi-même. Mon trimbalage à moi, il était bien fini. A d’autres !… Le monde était refermé ! Au bout qu’on était arrivés nous autres !… Comme à la fête !… Avoir du chagrin c’est pas tout, faudrait pouvoir recommencer la musique, aller en chercher davantage du chagrin… Mais à d’autres !… »,
et puis je me dis, en même temps que j’écris, que j’aimerais la laisser filer la mer, dans ce que je perçois d’elle, là, à travers la baie vitrée et mon reflet qui revient, juste en voyant onduler sous les faisceaux de la lune de maigres vaguelettes qui s’écrasent comme des méduses qu’on piétine. Mais la marée la vide puis la remplit, comme on emporte le sable des dunes qui se redépose en fines pellicules grâce au vent. J’aimerais juste la laisser filer. La laisser filer. Entendre le roulis, s’approcher, se laisser engloutir ; enfin, filer à son tour.
Hier la soirée fut mouvementée, mais je préfère ne pas revenir dessus. Mon assiette refroidit, là, juste à côté, sur mon bureau. Il reste encore de quoi manger pour une personne, mais vraiment je n’ai plus faim. Je dois partir ce weekend alors je vais mettre cette part dans le frigo, en espérant qu’elle soit toujours bonne lundi, ou dimanche. Ca m’éviterait de préparer à manger. Ca me fait penser qu’il y a encore deux brosses à dents dans ma salle de bain, côte à côte, l’une faisant coller son plastique bleu au rose de l’autre, s’entrelaçant, les poils écharpés. Je n’utilise pas la brosse rose, elle n’est pas à moi. Je ne sais plus à qui elle est. Peut-être à quelqu’un qui a partagé ma vie, ou un matin, un instant d’intimité devant la glace. Peut-être juste une présence.
J’ai accroché une petite affiche de Jean Echenoz sur le mur qui jouxte l’endroit d’où j’écris. Il pose, tout en noir, adossé à un mur, il regarde je ne sais trop où, ni qui, ou quoi. En dessous il y a le titre du dernier livre de l’époque, Des éclairs, et puis le logo des Editions de Minuit. Et puis je ne sais pas trop, est-ce qu’elle est vraiment à sa place. J’ai le sentiment qu’elle est de travers, et les punaises rouillées ne sont pas du meilleur effet. Je n’ai pas mis de blu-tack car il laisse des traces sur le mur, ensuite, et les propriétaires détestent ça. Je ne vais quand même pas l’enlever ; c’est mon écrivain préféré.
11/10/12
La jeune femme vient de me rappeler. Je n’ai pas répondu alors elle a laissé un message sur ma boîte vocale. Je n’ai pas encore écouté le message sur ma boîte vocale, mais la diode rouge clignote déjà depuis trente minutes, et ça m’angoisse terriblement. Ca m’angoisse tellement que je suis présentement en train d’écraser mon répondeur avec mon pied, sans que ça ne produise aucun résultat concret. Je regrette de ne pas avoir de Rangers, ça aurait permis à la semelle d’avoir plus d’impact sur le plastique. Là, j’ai tout juste réussi à décoller une touche.
Je ne fuis pas vraiment. En tout cas, je ne l’interprète pas comme ça. Je ne l’interprète pas du tout d’ailleurs. Vraiment, je ne supporte pas qu’on laisse de messages sur ma boîte vocale. Il y en a une petite centaine actuellement, ça déconne complètement. Peut-être m’a-t-on annoncé la mort d’un proche ? Mais comment le retrouver, ce message précisément, dans tout ce foutoir auditif… Je ne sais pas pourquoi j’ai tout de suite pensé à la mort d’un proche, ça ne se justifie pas vraiment, tout le monde est en bonne santé autour de moi. Peut-être un suicide insoupçonné. C’est souvent comme ça que ça commence.
10/10/12
Il y a Robert Pinget, qui écrit aux pages 63 et 64 de Monsieur Songe : « Rédiger au jour le jour avec autant de grâce qu’il se pourra, tant pis pour les inconséquences, j’abandonne tout au hasard. » Et puis ensuite il écrit : « Mais si j’étais le hasard ? »
Je reviens de ce film surréaliste, auquel je suis allé avec Alice. Je n’ai pas retenu grand chose du film, sinon que je n’y ai rien compris, mais me parvenaient par moments, de la bouche de mon amie, de minces effluves de tabac froid, lorsqu’elle l’entrouvait et expirait pour reprendre sa respiration.
« Elle fumait en silence, dans une aura embrumée de mélancolie rêveuse qui paraissait sortir nonchalamment de ses lèvres pour partir en fumée vers le plafond. »
Tout à l’heure, enfin, cet après-midi, j’écris ça à une heure du matin, je vous avais laissé avec une jeune femme complètement déboussolée sur le seuil de ma porte. Il s’avère que, pris de remords, je l’ai raccompagnée chez elle, qu’elle m’a proposé, tout d’abord un verre, puis deux, que nous avons finalement bu plusieurs bouteilles, de je ne sais plus quel vin que je n’appréciais que moyennement, puis une cigarette, que j’ai refusée car je ne fume pas, puis d’aller nous coucher, à cinq heure de l’après-midi. Elle avait, au moment de l’embrasser, ce même goût de tabac froid, — mêlé au menthol du chewing-gum qu’elle avait mâché longuement juste avant —, qui ne m’était pas désagréable, auquel je prenais d’ailleurs un certain plaisir, et qui m’obsédait comme il me repoussait.
Le soir venu, lors du dîner, j’ai bu plusieurs verres d’eau avec du citron, juste le zeste, pressé, dilué, mais fort, et ayant tendance, grâce à l’acide, à éliminer les dernières plaques de fumées venant encore se coller à mon palais.
9/10/12
Je rentre tout juste de la librairie. J’ai croisé la jeune fille à la plaquette de beurre dans la rue. Elle n’avait pas trop l’air de m’en vouloir. Je lui ai demandé si elle voulait venir boire quelque chose dans mon appartement, pour discuter, et puis prendre le beurre. Elle m’a dit que oui, que ça lui ferait plaisir. Alors on est monté, mais arrivé sur le seuil de la porte, je me suis souvenu que l’endroit était très mal rangé, et que mon volume de Tombeau pour cinq cent mille soldats était ouvert à la page 130,
« La main de Crazy Horse s’enfonce sous la blouse entrouverte, couvre les seins ; de l’autre main le garçon soulève le bol, boit le lait attiédi ; puis, le reposant sur la table, il enlace la taille de la fille, baise son ventre, collé à la blouse par le sperme des soldats, ses mains pétrissant les fesses sous l’échancrure de la blouse ; la fille caresse la chevelure mouillée de Crazy Horse et dans le même temps que le sperme jaillit sur la cuisse du garçon, une goutte de lait, tout à coup, brille sur son sein. »
qu’elle aurait pu lire malencontreusement, et croire, parce que justement j’avais laissé le livre ouvert à cette page précisément, que je voulais la draguer. Ce qui est peut-être le cas. Je l’ai précipitamment renvoyée chez elle, sans lui donner de beurre. Elle avait l’air complètement déboussolée, la pauvre, je la comprends, mais quand même, « le sperme jaillit sur la cuisse du garçon », je ne sais pas si elle aurait trop apprécié.
8/10/12
Hier, après avoir éprouvé l’ennui jusqu’au bout, je me suis décidé à sortir flâner dans Trégueux, petit ville de Bretagne, dans laquelle, le dimanche, il ne se passe rien. J’ai pris des routes au hasard, parfois des chemins. Au bout des routes, je suis arrivé sur d’autres routes que je connaissais déjà. J’ai donc pris d’autres routes encore, puis un sentier, puis j’ai marché sur de l’herbe, ce qui m’a amené à un cul-de-sac, dans lequel je suis resté pendant cinq bonnes minutes, faute de savoir quoi faire, sinon demi-tour. Dans une sorte de square, il y avait un panneau, sur lequel j’ai pu lire “Une prairie fleurie dans votre ville”, avec des papillons et de jolies fleurs. Au même moment, en me retournant, un TGV est passé à quelques mètres de moi. Je me suis demandé si on n’aurait pas pu mettre un autre panneau avec inscrit “Un train à grande vitesse dans votre ville”.
Un peu plus loin, je me suis perdu dans un dédale de pavillons de banlieue. Au travers des baies vitrées, je voyais parfois une lampe halogène, ou la télévision retransmettant les images d’une compétition de formule 1. J’ai trouvé tout ça très triste, cette sensation de vie morte car complètement figée, alors j’ai envoyé un message à Chloé pour partager mon angoisse. Elle m’a dit « On y est heureux, une autre vision et attente du bonheur seulement. » Je ne sais pas vraiment si ça m’a rassuré, mais en reprenant Carrère une fois rentré, j’ai lu ça, page 92 : « Je toisais cette vie de haut, je n’en aurais pas voulu, il n’empêche que ce jour-là je regardais les enfants, je regardais leurs parents les filmer avec leurs caméscopes, et je me disais que le choix de la vie à Rosier n’était pas seulement celui de la sécurité et du troupeau, mais de l’amour. » Est-ce que Chloé pensait à l’amour en me parlant du bonheur ? Je pense que oui. Je ne pense pas pouvoir me remettre de la peur des lampes halogènes pour autant.
Semaine 40
7/10/12
Finalement, c’est le facteur qui a sonné, car il avait pour moi une carte postale venant du sud de la France. Je ne sais pas pourquoi, particulièrement, il a sonné à ma porte, surtout pour une carte postale. Et si, d’ailleurs, je voulais être parfaitement sincère, je dirais que le voir, lui, en ouvrant la porte, m’a enveloppé d’une certaine mélancolie. J’espérais sans doute voir la jeune femme d’en face, dans une tenue sans équivoque, avec à la main un plat, de, je ne sais pas, un boeuf bourguignon, pourquoi pas. Je n’aime pas spécialement le boeuf bourguignon, surtout lors des rendez-vous amoureux, mais c’est ce qui me faisait envie à ce moment-là.
Elle doit m’en vouloir, encore aujourd’hui, d’avoir oublié, pour le beurre. Je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête. Ce matin, les volets de son salon sont fermés. Peut-être parce qu’il est trop tôt, peut-être parce qu’elle boude. Je l’imagine en train de pleurer, les larmes tombant dans ses céréales, c’est ridicule mais enfin, c’est ce que font les filles. Elle a peut-être de la glace à la vanille, et au caramel. Je vais venir avec ma plaquette de beurre, ça sera un bon prétexte. Ensuite, pourquoi pas, je l’embrasserai. La carte postale était de ma grand-mère, elle me disait que tout allait bien, qu’elle profitait de l’océan Atlantique, pour observer les passants, et pour sentir les vagues ramener les algues mortes sous la plante de ses pieds.
6/10/12
« Le troisième risque est que l’auteur veuille garder contact avec le monde, avec lui-même, avec la parole où il peut dire « Je » : il le veut, car s’il se perd, l’oeuvre aussi se perd » Maurice Blanchot, L’espace littéraire.
Quand, avant-hier, j’ai dit, « je monte me coucher », c’est à cause de la façon dont est agencé mon appartement, un duplex dans le centre de Rennes, auquel on accède après avoir gravi trois étages par un escalier en bois qui a tendance à s’affaisser vers le bord intérieur. Dans la partie supérieure de mon appartement, il y a donc mon lit, — deux places, je ne sais pas pourquoi, je suis tout seul, peut-être dans l’expectative de pouvoir un jour, ou une nuit, ou plusieurs jours, peut-être plusieurs nuits, le partager avec quelqu’un, — une table de chevet, sur laquelle est posée une lampe bleue dont l’ampoule est grillée, et un mince volume d’un livre quelconque pris au hasard dans la bibliothèque de ma grand-mère, il y a de ça quelques semaines, lors de vacances que je m’étais accordées pour voir la mer venir.
Je passe mon temps, dans cet étage supérieur vide, à regarder le plafond noir. Je lis aussi ce livre dont je ne vois ni les mots ni les pages, m’amusant à réécrire de fond en comble l’histoire d’origine, qui n’a probablement aucun intérêt, pas plus que la mienne, mais qui au moins me plait, puisque je la construis. On y parle de sous-marins, et d’animaux étranges — peut-être que je réécris Vingt mille lieues sous les mers, finalement. En bas il y a beaucoup plus d’éléments à décrire, mais ils ont nettement moins d’intérêt. D’ailleurs, je crois qu’on sonne à la porte.
5/10/12
Je reprends au réveil ; il y a toujours une assiette posée sur la table, mais elle est vide. Bon, je me dis qu’il ne faut quand même pas rester sur une aussi triste découverte, je suis bien seul. Peut-être espéré-je avoir un invité surprise, mais non, alors je regarde dehors, il fait jour, et je vois, dans l’immeuble d’en face, une jeune femme qui mange, elle aussi, seule, du jambon je crois, et un verre de jus d’orange. Je lui fais un signe amical de la main, mais elle a le dos tourné, alors elle ne peut pas me voir. Elle regarde la télé, une émission pour redécorer son appartement. Il y a un cadre avec un chat et deux vieilles personnes, juste au-dessus de la télé.
Je prends mes clés, ferme derrière moi, et sors dans la rue. Il y a beaucoup de trafic. Au même moment, la jeune femme sort de chez elle. Je lui fais un signe de la main, toujours aussi amical, mais moins appuyé. Elle me répond, puis me demande si j’ai du beurre. Je lui dis que oui, j’ai du beurre, une énorme plaquette pas encore entâmée. Elle me répond que c’est parfait, mais qu’elle a seulement besoin d’une toute petite partie de cette plaquette de beurre complète. Je lui affirme que ça ne me pose aucun problème. Elle a l’air ravi. Elle me donne rendez-vous le soir même. Le soir arrive, j’oublie complètement notre rendez-vous, et fini par manger deux autres oeufs, le regard fixé, par-delà le vide, sur sa télé qui ronronne.
4/10/12
Je suis tout seul dans mon appartement, je crois. Je me dirige vers la salle de bain, allume un premier interrupteur, ce qui déclenche la mauvaise lumière, celle du miroir, agressive comme un soleil, m’empêchant presque de voir. J’allume le second interrupteur, tout en éteignant le premier. Une lumière tamisée se diffuse alors, permise par la présence d’un abajour en toile rose fine ; je ne me vois qu’à moitié. Je ne me brosse pas les dents, ni rien, je regarde juste l’attente. Je suis tout seul dans mon appartement, mais je ne peux pas vraiment l’affirmer. C’est-à-dire que je ne pense pas qu’il y ait quelqu’un d’autre que moi dans mon appartement ; il fait vingt mètres carré, et les emplacements pour se cacher sont rares. Sous le bureau, peut-être ?
Je mets deux oeufs à cuire, un pour moi et puis — peut-être deux pour moi, finalement. Ils sont prêts, alors je les mets dans mon assiette, mais remarque qu’il y en a également une en face, de l’autre côté de la table, mais personne sur la chaise. Je ne pense pas être schyzophrène, je suis tout seul dans mon appartement. Par la fenêtre j’aperçois les rembardes de mon balcon, puis derrière, la nuit. Derrière la nuit il y a mon reflet sans personne autour. Je ferme les volets. Je m’assois à ma table, mange mes deux oeufs, dessers mon assiette, monte me coucher. Il reste toujours sur la table la deuxième assiette, vide, on ne sait jamais.
3/10/12
Un homme est entré dans la rame, qui portait à la main un exemplaire récent de la Bible, traduite en français. Il récitait des psaumes à voix haute. Entre les psaumes il faisait des pauses, puis menaçait les personnes l’entourant. Il a voulu agresser une femme, il l’a agressée, il l’a même poignardée, provoquant un important brouhaha qui s’est répercuté sur plusieurs wagons. La rumeur s’est tellement emballée que trois stations plus loin on parlait de quarante morts dont douze enfants. Trois stations plus loin, le wagon dans lequel l’homme tenait fermement sa Bible à la main avait eu le temps d’exploser.
2/10/12
« Peut-être aurait-il pu pleurer s’il avait compris le langage des symboles, ou s’il avait au moins pu faire un effort d’imagination mais il ne comprenait rien, et il n’avait plus d’imagination, son esprit butait sur la présence concrète des choses qui l’entouraient, au-delà desquelles il n’y avait rien. » Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome.
Lien de cette réflexion avec mon travail présent sur D’autres vies que la mienne, où le seul moyen pour Carrère de dépasser la réticence du “fait” est d’éprouver une empathie personnelle pour Etienne. L’imagination est la clé des sensations, et lorsque le réel s’empare trop de l’homme, il finit par l’assécher, puis le laisser comme mort face aux visions creuses du monde qui l’entoure.
1/10/12
J’ai arpenté les songes et longé des corridors. Au bout il y avait de vieilles lampes à huile qui coulaient et des bougies à la cire brûlante. Chaque pas faisait craquer les miroirs et finalement l’énorme tapis persan sur le sol s’enfonçait en voûtes. Je ne crois pas pouvoir exprimer précisément le trouble qui m’habitait à ce moment-là. Je sais qu’il y avait des ombres et la pluie, l’aurore au bout qui chassait les vautours, mais décidément aucune flamme sur le rocking chair balancé à la parabole comme une pendule.
Semaine 39
30/09/2012
Au bout du fusil, face aux deux canons, il y avait un corps, et de l’autre côté, tenant la crosse, un autre corps. La distance séparant ces deux corps devait être d’un mètre, mais l’espace réel s’apparentait à des années de lumière. Il y a ce moment où l’index appuie sur la détente, où la cartouche s’enflamme puis embrase l’air comprimé des canons pour venir perforer en deux minuscules cratères la sphère charnelle de l’épiderme souple. Les autoroutes sont de gigantesques fusils.
29/09/2012
Je suis passé à côté d’une brasserie qui, sous les quelques néons encore allumés, diffusait un vieux slow mélancolique pendant lequel deux couples s’enlaçaient. Seulement, ils paraissaient réciproquement attirés par la personne dansant en face, et non contre eux. Je me suis accoudé au bar sans ne rien commander, observant la fracture s’opérant dans les regards de ces hommes et de ces femmes déchirés entre le vide et l’oubli. Ils ont continué de danser sans jamais ni s’aimer ni se nuire si bien que les chaises furent mises sur les tables, les néons éteints, les portes closes, et lorsque sur le trottoir la nuit déversa ses torrents de sanglots, l’habitude enferma ces corps rongés par le remord loin des cavalcades ennivrantes aux songes décalqués.
Semaine 38
23/09/2012
Savoir que l’on ne manque à personne, voilà le point de rupture vers la mort.
A chaque pas effectué, à chaque ruisseau franchi, une épaisse brume envahissait l’horizon et faisait pencher les ormes sur les prés, les maisons. Les aboiements de nombreux chiens traversaient l’aube alors les coups de feu suivants chantaient comme des craquelures sous un parasol. L’air était froid, tout bleu comme la mer ; les ecchymoses profondes et ma douleur griffée à même la pulpe des nervures.
21/09/2012
Il y avait sur le bord de la route un énorme cactus en fleur. Ce n’était pas le désert, c’était une route départementale de Bretagne, sur laquelle il pleut, et où les essuis-glace patinent en rythme de métronome, faisant crisser le plexiglas à intervalles réguliers. Un automobiliste est descendu de sa voiture pour toucher ce cactus, puis il est mort, bien plus tard, trente ans après peut-être, d’une mort naturelle. Puis une jeune femme est morte que je connaissais, mais elle n’avait jamais touché de cactus, ou peut-être de minuscules, dans un Jardiland. Des cerfs passaient derrière, dans le bois plus au fond, pour s’enfouir sous les talus. J’ai repris ma route, n’ai jamais revu ce cactus, ni les morts qui s’assoient.
19/09/2012
Sur Carrère — A lire D’autres vies que la mienne, il y a ce sentiment qu’une problématique générale pourrait se dégager de son oeuvre, à savoir comme exprimer [tel sujet]. Dans le cas de L’Adversaire, face à l’horreur, à l’innomable de la monstruosité ; dans le cas de l’ouvrage en question, l’attitude face à la perte, face aux événements qui dépassent. Le tsunami, le cancer d’une personne pas assez proche ; l’inertie qu’on ressent face aux grands chamboulements qui ne nous touchent pas — « cela me faisait de la peine, bien sûr, mais c’était loin. »
Semaine 37
15/09/2012
II. A vélo — Les vélos, avant qu’on ait le grand rouge, ils nous servaient à faire des tours sur les petites routes. C’étaient jamais de grands tours, parce qu’on avait des petits vélos, mais c’étaient nos tours, nos tours de campagne. On passait par derrière et il y avait la ferme à P’tit Gus’, et ses vaches, — ça sentait jamais très bon —, et puis la nationale, mais on la franchissait juste, c’était comme une mare aux crocodiles dans la cour de récré, c’était pas grand chose, quelques secondes à passer. Et puis on continuait tout droit. Ce sont des routes sans nom, elles n’ont que leurs graviers et leurs hautes herbes pour leur porter compagnie. On ne sait ni trop où elles mènent, ni trop qui les emprunte ; hormis nous. Nous on est à vélo mais Elles Elles sont à pied parce qu’Elles sont trop vieilles pour perdre leur temps à vélo, Elles préfèrent marcher, car Elles n’ont plus que le temps comme trésor, alors que nous on a toute la vie, on a tous les champs, et tous les vélos, et tout ce que le bosquet contient entre ses ronces. Alors que Elles, Elles ont le temps, et puis le café, parfois, mais pas tout le temps, ça dépend, ça dépend du temps, et du temps qui reste, ou du temps qu’elles ont.
Le circuit qu’on fait à vélo il passe comme ça encore devant des fermes, mais elles n’ont pas de noms, ni de vaches ; il passe aussi devant des maisons qui n’ont personne à couvrir, sauf quelquefois une grand-mère, et nous la saluons, sans la connaître, car elle n’est qu’une ombre, qu’un flou quand nous sommes à toute allure sur nos vélos. Elle a le malheur de vivre dans une descente. Les gens des descentes, ce sont les fugitifs. Elles, Elles peuvent discuter avec la grand-mère, car Elles n’ont plus le flux des roues qui tournent, alors nous, sur nos vélos, nous les attendons, au croisement, pour ne pas les perdre de vue. Et puis ainsi nous avançons, quand le tour se termine, et nous rentrons dans la cave, déposons nos vélos, et remontons dans le salon. C’est le temps de la nuit, et il a aussi ses charmes, mais pas celui de la vie.
On fait d’autres tours encore parfois, mais jamais tous ensemble, parce que tous ensemble ça n’existe plus, c’était un temps qui était agréable, mais il a fallu grandir. Alors les vélos restent vides, surtout les plus petits, car nous les abandonnons au profit des plus grands, comme le rouge, et les routes se font plus grandes, plus vastes, nous pouvons slalommer entre facilement, mais ça n’est plus marrant, car nous n’avons plus de temps à perdre, nous n’avons que le reste à rattraper. On s’est arrêtés, une fois, au milieu, le soleil se couchait, on était que deux. On est allés visiter une maison de vacances à côté, pour le plaisir de la visiter, car il n’y avait personne. On est allés dans le jardin, on s’est balancés aux balançoires, et on a vu ce que ça faisait l’absence, alors on s’est assis sur le bord du muret, on a regardé le soleil se coucher sur les champs, et puis on s’est dit « on rentre ? », et on est rentré, et c’était le temps de la nuit, mais c’était magique quand même.
10/09/2012
I. Au lavoir — Derrière le champ faisant face à la maison, et qui désormais est remplacé par de nombreuses bâtisses hideuses, serpentait une route nous menant, les soirs d’été, directement au lavoir. Il y avait, juste avant, et nous passions les voir, nous aventurant parfois même à leur donner de l’herbe qu’ils ne mangeaient jamais, des moutons ; des moutons noirs, et des moutons blancs. Ils n’avaient rien de spécial, c’étaient de simples moutons, et nous leur donnions à manger, pour les rassasier, pour créer un lien avec le genre animal, pour nous divertir. Aucun geste de violence envers eux n’a eu lieu à aucun moment, car nous étions profondément respectueux du silence que ces bestiaux témoignaient, et qui donnait à la fraîcheur de la nuit qui tombe, un sentiment de cohabitation pacifique et paisible. Ils étaient les gardiens abrutis de notre lavoir, et pour celà nous les remerciions à chaque balade, même si nous étions pressés. Nous étions rarement pressés.
La civilisation, au lavoir, venait nous déranger, car la route était une route où, de temps en temps, une voiture passait, qui effondrait notre solitude et notre intimité. Quand nous avions réussi à faire abstraction de toute cette agitation, derrière notre dos, nous nous concentrions sur l’eau, stagnante, verte et boueuse, nid à microbes et batraciens morbides. On imaginait une faune monstrueuse, guettant nos moindres pas derrière les nénuphars, ou derrière les feuilles mortes, nombreuses, tombées en surface à la fin de l’automne. Deux tuyaux gris, aux extrémités, faisaient filtrer l’eau. Nous les bouchions avec les feuilles tombées, sans savoir vraiment ce que cela produirait. Personne n’a jamais su, et personne ne nous a jamais dit d’arrêter. On courait autour, sur le granit, en espérant que quelqu’un tombe. Personne n’est jamais tombé non-plus. Au lavoir il ne s’est jamais rien passé, et peut-être est-ce pour cela que nous y allions, car étant la zone de paix, soumise aux yeux des gardiens blancs, notre imagination pouvait s’épanouir comme une cuve trouée de laquelle l’eau filtre en tout sens, hors-de-contrôle, hideuse, brisée, mais libre de choisir sa chute.
Au bout de cette petite route il y avait une route, une plus grande route encore, rejoignant une départementale, puis une nationale, une autoroute, des autoroutes, à multiples voies, des autoroutes bondées, de voitures, de poussière et de bruit, rejoignant souvent Paris, et nous détestions rentrer par là ; alors nous faisions demi-tour, et, gravissant la côte aux moutons, repartions abandonner nos enfances sur les sentiers faisant face au soleil.
« Mais il y a une chose dont une chose est incapable : c’est de contenir autre chose qu’elle même, sinon elle ne serait pas ce qu’elle est. » Pierre Bergounioux, L’Orphelin.
Alors que je vous parle, une femme vient de se jeter du haut du pont. Ce pont traverse une autoroute, et sur cette autoroute, tout logiquement, les voitures roulent, pour les conducteurs les plus inconscients, à 160km/h, pour les plus prudents, à 90km/h. La distance qui sépare l’autoroute du pont doit être d’une trentaine de mètres, ce qui laisse peu de chance à la femme — que je ne vois plus, puisqu’elle vient de tomber — de survivre. Nous sommes un weekend de départ en vacances, et le trafic est dense, mais dégagé, laissant une place confortable pour accélérer. Si cette femme ne s’est pas tuée sur le coup en tombant, il y a donc de fortes chances que, une jambe ou un bras brisé, elle se fasse, dans une course désespérée vers la glissière de sécurité, écraser par une voiture. Je ne me penche pas pour regarder, car un vertige intense me gagne. Je fais demi-tour et pars acheter ce qu’avait prévu ma femme qui vient de se jeter du haut du pont, deux immenses connifères.
Semaine 36
31/08/2012
Claro, Tous les diamants du ciel, Actes Sud, 2012. — Se servir de la drogue comme prétexte, comme prétexte connu pour s’enfouir dans la poésie. Après Michaux, abondamment cité, tout en empoignant le pain de Ponge, qui alors se déforme, et s’enlise, prend l’empreinte de doux spectres aux allures de démons, qui éveillent le Saint-Antoine de Flaubert — ayant perdu la foi —, et viennent émerveiller ou effrayer des âmes perdues au milieu des champs.
Antoine et Lucy, deux stéréotypes, qui essayent en vain de se perdre, dans le sexe, dans les hauteurs, pour l’une, dans la variété des continents, les abîmes des profondeurs, pour l’autre. Tous deux ont un point commun : ils disparaissent. S’ils cherchent les extrêmes c’est pour se souvenir de la perte sensorielle d’un corps habitué aux sublimes artificiels, de lourdes topazes qui jour après jour, année après année, se cherchent pour se fixer dans la tranquilité du ciel.
« Il existe, il le sent, une façon de déborder de soi tout en préservant la fixité certains reliefs, une façon d’épouser la grande dissipation de l’être sans se laisser éblouir par les mille tumeurs du possible. »
Claro manie une langue contortionniste, illuminée, qui arrive à saisir les contours de la perte, des corps, de la poésie sensorielle, celle des fusions charnelles et des Voyages. Il fait revenir ces fantômes d’un monde où le réel n’existe plus. Il les perd. Il les perd dans le progrès de l’histoire, qui n’est rien. Qui n’est ni la lune ni la bombe atomique, qui n’est peut-être que l’ailleurs. « Langage souvent dérange. » Tout comme Rimbaud, il fait Antoine plonger, plus loin, noir, au fond de l’oubli, d’où jamais il ne reviendra, si ce n’est, peut-être, mort.
C’est peut-être ça, c’est peut-être tout autre chose.
Semaine 35
23/08/2012
A lire les articles de presse élogieux concernant certains auteurs de la rentrée littéraire, je me demande vraiment si dans l’écriture du monde contemporain, l’essentiel, ce sont ces nouvelles technologies, ces machines, ce cynisme d’une société dématérialisée ; ou cette fameuse classe « petit-bourgeois », éternelle chimère du créatif ne sachant plus dans quelle entité s’incarner, tant elles deviennent hétéroclites, et qui préfère se réfugier dans ce qui l’entoure mais qu’il ne connaît même pas. Est-ce que le sujet important aujourd’hui est vraiment « Monsieur tout le monde vient d’acheter un nouvel iPhone et installe l’application Facebook. »
22/08/2012
En fait c’est comme dirait François Bon dans Paysage Fer : « La géographie en fait on s’en moque, c’est la répétition qui compte, les images qu’on ne saurait pas, à cette étape-là, remettre dans l’ordre, à peine si chaque fois qu’on les revoit on en arrive maintenant à se dire : cela déjà on l’a vu, cela déjà on le sait, et l’entassement de choses, plastiques et fer, énigmes blanches sous bâche ou bâtiments sans explication affichée dans les travées vides qui les séparent, dans l’arrière étroit de ce pavillon contre voie, comme ailleurs cette pure sculpture de deux voitures identiques accolées par l’arrière, sans moteurs ni portes, au coin bas du champ ou la hiératique maison blanche dans la rue d’en haut, à Toul, habitée quand même. »
Je sais que ce projet littéraire devrait être travaillé comme une photographie vue du ciel, très caractéristique pour ce type de lieux de la froideur, de la monotonie, de la duplication à l’infini de ces bâtiments en tôle grise ondulée arborant seulement d’affriolants écriteaux aux couleurs démesurément prononcées. Seulement, cette vision, vraiment importante car elle est celle globale de ceux qui concoivent ces sphères commerciales, n’est pas celle qui devra fournir les sentiments. Il faudrait alors une ribambelle de personnages pour recevoir dans ses diverses secousses la puissance mélancolique/financière/exaltante des zones industrielles. Je ne sais pas encore si l’action doit se passer dans une seule zone, ou diverses éparpillées géographiquement. Temporellement, ça se construira comme une semaine de travail, en jours ouvrables et jours ouvrés. Peut-être plus d’une semaine.
20/08/2012
Don Quichotte > Manuscrit trouvé à Saragosse > Le Maître et Marguerite > La Vie mode d’emploi
J’ai dans l’idée un projet littéraire, qui aurait comme personnage principal une zone industrielle. J’ai commencé plusieurs ébauches avec un personnage humain qui dit « je » mais ça ne marche pas vraiment, ça ne dégage pas la mélancolie que je souhaite car ça ne serait que mon ressenti et ce n’est pas ça que je veux délivrer. Il faudrait que les descriptions permettent dans leur propre mouvance de délivrer l’action, et que les lieux, les bâtiments, les routes, les panneaux signalétiques, soient les acteurs de cette minuscule tragédie répétitive.
Semaine 34
19/08/2012
Comme lors des liquidations totales, tout doit disparaître.
14/08/2012
« Ca ne me fait rien d’échouer, j’aime bien ça, seulement je voudrais me taire. Pas comme je viens de le faire, pour mieux écouter. Mais paisiblement, en vainqueur, sans arrière-pensée. Ce serait la bonne vie, la vie enfin. » Samuel Beckett, L’Innommable.
La croûte de ma glace s’effrite comme les glaciers des pôles et vient percuter les profondeurs gelées de la mer.
Semaine 33
12/08/2012
Il y a l’édition de poche de L’Innomable à côté de moi, à droite, sur la nappe grise de la table. Il y a ce portrait de Beckett ensoleillé qui me fixe, noir et blanc. Je ne sais pas trop ce qu’il en pense.
7/08/2012
Je voulais me promener alors je suis allé dans un bois. C’est un bois situé à quelques kilomètres de chez moi, mais que je ne connaissais pas. Arrivé dans le bois, j’ai avancé un peu, puis je me suis arrêté pour regarder autour de moi. Il n’y avait qu’une végétation haute et dense. J’entendais ce silence des bois, fait de minuscules bruits additionnés qui fonctionnent comme une partition discrète. J’ai trouvé ça ennivrant et déstabilisant, alors j’ai fait demi-tour. Sur le chemins du retour j’ai croisé la route d’un gigantesque hippodrome, séduisant dans son architecture, ses lignes de fuite et ses ovales parfaits, beaucoup plus rassurant que le capharnaüm de la forêt. Il y avait également une carrière, dont la vue me donnait le vertige, car elle était située en contre-bas de la route. Pour ne pas plus éprouver mon corps à cette sensation, je ne me suis pas arrêté. Je cherche plutôt un lac, ou une surface d’eau, dégagée et aérée.
6/08/2012
Je crois que j’ai toujours aimé les êtres humains, et surtout profondément de les voir heureux.
A mesure que mon âge avance, d’autres dents poussent à l’arrière de ma bouche, creusant ma gencive. Comme cela ne s’arrête jamais, j’ai le pressentiment qu’atteint trente ans, mon corps sera rempli de dents, de cette matière ivoire et dure, qui me fera mâcher sans cesse les résidus d’aliments qui viendront se perdre dans mon estomac. Ainsi mon corps saura se satisfaire à l’infini de peu de nourriture, laissant place nette à mon esprit qui ira se perdre sans amorces dans le vide du dehors.
Comme Giono, j’aimerais une maison à juste distance de la ville.
Semaine 32
30/07/2012
« […] j’attendais qu’un bel ange byzantin, descendu pour moi seul dans toute sa gloire, me tendît la plume fertile arrachée à ses rémiges et, dans le même instant, déployant toutes ses ailes, me fît lire mon oeuvre accomplie écrite à leur revers, éblouissante et indiscutable, définitive, indépassable. » Pierre Michon, Vies minuscules.
Très porté sur les mangas en ce moment. Peut-être faire plus tard une étude détaillée de la retranscription des mythes de la littérature faite par Oda dans One Piece ; ou encore le jeu dans Bakuman, entre la théorie et la pratique, comment montrer la théorie expliquée précédemment par l’application même de celle-ci quelques pages plus tard.
Semaine 31
27/07/2012
« Dès que j’ouvre un roman, j’attends de lui qu’il me dise : écoute, je suis autre chose, je suis la poésie perdue et l’essai technique impossible, je suis le commentaire déraisonnable et la description infinie, je suis ailleurs et un allié pour ton sang – et non qu’il me dise : regarde, je suis en train d’aller où je vais et où je te dis que je vais. » Claro, Pourquoi ne lit-on pas les livres qu’on n’aime pas ? : http://towardgrace.blogspot.fr/2012/07/pourquoi-ne-lit-on-pas-les-livres-quon.html
25/07/2012
« Emmuré dans les mots, tâtonnant dans la nuit des images, / Un enfant cruel en moi réclame de ne rien ensevelir / Et celui qui te parle est comme les rescapé d’un naufrage. » Louis-René des Forêts, Les Mégères de la mer.
« […] selon lui, le narrateur devait toujours être perché sur la branche d’un arbre au bord d’une route et, quand le personnage principal passait (au volant d’une voiture décapotable blanche avec la radio à fond), se laisser tomber sans bruit au fond des sièges arrière, quand ils existaient. » Frédéric Berthet, Daimler s’en va.
Semaine 30
22/07/2012
Lovecraft, Notes sur l’écriture de la fiction surnaturelle : http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3021
20/07/2012
Retrouver, d’un siècle à l’autre, ces mêmes récits, qu’on dirait écrits par la même puissance narratrice, Don Quichotte, Manuscrit trouvé à Saragosse, Le Maître et Marguerite, où s’entremêlent les récits, les aventures, les récits théologiques (Satan, Le Juif errant), cette fascination pour le double et l’illusion. Qu’est-ce qui fait que ces oeuvres tissent une mince bordure entre elles, gargantuesques.
19/07/2012
J’ai quelques Pléiade (Baudelaire, St Exupéry, Céline, Breton, Sartre), mais ne les lis pas. J’ai feuilleté, partiellement, la correspondance de St Exupéry avec sa mère, le manifeste de Breton, et le journal de Baudelaire (déjà lu en poche) ; n’ai pratiquement jamais ouvert les autres. Nourri par le livre de poche, je vis comme une réticence ces ouvrages délicats, qui ne sont comme pas taillés pour ma vision, mes habitudes, mes délicatesses. Ce sont de très jolis ouvrages, mais mes yeux ne sont pas faits pour.
Maurice Nadeau, le chemin de la vie : http://www.youtube.com/watch?v=DGlLOqIIcwQ&feature=related
« émotion chaque fois renouvelée lorsque après de longues heures dans l’avion qui semble immobile au-dessus de l’océan sans repères le voyageur relevant les yeux de sur le livre ou le magazine qu’il était en train de feuilleter s’aperçoit soudain que vers l’avant tout l’horizon est obstrué par une côte — ou plutôt un continent — comme tout à coup matérialisé à partir du néant, et ceci non pas sous l’aspect habituel que découvre un voyageur regardant s’approcher une terre mais, au contraire, car « cela » semble s’avancer lentement, ou plutôt inexorablement, à la façon sournoise et imparable dont s’avancent les reptiles ou la lave d’un volcan, comme une sorte de plaque ou plutôt de croûte dérivant lentement à la surface du globe terreste. » Claude Simon, Le Tramway.
Comment faire vivre nos blogs littéraires sans les réseaux sociaux ? par Laurent Margantin : http://carnetsdoutreweb.blog.lemonde.fr/2012/07/19/comment-faire-vivre-nos-blogs-litteraires-sans-les-reseaux-sociaux/
18/07/2012
« […] j’aime les foules joyeuses, je n’aime pas ce qui plaît aux foules […] », Alain Robbe-Grillet.
Ce souvenir de regarder, sur le canapé à la couverture de laine rouge-noir, chez mes grand-parents, l’émission Un livre un jour, et de la trouver tellement austère, avec ce présentateur habillé comme on habille les rideaux, et qui parle de choses qui me dépassent. Au générique à la musique qui m’entête, malgré tout, et à la mélancolie sobre des émissions que je n’oublie plus. De la littérature qui était encore quelque chose d’étranger. Et puis aujourd’hui, naviguer sur le site de l’INA pour retrouver ces vidéos, qui composent mon arrière-fond familial et culturel, pour retrouver ce que je lis et ce que j’éprouve ; ce qui, d’inconnu, est devenu le quotidien.
17/07/2012
Lecture de Sortie d’usine, François Bon. Livre essentiel, en cela qu’il devait être écrit. Grande maitrise, calque parfait dans le fond, mais surtout dans la forme, de cette prose de la mécanique humaine et sociale, de vie dans les usines. L’ellipse nécessaire des conversations et d’un mode de fonctionnement cérébral qui veut cette hachure, ce découpage, pour ne plus se soucier de la continuité du temps qui passe, et qui est insupportable.
Correspondance entre Echenoz fasciné par les ponts, et Simon voulant construire son livre comme on peut construire un pont. Cette fascination pour l’objet, pour sa fabrication, et sa forme finie, pour cette sorte de perfection du tout indivisible et indissociable. Le livre pareillement, se construit comme objet d’art.
16/07/2012
« Et comme la fragilité et l’inquiétude s’alimentent de poésie, au retour il sera demandé à ces hauts voyageurs de vouloir bien se souvenir. » René Char, Fureur et mystère.
« C’est que la nouvelle littérature ne flatte pas notre paresse ni nos goûts et qu’elle doit être méritée. » Claude Mauriac, à propos de Moderato cantabile.
« — La nuit, c’est loin les maisons, dit-il. » Marguerite Duras, Moderato cantabile.
Semaine 29
15/07/2012
Les objets chez Echenoz.
Qu’est-ce qu’elle dit Zazie ? Les nouveaux malfaiteurs. http://www.tierslivre.net/media/lab/zazie.htm
« Et cette grande femme qui est debout devant lui, qui déjà s’éloigne sur ses pieds de marbre, c’est la verticale sans frein de l’éclair. » Pierre Michon, Abbés.
13/07/2012
Parti avec une liste de livres à acheter, trouvé aucun, mais revenu avec cinq autres. Fais trois librairies différentes, rien. Je pense qu’un axiome existe stipulant que plus un écrivain est important pour sa génération (Guyotat, Michon, Bergounioux) moins il apparait dans les rayonnages. Juste le Carnet de notes de Bergounioux, justement, dont l’intérieur m’a passionné pendant dix minutes, debout, dans les rayons, mais dont le prix m’a dissuadé, pour l’instant. Je crois être frappé d’un intérêt effrayant pour les vies intimes des écrivains.
Chez Echenoz, cette importance de l’objet, et pas comme symbole, comme signe — si j’ose dire — mais juste comme objet, dans sa fonction courante et première, dans son utilité (souligner), dans sa forme, et sa place parfois fortuite, parfois volontaire. Tous ces objets qui parsèment une vie. Même les personnes deviennent des objets (Gérard, Un an, p. 99).
« De toute façon c’est très calme en ce moment, la médecine a fait tant de progrès. Les gens ne meurent plus. » Jean Echenoz, Un an.
« Je comprends alors que ce qu’Échenoz écrit du style de Zatopek est aussi une mise en abyme de ce qu’on a pu un temps lui reprocher à lui, Échenoz… Mais voilà, lui aussi, il gagne, et c’est autre chose que du pognon. » Journal LittéRéticulaire 2.0, 28 novembre 2008.
12/07/2012
Comme dans les récits de la Shoah, cette incompréhension planante dans le texte de Mauvignier, retraçant les événements de 1985 à Heysel. Ce dégoût de l’humain face à l’innommable, une immense sphère de haine et de rage, envers la mort qui ne devrait pas survenir ainsi, dans la banalité du quotidien, comme décomplexée par le manque d’alentour dont elle fait preuve. Comme si la mort sans cierges et enluminures ne devait plus être la mort.
11/07/2012
« […] puisque les mots sont comme des gamelles creuses dont le fer ne fait résonner que du vide. » Laurent Mauvignier, Dans la foule.
10/07/2012
J’ai passé la journée profondément seul. Non uniquement dans la solitude passagère d’une date perdue dans la semaine, dans le mois ; mais plutôt comme l’inconscience de la solitude. Que tous mes actes, essoufflés, épuisés, étaient indépendants de moi, et étaient saisis, comme à l’aide d’une immense caméra entourée de projecteurs, à mon insu. Par l’insistance que porte le décor, la pluie, l’extérieur neutre à mon endroit, j’ai, à l’instant de me coucher, comme l’abattement d’une scène en plan fixe qui vient se creuser dans ma douleur.
« Mais le plus drôle fut que le brandon que j’avais jeté au giron de mon paillard de rôtisseur lui brûla tout le pénil, et qu’il allait prendre à ses couillons, mais malheureusement il ne puait pas assez lui-même pour ne pas le sentir avant le jour […] » Ibid.
9/07/2012
« nous devons parler selon le langage usité, et, comme disait Auguste, il faut éviter les mots épaves avec autant de soin que les capitaines des navires évitent en mer les récifs. » François Rabelais, Pantagruel.
Terrassé par l’absurdité et la laideur du qualificatif de « belle plume », serais-je seulement davantage séduit par le plus contemporain « beau clavier » ?
« Il n’y avait aucune lumière au loin, uniquement une route déserte qui se prolongeait dans la nuit, avec quelques sous-bois sur les côtés, une grande ferme à l’horizon, et je marchais tout seul au bord de la route, ne distinguant déjà plus derrière moi le parc de la propriété que je venais de quitter. » Jean-Philippe Toussaint, L’Appareil-photo.
Il faut toujours, avant d’écrire, couper tout son artificiel, — ne comprenant donc pas ceux provenant de l’extérieur et qui traversent ma fenêtre par la coïncidence de la vie — car ils influent trop sur le rythme de ma phrase, sur la façon dont je peux la modeler, et dont elle doit vivre pour mourir. La musique me fait la maintenir dans des courbes qui ne me plaisent pas, et que je juge bancales.
Il me faudrait, comme mobilier, une chaise d’atelier avec un dossier en bois, rigide, une pédale pour régler la hauteur de l’assise, ainsi qu’une barre de fer pour reposer les pieds. Il me faudrait également un coupe papier, un cahier 21x29,7 grands carreaux et un stylo à encre noire, à la pointe fine pour ne pas écrire gras — ce que je déteste. Egalement, une lampe de bureau, à l’abat-jour vert, de celles visibles sur les bureaux d’écrivains de 1960.
Plus que des styles, ce sont des attitudes que je copie, des postures que j’adopte. Plus que la façon dont sont construites les oeuvres, ce sont la façon dont elles ont été faites, ce voyeurisme quotidien, qui m’intéresse. L’environnement d’un auteur, ses manies, son mobilier, son emploi du temps. Comment, lorsqu’il se détache du livre avant d’y entrer, il se comporte. De quelle façon il arrive à créer une atmosphère qui lui est propre. Voilà ce que je cherche, une façon propre de vivre.
« Les meilleurs livres sont ceux dont on se souvient du fauteuil dans lequel on les a lus. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience.
Semaine 28
8/07/2012
« Je tiens en tout cas que chaque écrivain « digne de ce nom » doit écrire contre tout ce qui a été écrit jusqu’à lui (doit dans le sens de est forcé de, est obligé à) — contre toutes les règles existantes notamment. C’est toujours comme cela, d’ailleurs, que se sont passées les choses ; je parle des gens à tempérament. » Ibid.
7/07/2012
« Je ne me prétends pas poète, je crois ma vision fort commune. » Francis Ponge, La rage de l’expression.
« Ce qui importe chez moi, c’est le sérieux avec lequel j’approche de l’objet, et d’autre part la très grande justesse de l’expression. Mais il faut que je me débarrasse d’une tendance à dire des choses plates et conventionnelles. Ce n’est vraiment pas la peine d’écrire si c’est pour cela. » Ibid.