2014
On oublie tout de celles qu’on a aimées, sauf les noms, et quelques étapes du désir laissées à l’abandon.
J’ai passé de longues minutes à discuter avec la coiffeuse, à entamer le deuil de mon apparence, à envisager de disparaître derrière qui je suis, pour qu’elle m’en dissuade soudainement au dernier instant, ne comprenant pas ma justification d’un tel traitement, ne comprenant pas pourquoi je voulais en finir autant avec moi-même, et j’ai écouté, et je n’ai pas compris aussitôt, ni encore ce soir, je n’ai pas compris encore comment m’aimer, comment me tolérer, avec cette tête de fin de monde, alors la journée a passé avec mon père, à changer la roue crevée de ma voiture, à récupérer quelques affaires, parler de soi et des femmes et du temps qu’on perd à vouloir se retrouver dans l’irraisonnée attraction du coeur, et plus tard dans la journée, il faisait déjà sombre, je suis parti, j’ai repris la route, mais avant de partir mon père m’a dit que j’étais beau, et qu’il m’aimait, et j’ai claqué la portière, et j’ai roulé, et au départ la radio a grésillé toute la portion de quatre voies mais arrivé dans les terres, sur la nationale, au guide des phares arrière des étrangers, il y a eu une chanson que je connaissais bien, et qui disait chanter quelqu’un qui s’en va pour ne pas cesser de vivre, alors j’ai chanté à voix haute, fort, tout seul dans ma voiture perdu, et j’ai pleuré en chantant, et je ne pouvais plus que tout juste chanter pour oublier ses peines, et la chanson finalement s’est terminée, et la route a continué, longtemps, dans les détours de la campagne, où il n’y avait plus personne pour me voir, que le décor troué à l’endroit de la nuit.
Comment faire revivre ce que j’ai perdu, ce que j’ai détruit, ce qui est mort et ne sera plus, voilà ma quête d’illuminé.
Par exemple, je retrousse toujours les manches de mes pulls sur mes avant-bras et ça je le tiens de mon père.
Monsieur Ouine m’a fait penser par bien des points au Ruban blanc.
Hier soir, pendant le dîner, j’écoutais Manou et Marie-Claude parler, et soudain j’ai été angoissé d’être seul, angoissé d’être mort, et j’ai cru soudain déjà que toute ma vie s’enflammait, et que mes cendres hurlaient aux décombres, et que tous ceux que j’aurais pu connaître me servaient de cortège, et que toutes celles s’évaporaient, et que je retournais à l’absolu de cette vie dernière qui ne tolère aucun bruit ni aucun amour : que le vide, et la destruction.
J’ai l’amour exclusif et intolérable. Alors, quand je vois qu’il ne mène à rien, je coupe d’un coup toutes les attaches, je m’enferme dans un silence injustifié, je laisse disjoncter les appels, je coule sous le paysage, je me fais une place derrière mes apparitions, je présente un automate immobile, et moi je m’affole pour ne plus jamais avoir à parler à celles-là que j’ai éprouvées, et je chute, et tout en bas, je recommence, et ainsi encore, jusqu’à la fin, soit que je serai mort, soit que quelqu’une, sincèrement, par hasard, me tolèrera.
Les plus belles de mes idées, je les perds dans mon sommeil.
« Les hommes deviennent tous fous, fit-elle avec un profond soupir. Faut qu’il y ait, comme on dit, quelque chose dans l’air, un poison, je ne sais quoi. Voyez-vous, docteur, en mon temps – je parle de ma jeunesse, bien sûr – les vieux n’avaient pas la moitié du vice de ceux d’aujourd’hui. Pour moi, le mal vient de là. Le monde est en train de pourrir par les vieux. »
Hier, lors de l’enterrement de sa mère, la tristesse de Fiona dévastait tout, de la mine des inconnus aux bancs de l’église, et l’entourait d’une nouvelle figure inédite, la belle figure du deuil, qui a comblé l’énigme de cette amie aux humeurs contenues. Découvrir enfin qui est là, qui éprouve et qui respire, dans le silence de tous ces visages désolés, qui se révèle au monde par la perte, et s’élève, et s’impose, m’a anéanti au plus loin, m’a entaillé l’estomac, m’a fait comprendre ce que veut dire être aimé, et m’a fait aimer à mon tour.
Mais j’aurais préféré ne pas tomber amoureux ce jour-là.
Aussi, je me sens succube, et ça me répugne.
« L’assurance de sa parfaite solitude, de l’espèce de damnation où il était tombé, ébranle à cette minute si fortement ses nerfs qu’il essaie gauchement d’exprimer pour lui seul, par quelque image, un sentiment presque inconcevable. Il ressemble à un vieil arbre pourri, plein de sciure, pense-t-il le temps d’un éclair. Puis il hausse les épaules et s’avance hardiment vers son destin. » — Georges Simenon, Monsieur Ouine.
La semaine dernière, Cassandre m’a dit : Tu ne demandes jamais l’avis de personne. Je ne m’en étais jamais rendu compte.
Pendant le déjeuner et le diner, je peine pour trouver de quoi nourrir les conversations avec ma grand-mère. Alors je me tais, mais je sens que ça l’insupporte. Elle m’a prévenu qu’elle ne serait pas là pour le Réveillon. Je lui en veux. Elle me ramène à ma propre incapacité de dire à mon père que je n’aurais pas voulu être là non plus.
À une heure et demi du matin, alors que je trouve enfin quelque chose d’intéressant à lire sur internet, ma grand-mère fait un détour par le salon après être passée aux toilettes et me dit, en entrouvrant la porte : Il commence à être l’heure d’aller dormir chéri. Elle doit croire que j’ai encore dix ans. Je réponds : Mh mh, et elle retourne se coucher.
À la télévision, dans une émission de musique, on offre des poupées aux petites filles et des camions aux petits garçons. On construit tôt les stéréotypes.
D’aussi loin que je me souvienne, quand mon grand-père vivait encore, les soirs d’hiver, à table, ma grand-mère, dos au salon, regardait la télévision en reflet dans les vitres de la cuisine ; toute sa vie elle a regardé les choses dans le reflet d’une vitre.
Je ne fais rien de mes journées. Je suis à Matignon depuis dimanche ; j’ai fait un aller-retour à Dinan pour ramener mes cousines en voiture. J’avance un peu dans Monsieur Ouine et je crois que je ne comprends rien à la plupart des pages. Je passe mon temps devant l’ordinateur. Je n’avance pas. Je mange salement. Je dors jusque tard. Je suis si fatigué. Soit que c’est l’hiver qui arrive, soit que c’est moi qui m’en vais. J’ai les yeux détruits. Je me sens terriblement seul et sans envies. Les fêtes approchent, et je n’ai le coeur qu’à oublier.
Demain, je vais à l’enterrement de la mère de Fiona. Camille sera là. Je ne sais pas quoi en penser. Ensuite je prends directement la route vers Trégueux pour passer le Réveillon. Je ne sais pas quoi en penser non plus. Je crois que tout ça me rend triste.
Fiona a perdu sa mère ce matin. Pour elle, désormais, il n’y a plus aucune limite à la douleur.
Allez Quentin, au travail ! Ce n’est pas en restant ainsi à tuer les passants par le doute et à contempler les merveilles des autres que tu vas construire quelque chose. Il s’en viendra vite le jour où tu ne seras plus capable de rien, soit que tes doigts seront noués, tes bras tombés, ton cerveau cuit de n’avoir jamais rien fait, jamais rien compris. Saisis la pelle et la torche, et descends enfin en toi, là où les ombres ricanent, là où les sorcières se transforment en gargouilles et barbouillent les parois de charbon. Aie enfin le courage d’assumer les ténèbres qui se répandent en toi, aie enfin l’audace de les affronter à mains nues, de les caresser, de les prendre dans ta bouche et de les soupirer sous tes draps. Regarde tout en bas, regarde comme s’ouvre le gouffre de forêts et de lierre, regarde comme les bêtes s’y amusent, comme la nature y crève, regarde comme dans l’eau, entre les algues, par-delà la vase, le miroir qui se présente béant au ciel ne renvoie plus que toi.
Sylvie m’a dit une fois, au téléphone, que nous étions tous potentiellement des monstres, ou tout au moins, qu’il y avait forcément une part qui parfois reprenait le dessus. Je me souviens de ma moue dubitative alors qu’elle disait celà. Pourtant, ce soir, je crois qu’elle n’a jamais rien dit d’aussi juste ; et on est bien seul face à notre propre cruauté ; on est bien incapable, bien faible, et bien répugnant.
Je voudrais me passer sous silence.
(D’abord l’hôtel, puis tenter d’atteindre le port, puis rencontre avec le premier monstre à la pointe du calvaire, puis fouilles infructueuses dans la maison natale de la grand-mère, puis rencontre avec le vigile dans un casino sur la digue, puis rencontre avec le second monstre dans un bois, puis le bois mène vers une discothèque déserte, puis en prenant la fuite retour vers le meurtre du grand-père sur un parking pour le sensationnel de la photo, puis rencontre avortée avec le troisième monstre, interrompu par le groom, que le second monstre tente de tuer pour me laisser continuer, mais rencontre avec la nuit qui tente de m’entraîner déjà vers la fin, secours du second monstre, puis entrée dans la basse-ville, puis périple en chariot vers où ? puis rencontre avec le quatrième monstre, puis avec le vigile, à nouveau, puis délire presque complet, donc répondeur détraqué, et, enfin, dans le silence complet, ma propre voix qui s’exprime avec peine et finit par échouer)
Voilà pourquoi je ne le reprenais pas : dès la première phrase, j’ai envie de tout supprimer.
« Plus j’essaie de reconstituer le quotidien dans ce journal plus il m’échappe. J’écris une vie rêvée en me bornant pourtant à la stricte réalité. »
On m’a déjà reproché d’inscrire les noms réels des protagonistes de ma vie dans ces Relevés, plutôt que de les renommer Mme X., S., ou encore d’utiliser des pseudonymes hideux (que mon imagination peine à concevoir à l’improviste). Dans ma tête, qui je côtoie ou ai côtoyé a le nom qu’il porte, le travestir serait me mentir. Je n’engage à rien ici, j’expose, je présente, ce que j’estime être ma vérité, et qui a plus souvent la forme d’une confession à ventre ouvert, où de nombreuses opérations sont requises pour mettre à jour ce que je dois trouver. Les mêmes personnes sont présentées sous des facettes différentes, variables, qui correspondent à mon évolution propre. En somme, untel, c’est mon image de lui, c’est-à-dire des dizaines d’images de lui. Crochez dans celle qui vous convient le plus, je ne suis responsable de rien, sinon de moi. Ils ne sont pas à proprement parler personnages, mais je suis bien narrateur, et, dès lors, je ne vous force pas la main ; doutez, croyez, ça ne tient qu’à vous.
Dissimuler est égoïste, car je suis le seul capable de savoir de qui je parle. Je n’aime pas cette idée. Je n’aime pas remodeler à désir sans qu’on soit capable de remarquer quoi que ce soit, et surtout, sans aucune accroche valable. Je l’assure, quand je note un prénom, c’est que la personne à laquelle il appartient existe ou a existé à un endroit précis du monde. Pourtant, je n’emprisonne personne ici. Si vous souhaitez entendre une version différente des faits, allez-y, il y a souvent tout ce qu’il faut pour vous guider vers mes témoins : recueillez leurs confidences, ils diront souvent le pire de moi. Ce n’est pas un manque de tact que d’agir ainsi : les concernés se reconnaissent toujours, et ça n’épargne personne. Ils n’existent tous que par rapport à moi ; et je suis désolé d’avance, mais ce que j’écris ne répond qu’à cette unique exigence : m’aimer.
Vous l’avez vous aussi, parfois, certains soirs, ce goût de perte qui paralyse le palais et le fond de la gorge ?
J’ai appris pour ton fils, je suis désolé.
« L’ennui, la difficulté, depuis que je me suis mis dans la tête de raconter ma vie, c’est le nombre de vies que j’ai eues. Si je savais au moins quelle est la vraie, et la bonne… » — Roger Rudigoz, À tout prix.
Je n’ai pas toujours lu autant. Mes premières expériences de lecture remontent aux histoires que me lisait mon père alors que j’étais jeune enfant, juste après m’avoir couché ; des histoires dont, globalement, je n’ai aucun souvenir. Aux alentours de mes sept ans, je lisais une collection de textes courts, Ratus, qui était (si mes souvenirs sont bons) une initiation scolaire à la lecture. Je me souviens aussi d’une énorme anthologie de contes mythologiques que j’avais dans ma chambre, et de deux histoires en particulier : Thésée et le Minotaure, et Ali Baba et les quarante voleurs. J’avais tellement lu Thésée et le Minotaure, qu’à la fin du volume, là où l’on pouvait cocher dans des cases pour compter le nombre de lecture de tel ou tel conte, il n’y avait plus de place pour faire de nouvelles croix. Ce monstre fut ma première fascination littéraire, et je puise encore en elle encore aujourd’hui.
Ensuite, au collège et au lycée, rien. Au collège, je n’avais aucun goût pour la littérature, et les textes canoniques étudiés par les professeurs en cours m’ennuyaient au plus haut point. Bien loin de moi Hugo, Verne, ou Dumas. Il y avait des concours de lecture auxquels je participais par pure conscience scolaire, et n’en garde encore une fois aucun souvenir. J’ai, durant cette période, seulement lu les premiers tomes d’Harry Potter et de La Croisée des mondes, avec un certain plaisir, mais par mode. Au lycée, j’ai choisi la filière littéraire par défaut, et lisais les ouvrages étudiés en dilettante, sans goût particulier, sans envie réelle. En terminale, je me suis penché sur les oeuvres philosophiques, mais en grande partie, je crois, pour faire mon intéressant.
Arrivé en hypokhâgne, je ne sais sous quelle impulsion spontanée, j’ai acheté Le vieil homme et la mer, que j’ai lu d’une traite avec un d’émerveillement nouveau. Et ensuite, aussitôt, Voyage au bout de la nuit, et puis L’Éducation sentimentale, et puis d’autres, et d’autres, et ma bibliothèque n’a plus cessé de gonfler depuis. J’ai fait ma culture littéraire en quatre ans, de mes dix-neuf ans à aujourd’hui. Durant ces quatre années, je n’ai fait que lire, plus de huit-cent livres, dans tous les sens. J’avais soif de n’être plus seul, de me comprendre et de ressentir. J’avais soif de crever la réalité, d’embrasser des succubes, de vivre dans les arbres. C’est une soif qui, je crois, ne s’amenuisera jamais, et qui m’autorisera toujours à me disséquer pour naître en homme nouveau sous la peau délabrée qui périodiquement me recouvre ; à muer comme une tarentule, à toucher l’immortalité.
En somme, j’ai aimé la littérature comme on prend feu : soudainement.
« Quand j’étais amoureuse, j’étais la seule femme à ne pas savoir employer les minutes autrement qu’à espérer, les dents labourant mes doigts, celui-là seul qui me les faisait paraître dignes d’être remplies. »
Je voudrais qu’on m’aime. Je voudrais qu’on m’appelle et me le dise, qu’on m’écrive et me le dise, qu’on sonne à ma porte pour me le dire, je voudrais qu’on fasse éclater des fusées dans les arbres pour me le dire. Je voudrais qu’on meure sous les balles pour me le dire, qu’on décapite des vouivres, qu’on construise des avions. Je voudrais qu’on me le dise à travers les écrans de télévision, dans le journal, à la radio. Je voudrais que chacun le dise, et encore, et chaque jour, et le surlendemain pareil. Je voudrais qu’il y ait un gravier tenace dans le fond de ma chaussure qui me le dise. Je voudrais qu’on m’attende sur des quais de gare les bras remplis de bouquets de fleurs fânées de m’avoir trop attendu. Je voudrais que chaque inconnu soit mon père, chaque mendiant ma mère. Je voudrais que le sol s’ouvre et que depuis le chaos des ténèbres le diable m’embrasse. Je voudrais que les flèches qui me transpercent déroulent des déclarations de papier. Je voudrais ne pas avoir à le demander.
Je voudrais mériter d’être aimé, et qu’on soit persuadé que j’en vaille la peine. Je voudrais ne plus avoir à m’entailler l’arrière des genoux pour demander pardon. Je voudrais ne plus faillir à chaque étape, et ne plus perdre quiconque me caresse le front. J’aimerais être aimé de tous, et ne le suis de personne. Je voudrais qu’on m’aime comme moi j’aime : en ne le montrant pas.
En attendant, je meuble ma solitude avec de la poussière et des copeaux de bois, et qui sait, peut-être, un jour, dans ce grand fatras de tristesse qui déforme mon coeur, verrais-je surgir une majestueuse maison d’ifs et de pins, où les abandonnés sauront s’enlacer pour de bon.
Et si j’écris tant, c’est avec la certitude qu’on ne retiendra que ça de moi.
« Et, dans ce temps-là, j’étais atterré parce qu’il n’y avait partout et en moi que du vide. Mon idée fixe : remplir ce vide, remplir, remplir. »
Didier da Silva a très bien résumé l’évolution romanesque de Carrère (même si, dans sa première partie, il oublie deux livres assez mauvais à mes yeux : Hors d’atteinte ? et Bravoure). Pour faire encore plus court, on dira que son calvaire était séduisant, sa rédemption beaucoup plus contestable.
Écrire m’aide à oublier. À terme, j’ai tellement usé mon sujet, je l’ai tellement retourné dans tous les sens pour creuser partout où ma pelle pouvait s’enfoncer, que face à mon laborieux travail de dissolution, je n’ai plus qu’à me taire.
Ce matin, au réveil, douleur prononcée entre les omoplates.
« Je continuai de sangloter, le coeur étouffant d’amertume et d’un désespoir trop familier pendant un long moment, et je ne pouvais arrêter ce flot de tristesse qui s’écoulait librement. » — Louis-René des Forêts, Les Mendiants.
C’est dans un salon. La mère est assise sur le canapé et pleure, et le fils est assis lui aussi à côté d’elle, sur un autre canapé, mais ne dit plus rien. La mère lève parfois les yeux et regarde le fils qui ne dit plus rien et s’en veut du passé. Il n’y a aucun espace de survie entre la mère et le fils. Quiconque passerait là à ce moment précis disparaîtrait aussitôt. Dehors, le fils cherche de quoi mais son regard retombe sur le visage de la mère, baissé dans son mouchoir humide. Sur la table, les deux tasses de thé ont refroidi et débordent d’eau tiède. Il n’y a rien à dire et pourtant ils continuent encore. La mère bafouille dans sa salive. Quand elle bafouille ça fait rire le fils et il s’en veut car ce n’est pas ce qu’il voudrait ressentir. Il rit de voir sa mère pleurer. Il croit s’en foutre. Le fils part, renverse les tasses de thé, la table, les canapés du salon, le salon, l’extérieur, la porte qu’il claque, la mère, la mère qui chute de tout son long sur le sol, épuisée, affreuse, lâche. Le fils pourrait reproduire cette même scène avec toutes les femmes qu’il a aimées un jour et qui ont déserté sa vie.
Pour lui, il y a tout le paysage à ressusciter.
« — Tout le monde me voit — elle attend — vous, vous avez vu autre chose en plus. » — Marguerite Duras, L’amour.
J’ai regardé un morceau de La Grande Librairie sur les livres préférés des français. Consternant de bout en bout. Des croûlants se congratulent de leurs bons mots et de leurs opinions sur des oeuvres qui les écrasent complètement, n’en reviennent qu’à eux, à leur petite expérience dont tout le monde se fout. Et puis, classer les livres, quelle bêtise ! quel spectacle ! Ah ! Et tiens, tant qu’on y est, un peu de promotion pour les comédiens, ça ne coûte rien.
Cyrulnik est tellement idiot qu’il n’est même pas capable de dire le nom correct du héros de Crime et Châtiment, et prétend qu’il a lu le livre. Et puis d’ailleurs, pourquoi parler du livre, alors qu’on peut parler de tout le reste. Et pareillement pour Irving, à l’évocation duquel chaque invité se meuble dans le silence, faisant mine de savoir exactement de quoi l’on parle, alors qu’ils n’en ont aucune idée ; parfaite illustration d’une salle de classe avant l’interrogation.
À défaut d’autre chose, ils tartinent leurs phrases toutes faites, leurs approximations et leurs poncifs. Orsenna y va même de son accès de bravoure en emmerdant le Nouveau Roman. Le téméraire Orsenna ! Face à ces théoriciens pompeux ! Il est là ! Avec son audace ! C’est beau ! C’est grand ! Il raconte ses histoires ! Elle a bon dos la théorie ! Et pan Robbe-Grillet ! Et pan Simon ! Et pan Sarraute ! Regardez qui arrive ! C’est moi ! Orsenna !… C’est fou de n’avoir rien à dire à ce point. En parler ainsi, ça tuerait presque l’envie de lire.
Je ne sais pas pourquoi je m’inflige des trucs pareils.
Cette année, je dois choisir si je passe le réveillon de Noël chez ma mère ou chez mon père. Je n’ai envie d’aller ni chez l’un, ni chez l’autre. Ma famille est pulvérisée, et autour de mes deux parents des étrangers font figuration. Je ne sais pas ce que je dois fêter avec eux, que je ne vois jamais, ne connais pas. Les familles recomposées imposent des ombres à aimer. Je pourrais mentir aux deux, et passer la soirée seul, mais je ne sais pas si j’ai ce courage-là, d’assumer mon isolement, pour cesser de mentir aux autres.
Lire Barthes me rappelle que si je ne fais pas l’effort de me détacher de Manou et de Matignon, si je ne suis pas capable de construire ma propre maison, mon chez moi, ici, ou quelque part ailleurs, je risque d’être, lors de sa mort, dans une souffrance intime sans précédent.
De plus en plus mal au dos.
« Solitude = n’avoir personne chez soi à qui pouvoir dire : je rentrerai à telle heure ou à qui pouvoir téléphoner (dire) : voilà, je suis rentré. » — Roland Barthes, Journal de deuil.
Avant-hier Cassandre m’a invité voir une exposition à la Fondation Cartier. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre et puis à l’étage -1 il y avait un tout petit tableau de David Lynch qui là est grand mais qui est beaucoup plus frappant en tout petit perdu sur le mur.
Sinon il y avait un portrait de Francis Bacon très beau mais je n’arrive pas à le retrouver alors tant pis, et dans une salle adjacente tout de rouge et de noir, il y avait un autre tableau de David Lynch, mais beaucoup plus grand, tout rouge sang, et je n’arrive pas à le retrouver non plus, mais dessus il y avait une maison qui brûlait, et un homme qui tendait les bras pour couvrir sa maison qui brûlait, et en haut il y avait le soleil caché par une main noire qui coulait en traces aussi noires, et sinon un homme était étendu mort sur le sol devant la maison en feu et une femme s’approchait de lui en courant les bras levés vers le ciel qui pleuvait une pluie noire de traits.
Une fois dehors, j’ai cherché ce soleil que recouvrait une main noire, et je l’ai vu, il était là ; mais vous, je ne sais pas si vous pouvez le voir.
Il y a le risque que personne ne sache jamais ce qui se passe ici ou plus profondément en moi. C’est un risque à prendre.
Je dois m’infliger des douleurs inédites et assumer avec toutes leurs conséquences ces dégradations conscientes de mon esprit. Sinon, je n’aurai jamais rien à dire.
Finalement, n’est-ce pas ma sensibilité qui me pousse à l’irrespect ?
C’est le pire, je crois, de ne pas s’aimer.
Since you left me babe, it’s been a long way down.
« Il se traîna lourdement jusqu’au sofa, et s’y affala avec des membres tellement pesants qu’il eut l’impression qu’ils ne remueraient plus jamais. Des sanglots lui montèrent à la gorge et des larmes brûlantes trouvèrent lentement le chemin de ses paupières. » — Edith Warton, Ethan Frome.
Laissez parler les sourds.
La seule émission télévisuelle littéraire encore diffusée (et c’est triste et je m’en désole et ce n’est pas prêt de s’arranger) représente exactement ce que n’est pas la littérature contemporaine. À force d’inviter religieusement, chaque année, les mêmes gratte-papiers sans propos ni talent, elle forge dans l’esprit des téléspectateurs une espèce de cercle d’habitués, qui viennent là prendre leur café comme au bistrot, et qui s’enthousiasment les uns les autres sur leurs livres de peu. Restreint à ces quelques torche-brouillons, le téléspectateur se contiendra à ce qu’il voit, et finalement, bis repetita, passera encore à côté du coeur ardent de l’époque qui bat juste à côté de lui avec des pulsation monstrueuses, mais qu’il ignore faute de conseils ou de mains pour le guider.
Heureusement que des mineurs sont encore là pour se risquer à l’aveugle au charbon dans les profondeurs de la littérature sans attendre d’être épaulés par les lumières blafardes des tubes cathodiques ou des écrans plasma.
Et ces mineurs creuseront toujours pendant qu’à la surface, autour du feu, sous les tentes des campements, les imbéciles s’entretiendront de leurs grandes oeuvres destinées aux étoiles.
Le corps que vous retrouverez en charpie quand ma voiture s’encastrera dans une maison bordant la nationale ne sera pas le mien. Vous le secouerez sur le lit d’hôpital, vous vous demanderez qui se tient là à ma place, vous aurez toute la vie vécu à côté de moi, et vous vous demanderez qui je suis, vous n’aurez jamais su me saisir, jamais su me voir, je m’éteindrai entre vos bras impuissants soutenant le cadavre d’un inconnu, et vos larmes couvreront l’homme qu’on a pensé apercevoir un jour, mais qu’on n’a finalement fait que croiser.
Vous n’aurez jamais le coeur assez grand pour consoler les condamnés.
Tu disais vouloir vivre, mais tu n’as pas écrit, tu disais vouloir aimer, mais tu n’as pas écrit, tu disais vouloir apprendre, mais tu n’as pas écrit, tu disais vouloir mentir, mais tu n’as pas écrit, tu disais vouloir tuer et vouloir condamner, mais tu n’as pas écrit, tu disais vouloir, mais tu n’as pas écrit, tu as dit, mais tu n’as pas écrit, alors à qui en vouloir d’être malheureux ?
« Et maintenant j’ai achevé un ouvrage que ne pourront détruire ni la colère de Jupiter, ni la flamme, ni le fer, ni le temps vorace. Que le jour fatal qui n’a de droits que sur mon corps mette, quand il voudra, un terme au cours incertain de ma vie : la plus noble partie de moi-même s’élancera, immortelle, au-dessus de la haute région des astres et mon nom sera impérissable ; aussi loin que la puissance romaine s’étend sur la terre domptée, les peuples me liront et, désormais fameux, pendant toute la durée des siècles, s’il y a quelque vérité dans les pressentiments des poètes, je vivrai. »
On se rêve savant fou, et soudain on mange ses propres entrailles ; on aimerait qu’elles fassent des étincelles, mais la magie est morte ; on contemple son ventre ouvert ; on espère encore un peu, puis on s’éteint.
« Ce qui m’effraie c’est la mer, c’est l’affreuse image des flots ; j’ai vu naguère sur le rivage des planches en morceaux et bien souvent j’ai lu des noms sur des tombes qui ne recouvraient aucun corps. »
Il y a un peu plus d’un an, le 16 novembre, elle m’écrivait cela : « Et te lire, c’est un plaisir qu’on se réserve, de celui qu’on ne trouve qu’avec de rares auteurs, ceux dont on hésite à lire le livre. Parce qu’une fois qu’on l’aura lu, ce sera trop tard, on ne pourra plus prendre cette gifle de la formule en pleine gueule. Tes phrases, elles nous sautent à l’âme comme des bombes ; on respire, on cherche l’air ; on dit “pfouah” en secouant la tête. On finit le paragraphe et on n’a pas compris ce qui s’était passé. C’est ça, la puissance d’un écrivain. C’est ça, un écrivain. »
J’ai fouillé par inadvertance dans le passé (ce que je me refuse à faire d’habitude), et je crevais de relire ses phrases, je crevais de me revoir à cet instant de creux intense où elle a su être là pour moi en disant cela. Après une rupture, on oublie pourquoi on a aimé, parce que c’est insupportable, c’est insupportable de se revoir y croire, maintenant qu’on subit la chute. C’est insupportable de se rendre compte de tout ce qu’on peut perdre d’humanité, de précautions et d’amour en si peu de temps. Rien n’est jamais pardonné. Les erreurs se fondent dans la nuque et on saura toujours souffler dessus pour vous rappeler à quel point vous êtes odieux ; on saura toujours vous faire avaler la faute.
Les remèdes à la colère sont dérisoises, alors il faut faire comme si rien n’avait jamais été, ne plus rien dire et ne plus y penser, pour, dans la nuit, à cet instant-là d’extrême solitude qui précède le sommeil, savoir s’aimer.
Un an plus tard, c’est comme si on avait retourné nos envers, comme si elle et moi, nous nous tenions face à face les yeux clos, pour ne plus présenter au monde que nos façades en négatif ; deux visages blafards et à l’arrière-plan un bleu baveux en délavé de gris.
Et si on se rencontrait à nouveau dans le hasard d’une gare, qui pourrait dire si on s’apercevrait à nouveau. Il est probable que nos valises se heurtent dans le brouillon de la foule, qu’on s’adresse alors un sourire gêné, et qu’on se dise que quelque part, enfoui dans le souvenir de la peau, il y a le souvenir de cet autre qui n’est presque plus rien, mais qui quelque part (un instant, l’instant de déjà l’oublier), dans une ville, dans le passé, a quand même été.
J’aurais apprécié que les rafales de vent me décapitent.
Ils déroulaient la pluie sur des sentiers de charbon ; leurs navires prenaient l’eau ; ils ont nagé parfois les bras manquants vers des rivages indiens ; on les cueillait à coups de lances et de frondes ; les captifs furent mangés ; brûlés avant, puis mangés ; on s’oubliait entres les lianes des jungles, derrière les tigres, on imitait les singes ; leurs projectiles trouaient la lumière ; les gueules des alligators nous servaient d’abris ; il y avait des chants la nuit et de la fumée s’engouffrait entre les troncs centenaires ; les toucans, les aras, les colibris chutaient net ; leur viande empestait la vérole ; le sel rongeait ; un homme a parlé en dialecte ; ils semaient la cendre sur des forêts vierges ; ils craquaient leurs doigts, chassaient l’odeur ; ils avaient honte ; l’homme a parlé en dialecte, et ils avaient honte ; et ils brûlaient le vert avec leurs doigts de feu ; et la nuit les a pardonnés.
Mon grand-père me manque. À table, seul assis dans la cuisine, je pense à lui et je suis pris de larmes. Il m’a appris à aimer qui me parle et à sentir la terre, et je n’ai rien su retenir. Le jour de son enterrement, il y avait une telle foule que les derniers arrivés ne pouvaient même pas franchir les grilles du cimetière. J’ai déjà du mal à imaginer des bêtes errer à côté du trou où l’on m’aura descendu, alors des êtres humains. J’ai une estime et un amour infinis pour mon père, mais mon grand-père, c’est au-delà d’être homme. Il m’a appris la triste passion du paysage, et le lien infini du cri des chiens. Les derniers mois de sa vie, il a écrit des espèces de mémoire d’enfance, que je n’ai lu qu’à peine. Mon grand-père n’est pas un enfant pour moi, ne le sera jamais. Il demeurera le roi des champs, le seigneur du domaine, le tueur de lièvres au fusil à deux coups, le sauveur de mon âme triste, le coeur sincère de celui qui jamais ne s’éteindra.
Peut-être suis-je réellement méchant, après tout.
Well, I don’t know how i lost control, but i now know that it’s true that the hurt i aimed at me misfired and came back to hurt you.
La plupart du temps, lorsque j’écris, je me laisse entraîner par mes propres images, par l’élan des visions que j’échaffaude. Au bout d’une page à construire des paysages difformes, je reviens en arrière, scrute chaque pierre, chaque ruisseau qui coule, chaque piéton qui passe, et je me demande, Est-ce que c’est ce que j’ai envie de dire ? Si non, j’efface tout, sans scrupule, et ne laisse rien. Il vaut toujours mieux garder en soi les résidus de mondes possibles, que de s’efforcer à aimer des empires de ruines.
Alors que je lis dans le salon, ma grand-mère allume la télévision. Elle ne le fait pas exprès, mais c’est insupportable.
On m’a envoyé le manuscrit d’une auteur qui a déjà publié trois textes dans des maisons importantes. C’est épouvantable. Rarement lu un truc aussi mauvais. Au bout de la dixième page on sait qu’il n’y a pas besoin d’aller plus loin, et on doit s’en taper trois cent. On contemple un cerveau vide que servent des mains abruties. Je me demande comment certains peuvent gaspiller autant de temps, comment ils peuvent ne pas se rendre compte. C’est presque polluer la langue que d’être incapable à ce point. (Ceux qui suivent ne sont pas beaucoup mieux.)
Ce qui compte, ce qui comptera toujours le plus, c’est le mot. Quand vous aurez tout perdu, quand vous aurez travaillé des siècles à ne rien conserver, quand vos murs seront blancs d’avoir décroché les cadres et brûlé les armoires, quand sur le sol de votre minuscule appartement aux fenêtres grandes ouvertes fuieront les fantômes, et que vos proches seront épouvantés par l’absence qui flottera autour de vous et qui les prendra à la gorge, quand le silence aura anéanti la ville, quand l’océan filtrera par vos membres obligeant les passants à vous fuir, il sera encore temps de tout repeupler par le mot. Le mot qui aura toujours plus de valeur que l’acte de vivre.
À Rennes, je côtoie des personnes depuis quatre ou cinq ans, plus ou moins les mêmes (les autres sont parties, soit qu’elles ont changé de ville, soit qu’elles ont changé de pays), pourtant je n’en parle jamais ici, je n’ai rien à en dire, ils me sont étrangers, et je suis étranger à eux. Toutes ces années, alors que je vis sous la fiction, que j’en dévore, que je passe mon temps à ça, ils ne s’y sont jamais intéressés à travers moi. Ils ne posent pas de questions. Ils font avec celui que je leur présente. Je figure. Je n’ai jamais été.
Je demeure dans ma solitude, j’y ai des soldats et des compagnons, j’y joue des airs connus dans des pays sans histoire, je m’amuse à y peindre les arbres, à chevaucher les fauves. J’y bats des colosses. J’y aime des dames éphémères qui caressent mon visage croyant en embrasser d’autres.
Se souvenir de ce premier couplet d’une chanson de Songs: Ohia : Put no limits on the words, simply to live, that is my plan, in a city that breaks us.
Parfois, au hasard de mes déplacements sur internet, je vois Joachim faire des liens vers certains paragraphes de mes Relevés, comme ici. C’est le seul à faire ça, car c’est le seul à connaître cette méthode. C’est un système qu’il m’a demandé d’intégrer à ma page (un petit bout de code), pour découper les Relevés afin que soit présenté sur la page d’accueil de relire.net, à chaque actualisation, un paragraphe d’ici.
C’est pertinent de manière aléatoire (et je lui devais bien ça), mais, sinon, c’est amusant à quel point ça n’a aucun sens. Comme j’actualise (à peu près) quotidiennement mes Relevés, la référence qu’il donne pour chaque paragraphe est modifiée du jour au lendemain. Le 819ème paragraphe d’un jour, très vite, devient le 822, ou le 823ème. Plus le temps passe, plus sa valeur monte. Si bien qu’un visiteur ignorant cliquant sur le lien aussitôt s’exclamera “Mais, ce n’est pas du tout ce que je m’attendais à lire ! Il m’a menti !” Dès lors, malgré tous les efforts possibles, plus on tente de détacher des morceaux d’ici, plus on se perd à vouloir y revenir. Espérer tenir son attention sur cette page, c’est se perdre dans le sens. Vous n’y retrouverez jamais ce que vous cherchez.
Alors faites comme moi : descendez, et remettez-vous au hasard.
(J’ai écrasé par deux fois ma grand-mère au Scrabble aujourd’hui. Aucun remord.)
De manière générale, à propos de presque tout, je m’en veux. Je m’en veux de ce que je dis, de ce que je fais. Je parle à quelqu’un, mais malgré moi je lui dis ce que j’aurais aimé dire différemment, ou pas du tout ; alors je m’en veux. Une fois, justement, je confiais quelque chose à Sylvie, et puis soudain j’ai dit quelque chose que je n’aurais pas dû dire, alors je m’en suis voulu, et je me suis mis à pleurer, puis je m’en suis voulu de m’être mis à pleurer, et je ne savais plus vraiment si je m’en voulais pour ce que j’avais dit, ou parce que je pleurais ; finalement, j’avais juste l’air ridicule et insatisfait. Je m’en veux de la plupart de mes décisions, et je m’en veux de m’en vouloir, parce que c’est a posteriori que je comprends les erreurs faites, et jamais je n’aurais pu les résoudre sur le moment. C’est idiot, j’en conviens. Mais c’est ainsi.
À la télévision, un acteur, Victor Lanoux, vient confier ses tentatives de suicide râtées et sa dépression. Il y a une propension de notre société à ôter le tragique des événements qui le sont. Par l’animation alentour, on ignore la presanteur que suggère un tel instant, on ignore la peine que c’est de reconstruire son image. On ignore, sous les lumières, le calme et le long tunnel de chaos dans lequel on s’engouffre, et dans lequel on demeure même une fois qu’on a pu en sortir. Puis le public l’applaudit, ignorant, et on le coupe dans l’état de sa souffrance. À peine finie sa confession, l’émission s’achève, merci à tous. À quel point se servira-t-on de la douleur d’autrui pour animer les foules débiles, je préfère ne pas y penser.
C’est un monde très triste dans lequel nous vivons, par celà même qu’il nie la tristesse.
Sinon, à la radio, pendant que je conduisais, j’ai écouté des hommes d’affaire américains se réjouir qu’on puisse, dans les années à venir, utiliser les ressources de l’espace. Non content d’avoir ruinés une planète, ils espèrent donc pouvoir, à terme, désintégrer l’univers en son entier. Beau programme.
J’ai dit à la foule, et la foule s’est changée en eau. J’ai dit à l’onde, qui s’est mise à bouillir. J’ai chanté aux tempêtes et aux vents, j’ai loué l’orage et les ouragans pour t’emporter. Dans les airs montaient les cris des reptiles, qui balayaient de leur queue sournoise le sable et la fougère, qui se faufilaient, qui rampaient dans la brousse pour mordre les cous. J’ai levé la nature dans ma colère, j’ai réveillé les lions, et j’ai soufflé dans la brume. Tout autour se soulevait et formait de larges cratères. Dedans nageaient les requins. Des hommes y plongeaient. J’en ai reconnu certains. Bientôt j’ai fermé mes yeux pour ne plus voir la catastrophe. J’ai crevé mes tympans avec les aiguilles des pins. Il était encore trop tôt pour accepter que tout puisse être réduit à néant.
J’ai renommé ça Forêt, forêt, forêt, forêt, ruine.
Long live the new flesh.
« Il voudrait bien être absent ; mais il est présent ; il voudrait bien voir, sans en être aussi victime, les sauvages exploits de ses chiens. Ils se dressent de tous côtés autour de lui, et, le museau plongé dans le corps de leur maître, caché sous la forme trompeuse d’un cerf, ils le mettent en lambeaux » — Ovide, Les Métamorphoses.
Parfois il me prend des envies de tout saboter dans la page. Je ne sais pas trop comment faire. Je vais voir du côté des américains. Ils mettent des symboles, des phrases dans des phrases, ils font des carrés de mots et dedans ils remplissent avec d’autres, ça fait des spirales et c’est censé perdre comme un labyrinthe. Sinon, ils s’incrustent dans la technologie, ils utilisent tout ce langage utilitaire, ils font de la machine la matière. Bon, ce n’est pas vraiment ce que je veux faire.
Alors je vais voir les français. Plus délicats, ils s’ingénient à briser la phrase à l’intérieur d’elle-même. Pas vraiment en la disposant à l’étroit des autres, à l’oblique, mais plutôt en la détricotant au maximum. Parfois, ils l’usent jusqu’à l’extrême ; mais je ne veux pas faire comme Beckett ou Pinget. Encore moins comme Chevillard. Je ne veux pas jouer. Ce n’est donc pas ça non plus.
Je voudrais (si je parviens à dire, même nébuleusement, ce que je veux dire) des paragraphes qui se tirent les uns les autres vers le fond, qui s’encrassent au fur et à mesure d’une matière noire et soluble qui est le langage. Je voudrais que les mots meurent de parler et de signifier. Je voudrais représenter quelqu’un qui perd le sens à force de trop entendre. Et ce n’est pas l’homme qui dort, qui a toujours des mots. Ça serait autre chose, mais ça se tiendrait avec la même consistance qu’un énoncé clair et logique ; ça ne serait pas particulièrement obscur pour le lecteur, ça serait une dégénérescence logique. Ça serait faire de la phrase une crevasse où la raison chute.
Je ne sais pas comment parvenir à cela.
Je viens de finir ma lecture du Livre de l’intranquilité. Comment voulez-vous écrire après un truc pareil ?
J’aimerais l’enfermer dans une cage, et qu’elle ne parle plus jamais, plus jamais à personne, qu’elle me laisse tranquille avec ces pauvres sentiments qui stagnent encore en moi depuis des mois et que je ne parviens pas à dissiper, que j’aimerais crever au couteau mais qui résistent à la lame, quand je la vois se tenir comme elle se tenait devant moi, sous-entendre comme elle sous-entendait avec moi… Mais qui est celui-là qui me remplace, quelle allure a-t-il, et quelle voix, comment rit-il, comment embrasse-t-il. Il y a tout mon sulfure qui se dissout en acide dans ta bouche, et brûle, et encrasse tes poumons d’une fumée noire de passion morte. Je vais ramper dans les marécages jusqu’à ce que la boue recouvre mon visage. Je vais me tuer les yeux pour ne plus te voir aimer mon absence.
Comme la marée descend pour céder sa place au sable, je t’enfouierai entre les algues, et bientôt les enfants joueront sur toi, construiront des forts, creuseront des rigoles, il y aura toute la vie nouvelle sur toi, tout le passage du temps et la violence des vagues, il y aura tous mes efforts pour enterrer ce qui me blesse, et alors, je ne distinguerai plus, depuis la digue, qu’un petit tas remué, duquel je détournerai les yeux, et que finalement, j’oublierai.
J’ai été faire des portraits de moi pour ma nouvelle carte d’identité. Le photographe m’a présenté les clichés développés, comme pour me demander si c’était bien moi. Mais plus les secondes passaient, et plus j’avais envie de m’opposer à cette représentation de moi qui me déplaisait tout à fait, plus j’avais envie de crier “Non, ce n’est pas moi ! Vous devez faire erreur, ce n’est pas ce que j’imaginais, ce n’est pas mon visage, vous avez photographié quelqu’un d’autre !” Finalement, j’ai pris les vignettes, j’ai payé, et je suis parti.
J’ai longé le contour des immeubles. Je me suis perdu dans les égoûts, et j’y ai laissé mes pieds. J’ai cassé les vitrines des devantures pour traverser la ville, et j’ai encore les éclats du verre dans la peau. On m’a roulé dessus, et j’ai crevé les pneus, on a lâché les chiens, et je les ai étouffés. On m’a matraqué le dos, mais leurs armes se sont fendues en deux. Je savais qu’il ne demeurait plus rien de moi, pourtant on ne pouvait me dissoudre. Toutes leurs alarmes résonnaient au travers de mon corps troué, et c’est à peine si la nuit m’a protégé. Les sirènes craquaient le décor. Il y avait un manque douloureux à l’endroit du paysage. Derrière les débris de ce qui fut, tu te tenais là immobile, patiente, avec l’espoir que je reconstruise autour de ta peau les marbres d’une cité future, les fontaines et les lacs de notre empire naissant, notre empire où je ne serai plus qu’un souvenir, celui de l’homme qui aura tout perdu pour t’aimer dans le néant.
C’est très dur de supporter l’ignorance de ceux qui affirment les pires conneries. C’est plus dur encore de les excuser. C’est insupportable, en fait.
« Je m’imagine, parfois, que j’aime à souffrir. Mais, en fait, je préférerais autre chose. »
Hier, Le Masque et la Plume (cette émission qui n’en finit plus de repousser ses propres limites) a chroniqué Terminus radieux de Volodine. C’était le cirque. Trois cons face à deux interdits. On passera sur la tentative de défense des deux chroniqueurs enthousiasmés, qui, face à une telle bêtise, n’ont pas beaucoup de boucliers à déployer, et ne trouvent comme refuge que la tempérance (“Non, ce livre n’est pas ardu !”) et la comparaison (“C’est un nouveau 1984 !”)
De leur côté, Arnaud Viviant et Olivia de Lamberterie n’en finissent plus de charrier des montagnes de merde. Le premier bavant dans son micro toute la haine qu’il éprouve contre ceux qui ressassent leurs obsessions, et qui écrivent trois livres la même année. La seconde s’étant “sentie idiote” lors de sa lecture, et ne s’étant pas rendue compte, la pauvre, à quel point elle l’était réellement. Enfin, Jérôme Garcin, en maître à penser, y allait de ses petites piques de pauvre esprit, et se répandait dans la fange de son rire ignorant.
Que quelques cerveaux lents se concertent autour d’une table pour aboyer sur le Beau, c’est eux que ça regarde. Que, par ailleurs, ils se permettent de répandre leur haine et leur ignorance à des milliers d’auditeurs crédules, ça en deviendrait presque indécent.
Oui, mes chers chroniqueurs, ce livre est dur, oui, Volodine revisite les mêmes paysages depuis trente ans, oui, il nous plonge dans un univers où le drame est roi, et où les hommes crient leur douleur et leur rire dans la désolation du paysage, et oui, il laissera vos pauvres sensations de fainéants dans le marasme répugnant duquel elles n’auraient jamais du sortir.
Alors, cessez de vous prendre pour des seigneurs, car depuis bien longtemps votre esprit s’est retourné sur lui-même et s’est encrassé de la terre et de l’herbe des champs. Certes, vous jouez sur une belle estrade, mais elle s’enlise comme dans un marécage, et vous regardez votre époque passer avec la même acuité qu’un troupeau de bovidés.
Je lis Pessoa affirmer qu’il n’y a pas d’autre liberté que la solitude, et je le crois parfaitement, mais soudain me revient la sensation des lèvres d’une femme, alors je referme mon livre idiot et me laisse bercer par ces rêveries agréables.
D’ailleurs, quand j’y pense, je suis pris d’une grande peine à l’idée de me présenter seul une année de plus aux repas de famille de cette fin d’année. Mais je ne sais pas si cette tristesse profonde de n’être pas accompagné tient tant à n’avoir pas eu de relation durable depuis deux ans qu’à l’absence évidente de ma mère.
Camille me manque les soirs où tout se dévaste autour de moi.
Et le Nouvel An qui arrive, que je passerai sans doute seul, sans regret. Bientôt 2015, et je ne suis toujours pas mort.
J’avais oublié la lumière abjecte de ces matins sans soleil.
« J’ai possédé un certain talent pour l’amitié, mais je n’ai jamais eu d’amis, soit qu’ils m’aient déçu, soit que ma conception de l’amitié ait été une erreur de mes rêves. J’ai toujours vécu isolé, et plus j’étais isolé, mieux je me découvrais moi-même. »
Sans rien chercher de particulier, j’ai tapé son nom sur internet. La sachant discrète, je m’attendais à ne rien trouver. Pourtant, parmi tous ces inconnus, il y avait une photo d’elle, une seule, récente. J’avais l’impression de regarder une étrangère. Le souvenir trouble très vite le visage des autres. L’amour, la colère, la tristesse, les remords, tout se superpose au portrait de la première fois, et bientôt notre imagination construit une troisième personne, qui a pris tout ce qu’on avait à évacuer, et qui ne se ressemble plus.
Et puis, à force de regarder, comme la pupille s’habitue à l’obscurité, j’ai retrouvé qui elle était, qui elle était la première fois, à force de la voir je me suis souvenu qui elle était réellement, et toutes les couches que j’avais superposées à sa peau se sont dissolues alors. Mieux, même, elle s’est découverte comme une inconnue, et a retrouvé sa place dans la foule de toutes celles que je ne rencontrerai jamais, que je ne verrai jamais plus.
J’avais besoin de la voir une dernière fois pour oublier comme je l’avais aimée.
« Ma soif d’être complet m’a laissé dans cet état d’inutile tristesse. »
Mon Saccage convainc peu ; à raison. Alors on prend sa pelle, on creuse un trou, on jette le texte dedans, on attend un peu, et on voit ce qui éclot au dehors (si jamais ça n’étouffe ou ne pourrit pas avant).
Casser, casser, casser la langue, casser les mots, casser la phrase, casser chaque membre de parole qui peut être brisé, casser tout ce qui veut se tenir droit, casser le soleil et casser l’ombre, casser les cassures, casser ce qui n’a jamais vu le jour, casser ce qui est déjà mort depuis des siècles, casser la douleur, casser les blessures, casser la joie avant qu’elle ne devienne joie, casser ce qu’on avait en tête, casser ce qu’on avait même pas imaginé, casser la famille, casser ses amis, casser sa chambre, casser ses livres, casser jusqu’à soi pour se retrouver dans la rue, et casser la rue, casser ce que les autres voient en vous, casser les autres, casser les familles des autres, leurs amis, casser les histoires, casser les effets de style, casser la cohérence, casser les idées, casser ce qui semblait évident, casser l’inattendu, casser le hasard, se casser les doigts, se trancher la langue, se murer dans le silence, casser le silence, renouer avec l’essentiel.
Certains soirs, je pleure d’être aussi incapable, de vivre ainsi dans l’incompétence la plus totale, mais l’idée de mourir sans avoir jamais rien accompli m’est encore plus insupportable, alors je retourne au charbon, la tête explosée de migraines fulgurantes.
Descends là, et il y aura le feu. Descends là, et il y aura le feu, et il y aura la glace. Si tu descends là et qu’il y a le feu, brandis la glace, mais s’il y a la glace, brandis le feu, et s’il n’y a rien, allonge-toi sur le sol. S’il n’y a rien et que tu t’es allongé sur le sol, regarde la mousse, trempe tes doigts dans l’eau, et mets-y la glace, ou mets-y le feu. Mets le feu dans l’eau et regarde-le mourir. Mets la glace dans l’eau et regarde la naître. Si tu manges la mousse, attends-toi à brûler, et si tu manges la glace, tu verras. Si tu manges la glace et qu’il y a encore du feu en toi, tu comprendras. Tu comprendras, et alors, par-dessus tout, comme malgré tout, peu importe les choix, tu descendras.
« Je suis fait des ruines de l’inachèvement, et ce qui me définirait le mieux serait un paysage de renoncements. »
Ce que je fais, la plupart du temps, c’est que je me force à ressentir de la haine, de la colère, pour tous ceux qui ont partagé ma vie à un moment donné, et qui aujourd’hui n’en font plus partie, je me force à les détester de la façon la plus noire et la plus injuste possible, je ne tolère rien, ne leur laisse aucune marge dans mon esprit rancunier, je les broie et les torture pour qu’ils soient trempés de ma bile, je les moule ainsi, et j’en fais des ombres que je peux attaquer à loisir dans des récits sans lumière.
Je ne me lie pas d’amitié, car à quoi servent les amis, sinon à vous oublier.
On oublie vite les rancoeurs passées pour investir son temps dans de nouvelles bien plus à même de nous mécontenter.
J’avais fini de dîner à dix-neuf heures. Je vis comme un centenaire.
J’ai tenté de refaire le chemin matinal de mon enfance. Il n’a rien de particulièrement poétique, et s’exécute comme une mécanique, les yeux encore crevés par le brouillard. C’est mon père qui me réveillait, en allumant le plafonnier de ma chambre tout en disant d’une voix forte “Allez, c’est l’heure !” Je descendais de ma mezzanine pour m’habiller dans le froid, et pestais sur mes chaussettes dont les bouts faisaient des excroissances désagréables dans mes chaussures. Je sais que, pendant un temps, j’ai bu du café au lait, mais je suis incapable de me souvenir ce que je mangeais avec. Je sais que je ne trempais aucune tartine dedans, j’ai toujours détesté faire ça. J’allais ensuite me brosser les dents, et, si le temps était suffisant, je regardais la télévision dans le fauteuil du salon. Parfois, je faisais mes devoirs à la va-vite, sur le bureau de ma chambre, tout en angoissant sur la suite des événements. Mon père ou ma mère me déposait à l’école, bien plus tôt qu’à l’heure prévue, et je passais la première demi-heure de ma journée dans le self, où une surveillante s’occupait des quelques, comme moi, laissés au froid de la nuit comme on dépose un fardeau dans le silence.
« Je ne me souviens pas de ma mère. J’avais un an lorsqu’elle est morte. Tout ce qu’il y a de dur et d’éparpillé dans ma sensibilité vient de cette absence de chaleur, et du regret inutile des baisers dont je n’ai pas le souvenir. Je suis quelqu’un de postiche. Je me suis toujours éveillé contre des poitrines étrangères, bercé là comme par erreur. » — Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquilité.
J’aime l’idée que les personnages ne soient personne, à peine des fonctions, juste des rôles, comme chez Koltès : le dealer, la femme, la marchand d’armes, le père, etc. Ils n’ont pas de noms, ils n’existeront jamais, ils n’ont pas à exister, ils n’ont qu’à dire, c’est tout ce qu’on leur demande.
Nuit noire à dix-huit heures.
Parfois je suis fatigué d’essayer de construire un récit qui se tienne sur la longueur. J’ai l’impression que c’est artificiel, et que tout ce que je dis est faux. Je ne sais pas s’il faut que je passe par là pour écrire autre chose, ou si j’estime être capable de m’imposer avec un ensemble plus concis, que ne serait même pas du fragment, je ne sais pas, comme des morceaux, mais de rien, trois phrases, et ça suffit, d’un coup, trois phrases, puis quatre phrases, puis rien, et voilà l’ensemble, et ça se tient, et c’est cohérent, et c’est un tout, et on ne peut rien y ôter, rien y ajouter, ça se suffit, ça pourrait presque même être un silence que ça me conviendrait encore.
Encore rêvé d’alligators voulant me croquer les jambes au bord d’un sentier.
« Toute la journée, en l’absence de mon père, nous somnolions l’un près de l’autre derrière les rideaux baissés, enveloppés dans des couvertures, comme en voyage. » — Danilo Kis, Jardin, cendre.
Par deux fois on m’a contacté pour me complimenter à propos des Relevés. Oriane l’année dernière, Guillaume il y a quelques jours. Ça ne change rien à mon quotidien, puisque j’écris bille en tête ici depuis plus de deux ans sans aucune faille, sans aucun doute, et que je suis tout le temps mouvant, sans certitude, ni aucune envie de parvenir à une quelconque fin. Ça ne me conforte pas dans la manière que j’ai d’écrire, puisqu’elle évolue elle aussi, tout comme moi, sans cesse, et j’espère qu’il en sera toujours ainsi. Mais ce sont deux messages qui jalonnent un sentier terrible et sec, plein d’orties et de ronces qu’on doit faucher à la machette, deux messages comme deux campements, où l’on peut se reposer pour bavarder un peu avant de reprendre la route, avant de reprendre cette quête insensée de la parole neuve.
« Mais il avait changé, peu à peu, un désordre en mots, il s’était fait un oreiller de vieux mots, pour sa tête. Peu à peu, et non sans peine. » — Samuel Beckett, Watt.
Je me dis ça comme ça, comme une espèce de regret définitif : j’aurais aimé que Tony Duvert ait écrit plus de livres. Mais il est mort, et il n’écrira plus jamais, plus jamais rien, c’est tout ce qu’on a de lui, il ne vivra plus à nouveau, il est éteint, disparu.
J’ai acheté pour soixante-quatre euros de livres, et trente-sept de vinyles. Je ne sais pas ce que ça représente. Je m’en fiche un peu je crois. Souvent, je compte en livres. Combien tel caddie de courses fait en livres. Combien tel plein d’essence. Combien ce meuble, combien cette lampe. Je n’ai aucun rapport à la monnaie. Je la garde parce que ça me permet de manger et de lire. Si on me payait directement en nourriture et en livres, je n’aurais jamais à posséder de compte en banque, et ça me soulagerait bien l’esprit.
Je suis tombé sur un court-métrage bouleversant, par hasard, intitulé (L’importance des) cheveux, à propos d’une femme qui devient chauve. Sur l’intégralité de sa tête, ses cheveux tombent par poignées. Après plusieurs mois, elle se résoud à tondre le peu qu’il lui reste, et elle est belle, elle a deux taches noires de poils tondus sur le haut de la tête, et elle est belle. Alors, elle dit, à l’homme qui partage sa vie et qui lui demande à elle s’il va la quitter : « J’ai beau être la même personne, je ne lui ressemble plus. Peut-être que ça te gênera un jour. » Puis elle se caresse le visage avec quelques-uns de ses cheveux tombés, comme on se penche sur le corps d’un enfant mort. L’homme est finalement resté avec elle. Plus tard, elle perdra aussi ses sourcils. Elle ne supportera plus le regard des autres. Il faut comprendre qu’un jour, il n’y a que l’amour de soi qui peut dévaster tout le monde autour, et que lui seul nous sauvera du mépris.
Les cheveux rouges un peu fades, elle est entrée dans la rame alors que j’étais déjà là, pour sortir à ma station, emprunter le même ascenceur, emprunter exactement le même itinéraire jusque chez moi, et je la suivais à quelques mètres de distance, je me demandais comment elle faisait pour marcher là où moi je marche également, à l’exacte même position, prenant les trottoirs comme je les prends, frôlant les contours des immeubles comme je les frôle, traversant la route comme je la traverse, pour tourner finalement une rue avant la mienne, une rue avant que je ne puisse être parfaitement convaincu qu’elle n’était personne d’autre qu’un double en avance.
J’imaginais de longs tunnels morts où les femmes s’embrassaient.
« J’aime infiniment me souvenir : mais les nostalgies me rongent le corps. » — Tony Duvert, Abécédaire malveillant.
Une feuille m’est tombée dessus, et j’ai reculé comme si j’avais pris un coup.
Lire, écrire, m’aide à oublier ma vie (qui, soyons d’accord, est tout aussi misérable que la votre).
J’ai dévoré, englouti, le dossier sur Pierre Michon dans le dernier Décapage. C’est un homme qu’on aimerait prendre dans ses bras pour lui dire qu’on l’aime. Il écrit une toute petite phrase, trois fois rien : « Ma meilleure amie lointaine a sans doute été ma mère. Mais elle ne l’a jamais su : elle voulait être proche, la pauvre. » C’est incroyable de dire tant en si peu.
Plus je vis seul, et plus j’oublie comment on peut tolérer l’autre dans notre intimité.
Laurène me dit, Désolée de jouer l’indifférente.
Et il y a évidemment toutes les chambres dont je n’ai pas parlé. Celles que j’ai partagées. Celles dans lesquelles je suis passé. Toutes celles-là qui gardent encore ma trace et mon souvenir dans les résidus de l’air.
C’est un travail épuisant que d’être soi.
Jusqu’ici, j’ai eu de nombreuses chambres.
1) D’abord, à Lamballe, où je suis né. C’était une chambre avec mezzanine, à l’étage. L’escalier montait particulièrement haut (je me souviens d’ailleurs avoir compté les marches), et je m’amusais à voir de quelle marche je pouvais sauter sans me casser une jambe. Je ne saurai jamais, ne m’étant pas cassé de jambe. Il y avait, en haut de l’escalier, un velux, au bord duquel je m’accoudais, pour regarder la vie du quartier. Mon chat montait jusque-là le matin pour me réveiller. J’y ai vécu mes plus belles années, et depuis tout n’a fait qu’empirer.
2) Treize ans plus tard, mes parents ont divorcé. Mon père a loué une longère à Lamballe, mais ma mère est partie du côté de Dinan, à Léhon précisément, où elle a loué elle aussi, une ruine. J’ai tenté d’y cacher la misère avec tout ce que je pouvais imprimer comme images d’internet. Il y faisait très froid, et le salon était décoré d’horribles transats en plastique blanc. Chez mon père, j’ai eu mon premier ordinateur, sur lequel je passais mes journées. La chambre était petite, mais beaucoup plus chaleureuse. J’y avais là, d’abord un futon, puis un vrai lit, dont j’ai encore la bordure.
3) Ma mère a loué une autre maison à l’opposé de la première, à Taden. Je ne l’ai jamais amenagée et elle ne contient que des mauvais souvenirs. Sur les murs étaient peints des coquillages, et au plafond une phrase complètement débile, que je ne saurais pas retrouver. Mon père a construit, toujours à Lamballe, une maison étrange au lambris blanc. Ma chambre était au premier étage. C’est dans cette pièce que j’ai fait l’amour pour la première fois.
4) Plus tard, mon père a déménagé, pour vivre avec ma belle-mère. Ils ont construit une maison ensemble, à Trégueux. Ma chambre était encore une fois à l’étage. J’avais un bureau trop haut pour ma chaise, et ma première bibliothèque. C’est là que j’ai rompu avec la fille que j’ai aimée pour la première fois. Puis ma belle-mère m’a mis dehors, et je n’ai plus eu de chambre. C’était la dernière dans les maisons de mon père. À Taden, ma mère a fait de ma chambre un bureau.
5) J’ai eu une chambre en colocation avec mon cousin à Rennes, mais c’était une chambre désastreuse, comme l’appartement, et comme la colocation. Mon matelas était directement posé sur le sol ; je n’avais que trois meubles en tout. Mes livres, mon lit, un cube à compartiments en guise de commode, voilà. Puis j’ai vécu trois ans dans mon propre appartement, toujours à Rennes. C’est je crois l’endroit où il y a eu le plus de douleur. Presque personne d’autre que moi n’a mis les pieds dedans, et j’y ai pleuré autant que j’y étais seul. C’est là où, sur la fin, j’ai rebondi aussi, d’une certaine façon.
6) Aujourd’hui, encore à Rennes, j’ai un appartement en colocation avec Alice, qu’elle va quitter l’année prochaine. C’est la meilleure chambre que j’ai eue. Il y a tout dedans. C’est comme ma maison. C’est là où je vis. C’est là où ceux que j’aime savent me trouver. Pourtant, personne ne vient me rendre visite. Dans ma chambre, je suis seul, seul au milieu de moi. Mais c’est ma chambre, et c’est la dernière que j’ai.
Il y a toujours la douleur.
Je lui avais confié, Tant que c’est dit, ce n’est pas important ; à partir de l’instant où tu l’écris, tout change. Elle ne m’a jamais rien écrit ; ça ne pouvait pas durer éternellement.
Par moments, il est presque insupportable de constater avec quelle insouciance les autres vivent.
Ce soir, ma tête bourdonne, j’ai subitement très chaud, je sue froid, la musique m’agaçe, mais qu’y faire.
On conserve certaines adresses, mais elles ne mènent plus nulle part.
J’ai cuisiné un lapin bonne femme. Le lapin n’était pas terrible, le morceau, léger, peu de viande, bon, sinon, c’était bon, je cuisine pour moi, ça me va, c’est déjà ça.
J’aimais bien Pierre Jourde, et puis je viens de lire cette phrase sur son blog (c’est moi qui souligne) : « Et le Renaudot ? Il reste sur un beau palmarès : Scholastique Mukasonga en 2012, puis le chef d’œuvre de Yann Moix, Naissance, en 2013. » Bizarrement, d’un coup, je l’aime beaucoup moins.
« J’ai commencé à mentir, je ne me souviens plus, il n’y a pas eu un jour spécial, ce ne fut pas une décision précise, organisée, j’ai commencé à mentir « comme ça », une fois en passant, sur un petit détail, pour avoir la paix, ne pas m’expliquer, en finir sur une chose minuscule, me débarasser. » — Jean-Luc Lagarce, Derniers remords avant l’oubli.
Il y a eu, avant qu’elle ne prenne la décision de rompre, ce mois terrible où l’amour s’est enlisé. Quand on sait avoir brisé quelque chose, comme le plus important, et qu’on se demande comment l’autre espère pouvoir remonter la pente au bas de laquelle il a dévalé. Il y avait un mois sans réponse à mes messages, c’est-à-dire non pas en proie au silence, mais à des semblants de réponses, des mots à dire comme si on était là, un peu comme on fait semblant, sans trop de conviction, juste par habitude. Subir ces mots pendant un mois, c’est être idiot. Laisser crever, durant les trajets en train, les soirées du week-end. Ne pas trouver de solution. Ne plus ressentir que l’absence. Mentir. Oublier.
« […] celui du désintéressement qui rend possible des relations désinstrumentalisées, fondées sur le bonheur de donner du bonheur, de trouver dans l’émerveillement de l’autre, notamment devant l’émerveillement qu’il suscite, des raisons inépuisables de s’émerveiller. » — Pierre Bourdieu, La domination masculine.
Les gens m’aiment bien, puis très vite m’oublient.
On s’enthousiasme sur le roman en vers de cet imbécile heureux de Foenkinos. Mais que valent les vers quand la poésie n’est pas là ?
Elle s’était dirigée vers l’extrémité du jardin, alors qu’il l’observait depuis la baie-vitrée. Il pleuvait, et bientôt il ne la vit plus, non plus que l’extrémité du jardin. Elle devait s’être enfoncée dans la haie, la haie maintenant pleine d’eau, elle devait être trempée, mais avoir fait son passage au travers. Elle devait courir à travers champs, croiser le chemin de chasseurs, elle devait se dissiper dans le courant. Dans le jardin, l’eau s’accumulait et formait des mares dégueulasses, dans le jardin l’eau avait entièrement recouvert la trace de ses pas. Depuis la baie-vitrée, il voyait dans le jardin, il ne voyait plus rien. Il regardait la tempête, et imaginait fuyante celle qui n’avait jamais existé.
« L’idée de ranger mes affaires dans mon sac et de quitter cette maison pour toujours, de disparaître à jamais dans le monde sans un bruit, comme une goutte d’eau ajoutée à une rivière, m’emplit d’une étrange excitation. J’ignore ce que je vais devenir, mais ça ne semble plus avoir d’importance. Le besoin de disparaître s’empare de moi et refuse de me lâcher. » — Gabriel Josipovici, Goldberg : Variations.
J’ai mal au dos.
Volodine a le Médicis ; enfin une bonne nouvelle.
Ignorées par la Justice, certaines citoyennes se fendent d’accusations libérées et publiques envers leurs agresseurs. Elles nous postent nous, témoins, dans la situation délicate d’accorder du crédit à ces victimes trop souvent délaissées, tout en gardant en tête la présomption d’innocence. Elles pointent du doigt l’innocent-coupable, et nous lui lançons des pierres, tout en l’habillant d’un bouclier.
Souvent, je me demande : qu’attendent-elles de nous ? Nous ne saurons qu’être des yeux, et des yeux dans le doute. Peut-être ont-elles besoin de ces yeux pour mettre en lumière leur douleur, mais nous ne détiendrons jamais la satisfaction finale du jugement rendu.
À parole égale (cette égalité est à nuancer, et est évidemment la source du problème), comment choisir, comment décider, et le doit-on, est-ce notre pouvoir, est-ce notre rôle, peut-être, mais pas dans cette société, pas sans loi pour agir, car celle du talion ne saurait qu’être chaos, et jamais solution.
Je travaille principalement pour la télévision. Sans que les projets proposés ou soumis soient déshonorants, je n’y trouve pas d’autre intérêt que gagner de l’argent afin de pouvoir faire ce que j’estime être important à côté. J’ai souvent des problèmes moraux à évoluer dans un milieu aussi gangréné par les conflits d’intérêt, le mensonge, et le pouvoir, et je ne pense pas qu’en avoir conscience m’excuse de quoi que ce soit. C’est toute la difficulté de créer dans l’indépendance.
J’aimerais m’affranchir de toutes ces concessions pour me consacrer uniquement à mes ambitions littéraires, mais ça doit faire partie du jeu. Être ouvrier, je le sais, m’épuisait bien trop moralement pour que je puisse me concentrer sur l’essentiel le reste de ma journée. J’espère sincèrement, un jour, pouvoir me retirer dans une modeste maison, en campagne, et ne plus avoir à m’inquiéter de vivre. Uniquement mourir avec mon imagination. Dans l’espoir de n’avoir pas trop menti durant ma vie.
« Que de fois sur un théâtre plus éclatant j’ai regretté le petit monde où se cacha ma jeunesse. » — François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe.
Il faudrait les entendre, ces rires, il faudrait que quelqu’un comprenne, même pas ces rires, cette indifférence, qui est parfois des rires, parfois du silence, parfois rien, parfois pas même un regard, en face, dans leurs beaux uniformes bleus, parfois même pas rien, faisant mine de taper sur leurs ordinateurs, mais notant quoi, qu’entendent-ils de ce que je leur raconte, qu’entendent-ils du souvenir de son corps poisse et lourd, qu’entendent-ils des baillons qui entravent encore mes lèvres, quand bien même, désormais, il n’y a plus rien dans ma chambre qu’un grand trou noir qui est la nuit, qu’entendent-ils de ma détresse, qu’écrivent-ils, je serais bien curieuse de le savoir, que peuvent-ils écrire quand je n’ai jamais su dire, que peuvent-ils formuler, qu’ils me montrent, et je dirais si c’est celle-là, la douleur, si elle a cette forme, ma souffrance, si elle a l’allure de celle étalée sur leurs hideux écrans gris, si elle n’est pas que moquerie, mensonge, montrez-moi, allez-y —
prouvez-moi que vous comprenez, prouvez-moi que vous connaissez ces mains qui sortent du néant pour couvrir votre visage, ces mêmes mains qui bloquent de leurs doigts sales qui font chut, ces mêmes mains que d’autres saluent, ces mêmes mains que d’autres caressent, sans se rendre compte, je crois, j’espère, un seul instant, de ce qu’elles sont capables de faire, ces mêmes mains, que vous avez peut-être vous-mêmes croisées un jour, et pourquoi non, elles sont toujours plus proches qu’on ne le croie, vous n’irez nulle part sans ces mains, ce sont les mains de votre père, de votre fils, ce sont les mêmes nervures, les mêmes veines, les mêmes phalanges, tout pareil, qui se rougissent les soirs féroces, c’est le même plaisir de nuire dans toutes ces mains dégueulasses, alors montrez-moi, si vos mains à vous sont capables de savoir quoi de ses mains à lui, et de ses mains à lui sur mon corps à moi, et cette répugnance de leurs mains à eux, qui me pointent comme si c’était mon corps à moi qui était dégueulasse —
comme si c’était mon corps à moi qui puait les coups, qui puait les bleus, qui puait les balafres et les fractures, comme si — comme si c’était ma colère à moi, qui vous dégoûtait, mais — comme si, mon corps — et — mais — ma colère, et mon corps, et qu’est-ce que vous pouvez écrire sur ça, qu’est-ce que vous entendez, c’est mon corps, c’est — le rien de mon corps, le — là, ça, là, pas la peau, mais — le — comme le souvenir, qui ne s’en va jamais, de sa — de sa violence à lui, dans mon silence à moi.
Tu salis tout, tu progresses en mimiques, je te vois dans certaines rues singer mes gestes, encore, je pensais que l’envie t’avait passée, je te vois porter mes vêtements, que tu te contentes juste de retourner, je sais les moisissures que tu laisses dans mon sillage, toutes ces flaques de poison immondes où les oiseaux s’abreuvent, tu devrais avoir honte, tu devrais te cacher d’être aussi laid, d’être aussi rien, tu devrais t’écrouler de croire ta solution en moi, je te vois rire, mais ton rire est sale, et bientôt tu mourras, et dans cette aventure-là, je te suivrai, et je te tuerai encore, et tu comprendras, et tu ne t’échapperas plus, tu feras face, et si tu t’échappes à nouveau, je te tuerai encore, et si tu demeures immobiles, je te tuerai encore, je ferai de toi l’endroit de ma haine, je poignarderai là où le vide s’est déjà engouffré, je tuerai l’idée même qu’on pouvait se faire de toi, je tuerai ta rumeur, je tuerai le souvenir, je te tuerai encore, je te tuerai encore, je te tuerai, encore, et quand plus rien même ne saurait te rappeler à quiconque, je te tuerai encore.
Et on verra, à ce moment-là, qui est le roi.
Emmanuel m’a dit que je subissais le destin. Je ne sais pas.
Je lis cette phrase : La braise, c’est ce qui reste quand le bois a brûlé ; et je la trouve magnifique dans ce qu’elle a d’évident.
Ce qui est parfois épuisant avec les personnes âgées, c’est cette manière qu’elles ont d’être définitives sur tout, de parler sans nuance, avec une obstination exclusive, qui mène rapidement à l’intolérance. J’ai parfois le sentiment qu’elles ont démissionné de la société, et qu’elles ont une ambition déconnectée de la réalité, basée moitié sur leurs souvenirs, moitié sur leurs préjugés, et que cette ambition les mène loin de leurs contemporains, nous, et qu’il devient de plus en plus compliqué de tolérer cette clôture là où nous continuons encore à construire. C’est presque être mort avant même de n’être plus là. C’est cette épreuve délicate qu’ont les nouvelles générations de converser avec des déserteurs.
Apparemment, les prix littéraires sont un aboutissement, une reconnaissance. Ah. On se passerait pourtant bien d’une couronne de laurier fâné.
Les dernières listes du Goncourt et du Renaudot me donnent de l’urticaire.
Emma disparaît aussi vite qu’elle apparaît, mais ce n’est pas grave, je me suis fait à l’idée qu’elle n’était sans doute qu’une projection de mon esprit.
Ma grand-mère, toujours, “C’est dommage que tu ne sois pas venu !… C’est dommage ! C’est dommage…”, mais non, ce n’est pas dommage, je suis très heureux, là, sur mon canapé, dans mon immobilisme rassurant, dans cette attente infinie et tranquille de la nuit.
On a fait du feu, à la télé il y avait un film avec Rochefort à propos de l’amour qui meurt, ça m’a rendu un peu triste, et puis une fois le film terminé, j’ai oublié, j’ai oublié le film, j’ai oublié la tristesse, j’ai oublié l’amour, j’ai oublié la mort, j’ai oublié Rochefort, j’ai oublié la télé, j’ai oublié le feu, je me suis oublié, et je n’ai rien trouvé.
La journaliste a demandé à l’enfant : “Et toi, quelle sera la danse de tes dix-huit ans ?”, et l’enfant lui a répondu : “Moi, je ne danserai pas, je serai fier de marcher.”
Après quelques minutes à lire sur ce canapé en cuir, je me suis affalé sur le flanc gauche, toujours mon livre ouvert dans les mains, et j’ai fermé les yeux, et je me suis endormi, dans le soleil déclinant de l’automne.
Ces derniers temps, je rêve souvent qu’on me sépare de mon père.
« Voici : le temps est venu, l’heure a sonné, essayez de surmonter la forme, de vous affranchir de la forme ! Cessez de vous identifier à ce qui vous limite. Vous qui êtes artiste, essayez d’éviter l’expression de vous-mêmes. Ne faites pas confiance à vos propres paroles. Méfiez-vous de votre foi et ne croyez pas à vos sentiments. Dégagez-vous de votre apparence et redoutez toute extériorisation autant que l’oiseau redoute le serpent. » — Witold Gombrowicz, Ferdydurke.
L’empereur est là qui, dans les flammes, me contemple et souffle, au plus profond de mon oreille : bravo, mon fils.
Et quand il n’y a plus rien, il se penche encore sur ma couche, et me caresse la tête. Dans la nuit, lui seul sait que je fais de mon mieux.
Ma grand-mère a accroché une photographie beaucoup plus récente de moi dans la chambre où je dors. Je ne peux pas me voir. Depuis que je perds mes cheveux, je me sens dégradé, je vois ces creux et le laiteux de mon crâne, je suis décidément trop laid, pour toutes les filles que j’aurais pu rencontrer dans ma vie, je me fais honte, les amis m’en parlent en rigolant, ils ne se rendent pas compte je crois, de ce que c’est, de la difficulté que j’ai à le vivre, c’est d’une tristesse à crever, c’est comme le début de la fin. J’aimerais pleurer dans mes mains pour ne plus jamais qu’on regarde mon visage, et ne plus jamais avoir à me croiser nulle part.
J’étais revenu quelques jours pour tailler et couper la haie de son bassin. Elle m’a prêté le gilet de chasse de mon grand-père, qu’elle conserve encore accroché dans le garage parmi d’autres de ses vestes. Je me suis regardé quelques instants, je ne savais pas qui j’avais en face de moi. L’effort que c’est, de tenir une tronçonneuse, la résistance dans les bras, cette sensation d’épuisement, à force de trop oublier les muscles de mon corps, et toute cette vase, la terre sur le pantalon, les branches au sol, le lierre, tout ce qu’on abat, tout ce qu’on jette, comme si c’était un ennemi.
Comme si, même, faire ce travail de la terre et des plantes, ce n’était pas cela, finalement, vivre.
Je suis rentré hier à cinq heures du matin, et, à chaque pas, le monde derrière moi s’effondrait.
« Mais la nuit je sortais, en pleine nuit sur la pointe des pieds, j’allais en secret errer en ville, et au fil de ces promenades je me persuadais pas à pas que cette fois je n’allais plus rentrer, que je quittais pour de bon ces gazons, ces villas, et à tout ce que voyais je faisais mes adieux, à tout ce que je peux voir, tout ce que je pourrais voir maintenant ici j’ai fait mes adieux. » — Jacques Serena, Basse ville.
L’alternative aujourd’hui, c’est la haine.
Ce matin, la ville puait.
Me revient l’odeur distinctive aux abords de l’abattoir où je travaillais, il y a de ça quatre ans, alors que j’arrivais en vélo, dans les rues de cinq heure du matin, ces rues à contre-sens, à rouler au milieu de la chaussée, le frimas, et, donc, l’abattoir, imposant, laid, et son odeur, mêlée au bruit des cochons qu’on mène vers l’électrocution, mais c’était une odeur, pas vraiment de mort, plutôt de viande, de cheminées, de laine humide, une odeur différente de celle sur l’autoroute, quand on passe ces bâtiments dans le flou, quand les enfants se bouchent le nez avec horreur, dégoût, et qui là, réellement, étouffe de rejets, de détritus. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’à l’intérieur de l’abattoir, rien ne sent rien : la viande ne sent rien, les têtes ne sentent rien, les oreilles tranchées ne sentent rien, les collègues ne sentent rien, le sang ne sent rien, la boucherie n’a pas d’odeur.
Un an de silence, et la conversation reprend comme si c’était hier.
Chaque jour plus laid, plus seul. Je me couche le soir sans amour, et me réveille le lendemain sans envie. Je pourris sur place. Je suis tristement là. Je n’ai même pas honte de vivre ainsi. J’attends. C’est une manière de vivre.
Se rendre à la librairie pour changer d’air, souffler un peu, entendre la libraire conseiller presque tous les livres de Beigbeder, quitter la librairie en vrac.
Écouter Quignard dire : « J’ai eu besoin de me lancer dans quelque chose en quoi je puisse mourir, qui soit plus vaste que moi. » Me demander dans quoi je vais bien pouvoir mourir qui soit plus vaste que moi.
Et je ne rêve qu’à toi, l’après-midi, quand mes yeux se brouillent d’être trop ouverts.
Rien d’autre aujourd’hui que la tension, du dos, du cou, cette raideur, cette rigidité, de mon corps, du haut de mon corps, friable, les os émiettés, brisés, les nerfs tendus, étirés, l’inconfort, la douleur, et cette tête, que j’aimerais ne plus avoir à porter.
Ce soir, avant d’aller me coucher, j’ai écouté de vieux lives de Clapton, Stevens, Sting, pour me rappeler mon père ; sans succès. Quelque chose me déporte loin de ces chansons-là qui me rassuraient, quelque chose qui me fait oublier ce que j’ai été, enfin, comment j’ai été construit, avec quelles pièces, quelles ambiances, quelles atmosphères, quelque chose qui me manque de mon enfance, et qui était enfermé dans toute cette musique, maintenant envolé, disparu, éteint. Quelque chose de cet amour premier, perdu.
Quelque chose, mais quelle est cette chose, déjà ?
J’ai fouillé dans le tremblement humide des feuilles mortes, et j’y ai trouvé de l’or. J’ai scruté l’ombre des pins. J’ai attendu que le soleil avale la lumière. J’ai creusé des contours à ta silhouette, pour y crocher des bris de glace. J’ai cru aimer ce qui me manquait, j’aurais couvé les cendres si j’avais pu, j’aurais blanchi ta voix, et j’aurais tu la nuit. J’ai caché les restes, j’ai fait avec. J’ai une entaille nette et sale sur le dos de la main, où le poison boue, où la douleur remue, où le vice s’installe. J’ai une peine immense à gommer la trace que tes lèvres ont laissée dans la buée de la baie-vitrée.
Deux nuits à cauchemars en quatre jours, moi qui ne rêve jamais, et qui ne sais jamais comment les interpréter, ni même s’il faut les interpréter. Deux nuits d’effroi, que je tente d’oublier.
« Si je ne parle pas, on ne me parle plus. Si je ne vais pas vers quelqu’un, on ne vient plus vers moi. Si je m’enferme quelque part, personne ne me cherche plus. » — Bernard-Marie Koltès, La fuite à cheval très loin dans la ville.
Je crois aux affinités électives ; il y a chez Emma quelque chose qui dépasse la simple idée d’attraction, quelque chose comme une projection, une transparence, quelque chose comme la certitude de la connaître autant qu’on se connaît soi-même (c’est-à-dire bien peu), et cette connaissance-là prend intimement le dessus sur tout le reste, absolument, résolument. Et ce soulagement d’avoir trouvé quelqu’un quelque part qui comprend.
Chevillard me fait parfois l’effet d’un jongleur, dont le tour est habile, avec cette façon bien à lui de faire tournoyer dans les airs trois, quatre, puis cinq quilles, ajoutant à ce dispositif quelques balles, des grimaces, des adresses amusées au public, et devant lequel on reste interdits plusieurs minutes, impressionnés par la performance, loin d’imaginer qu’on puisse à notre tour en faire de même après de longues années d’entraînement et de persévérance, éblouis par l’ampleur du travail, et son sens du spectacle, mais dont le souvenir, une fois sortis du chapiteau, ne laisse aucune trace sinon le ticket d’entrée dans une poche et quelques pop-corns accrochés au veston.
« — Mais au diable tous ces livres, assez lu, vivre enfin ! s’écrie Crab, qui arrache par poignées les volumes de sa bibliothèque et les jette à terre, et les piétine furieusement. Puis, sans attendre davantage, fort de sa résolution et soucieux d’aligner sur elle sa conduite, Crab s’installe à sa table pour écrire. » — Éric Chevillard, Un fantôme.
Rarement vu quelque chose d’aussi triste que ce petit potager à l’abandon, dans l’espace vert d’à côté, tout envahi de la mauvais herbe, du temps, du vent, de la main paresseuse de l’homme, qui laisse la porte de l’abri ouverte et les tuteurs couchés, les tomates au sol, pourries sur la terre sèche, et tous les passants autour qui ignorent cette misère, ainsi qu’un homme duquel serait ôtée la vie, mais qu’on préfèrerait oublier, pour que l’herbe à nouveau le recouvre, et devienne la demeure des lombrics et des taupes.
Ce soir, c’est les vacances. Ça me met en joie, même si je ne suis plus concerné.
« Crab vit avec une femme absente. C’est au demeurant la plus douce et la plus gentille des femmes absentes, de loin la plus charmante. Sans mentir, entre toutes les femmes qu’il n’a jamais vues, elle est celle dont l’absence le fait le plus cruellement souffrir. Crab n’échangerait son sort contre celui de personne. Cet amour illumine sa vie. Il est le plus heureux des hommes. » — Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe.
Alors que je saisissais mon livre, je pensais m’être coupé le doigt, j’ai donc léché la plaie, c’était de la mûre.
J’ai mes petites manies de lecture. Je n’achète toujours que quatre ou cinq livres à la fois, que je dispose en pile sur le bord droit de mon bureau. J’en lis un à la fois, jamais plus, jamais moins, sinon je ne lirais rien. J’ai le même marque-page depuis des années, un morceau de tissu brodé que la mère de Camille m’avait ramené d’Europe de l’Est. Il y a deux paons et des fleurs représentés dessus, qui doivent avoir une signification particulière, mais que j’ai oublié de demander (et maintenant, il est trop tard). Une fois mon livre en cours terminé, je le range aussitôt, de manière à ce qu’il ne m’encombre pas trop l’esprit pour ce qui va suivre. Je manque de plus en plus de place, et ne pas savoir où ranger mes livres lus me dérange. Je recommence ce petit manège pour chaque ouvrage, et une fois la pile terminée, je vais en acheter de nouveaux à la librairie. Ainsi, jusqu’à quand ?
J’ai une mémoire épouvantable, alors je me contente des mots que j’ai sous les yeux.
« Ce journal est le contraire d’une oeuvre. Le produit du désoeuvrement. Je suis parfois tenté de le détruire, mais ce serait piler le sable. » — Éric Chevillard, L’Oeuvre posthume de Thomas Pilaster.
J’ai l’impression que mon monde est en train de se scinder en deux. Qu’il y a, d’un côté, le monde dans lequel j’entre à grandes enjambées depuis trois ans, qui est celui de la littérature, et de la sensibilité. Qui est celui du décentrement et de la remise en question permanente de ses certitudes. Qui est celui de la perte comme moteur de construction. Qui est celui de l’expérience personnelle comme seule accroche sociale (j’entends : découvrir par soi-même, sans intermédiaire navrant, sans “média” justement, ce qu’on doit trouver pour accepter l’autre).
Et puis, il y a l’autre monde, que j’ai fréquenté des années, qui est celui de l’immobilisme intellectuel, de l’adhésion systématique, du laisser faire, du manque de risque et d’empathie. C’est un monde dans lequel il est possible de cracher sur des inconnus sans les avoir vus une seule fois de sa vie. C’est un monde de haine et de chaos, c’est un monde sans échelle. C’est un monde qui nie l’autre, et qui affirme pourquoi il est bon de le nier. Plus le temps passe, plus constater que tous ceux que j’ai cotoyés et aimés surnagent encore dans ce marasme me peine, voire me contrarie. J’aimerais trouver des solutions pour les sortir de cette torpeur destructrice, mais les moyens manquent, et leur volonté aussi. J’aimerais leur dire : éteignez tout, brûlez les images, les échos, n’écoutez plus que vous, et laissez parler votre espérance. C’est pourtant cette voix en eux qui est insupportable à entendre, et qu’ils préfèrent fuir.
Je n’ai jamais été aussi près des autres que depuis que je vis comme un reclus. On comprend très vite l’inutilité de notre existence, et elle nous aide à accepter l’importance de celle des autres. Je tente de m’approcher d’une honnêteté qui me conduirait à éviter les concessions, pour ne plus être en rupture avec moi-même, et donc me mentir. Il faudrait que chacun puisse prendre le temps de n’écouter que ses propres convictions. Mais comment faire, quand les entrailles hurlent chaque jour un peu plus qu’il est injuste de vivre, puisque tous les autres autour, regardez-les ! profitent de notre malheur et piétinent notre confort ?
Je sais que je parviens facilement à m’engouffrer dans une mécanique ludique pour l’écriture, où j’étire la situation à l’extrême, et où je sélectionne tous les détails pour signifier de la pure gratuité, mais çe ne dégage justement aucun sens, c’est vain, c’est idiot, c’est parler, bavarder, et je ne sais pas comment faire, je ne sais pas ce qu’il manque pour que cette charpie de mots ridicules tourne en vérité.
C’est comme ça que ça devait s’appeler, en fait : L’affection.
« Ce n’était pas compliqué d’aimer : il suffisait de se laisser aller et de regarder autour de soi. » — Jean-Pierre Martinet, Jérôme.
À la fin de ce paragraphe, je vais tuer quelqu’un. J’ai pris cette décision il y a à peine une heure, car je m’ennuyais terriblement. Je me réveillais tout juste d’une longue sieste en plein après-midi, et je me suis dit : Il est temps de faire quelque chose de ta peau. Ça aurait pu être n’importe quoi, mais j’étais lassé des occupations habituelles, manger, marcher, jouer, alors ça m’est passé par la tête, voilà, d’un coup, tuons quelqu’un, ayons ce courage-là, cette force-là, et c’est bien peu pourtant, enfin, tout dépend du mode opératoire, un coup de fusil et c’est réglé, alors que si on s’embarasse d’un couteau ou d’une pince à couper, évidemment, ça prend plus de temps, c’est bien des complications. Un coup de fusil c’est tout droit jusqu’au crâne, et on n’en parle plus. Encore fallait-il trouver un fusil, mais ce n’était pas trop un problème, je savais où en trouver un, justement, avec des cartouches, je savais même m’en servir, alors j’ai choisi le fusil, justement, comme je l’ai démontré juste avant, parce que c’était bien plus simple. J’ai vu beaucoup de films dans lesquels les protagonistes s’embarrassent de tout un tas d’objets particulièrement compliqués et peu pratiques. Quelle affaire, c’est si simple un fusil. J’ai également choisi une petite pièce à l’étage et j’ai disposé une bâche sur le sol et sur le mur qui se trouvera derrière la victime pour éviter d’avoir trop à nettoyer ensuite : replier le tout, mettre à la poubelle, et puis voilà. On apprend beaucoup de ce qu’on peut voir un peu partout, c’est pratique. Il y a quelques années, j’aurais jamais pu tuer quelqu’un aussi facilement. C’est la technologie ça, la modernité, c’est merveilleux. J’ai tout prévu, on ne s’inquiétera jamais de la disparition de celui qui se tient là assis au milieu de la pièce à l’étage, je ne serai jamais inquiété, c’est l’idéal. Je me demande quand même ce que je vais pouvoir faire une fois que tout ça sera terminé. Je préfère ne pas y penser. Mais je vais vous laisser, parce que je parle, je parle, et puis finalement, j’oublie de tuer.
Je m’endors avec le même air endolori que la veille.
Rien ne me retient tant d’en finir que ma certitude d’être déjà mort. Qu’espérer après cela ?
Encore cet idiot d’Ezine, qui, en réponse à la question de Garcin lui demandant s’il a lu le dernier Volodine, confesse, avec un air de satisfaction intense et une prétention toute outrageante : « Personnellement, non ». Quelle époque de cons, tout de même.
Quand certaines personnes parlent ou écrivent mal, j’ai l’impression qu’elles ne se confient pas vraiment, alors qu’elles sont juste incapables de communiquer ainsi qu’elles le voudraient.
Je ne crois pas être jamais parvenu à nouer une relation amicale avec quiconque. Souvent le temps passe et me fait oublier cette lacune, mais il m’arrive d’y revenir durant certaines semaines de solitude, et alors je ne saisis pas ce qui me retient aussi loin de l’affection des autres. Est-ce de l’égoïsme, de l’inconscience, de la stupidité, de ma part, envers eux, qui les fixe ainsi si loin de moi, ou est-ce seulement mon corps qui glisse comme une roche lisse touchée par une pluie trop dense, qui ne laisse rien après elle que la sensation d’avoir été touchée, et voit ce qui l’a frappée s’échapper en volutes dans le bois dès les premières chaleurs de la saison.
« Ce qu’il y avait de dur surtout dans ce départ, c’était de n’avoir personne à quitter : il me semblait qu’un adieu m’eût soulagé, eût ravivé en moi le mouvement des larmes — mais je m’en allais comme un homme loué qu’on pousse sur les routes, et qui passe son chemin entre des visages de bois. » — Julien Gracq, Les terres du couchant.
Je n’ai pas de passé, tous mes souvenirs d’enfant sont détruits, et mes maisons abandonnées, j’ai été rejeté de là où je vivais, mes chambres ne ressemblent plus qu’à des chambres d’amis, des lieux de passage, des lieux sans place pour moi, je ne sais plus où m’accrocher pour retrouver qui j’ai été, je ne connais plus les pelouses, ni les couloirs, ni les greniers, je ne reconnais plus les animaux, j’ai perdu le nom des choses, j’y ai laissé beaucoup d’amour, dans les murs, dans le reflet des vitres, dans le goudron des rues, mais j’ai brûlé la déception, j’ai brûlé les photographies, j’ai brûlé les histoires du coucher, tout, c’est ainsi, on me prend pour un étranger, je ne suis personne avant aujourd’hui.
Je suis triste, mais je suis calme. Je préfèrerais parfois fermer mes yeux pour ne plus voir la douleur, mais je m’encourage à tout faire avec délicatesse. Il arrive qu’Alice ferme sa porte trop brutalement, et rien que ça me fait peur.
Je ne pourrai jamais vivre à Paris, j’en mourrai je pense, car il n’y a pas la mer, et c’est elle qui m’a protégé toute ma vie, c’est elle qui m’a empêché de bien des mauvaises choses, c’est elle qui me rappelle d’où je viens et qui je suis. C’est ma consolatrice, c’est mon amour. La mer, la Manche, c’est ma vie, c’est ma tombe aussi.
Parfois, je me réveille de ma sieste, j’ai la nuque brisée et les jambes engourdies, je suis dans mon fanteuil, je regarde autour de moi, et je suis seul, et je n’ai pas de mère, et je suis triste de vivre ainsi, de me sentir aussi loin de ceux que je devrais aimer, et je suis là, je regarde autour de moi, j’essaie de comprendre, toujours la nuque douloureuse, de m’endormir épuisé au milieu de l’après-midi, et je sais qu’il n’y a plus rien entre moi et les autres, alors je me lève du fauteuil, et j’ai mal, j’ai tellement mal au corps d’être aussi seul.
Modiano Nobel, c’est bien.
Après avoir passé la semaine à engloutir des manuscrits indigents, je peux enfin me mettre à lire, à lire ce que j’ai envie de lire, et qui n’a rien à voir, simplement parce que j’en ai envie.
Je me sens fatigué, mais je ris beaucoup.
Now all I’ve got for you, is the kind of love that cuts clean through. All I got for you is razor love, it cuts clean through.
Je crois sincèrement que je suis en train d’écrire quelque chose qui me dépasse complètement. J’avais disposé mes plateaux et mes paysages habituels, et puis progressivement, à force d’écrire, à force d’avancer, c’est comme si je voyais l’envers de tout, comme si je parvenais à basculer les signes habituels pour comprendre la douleur que je cache en moi, c’est-à-dire ne rien comprendre, juste entendre dire. J’ai un guide, qui est un vigile, et ce n’est pas un hasard. J’ai des questions auxquelles je ne trouve pas de réponses mais des images. J’ai l’impression d’avoir ouvert la porte des Enfers.
Décapage est une revue que j’estime, mais les nouvelles qu’elle contient me désespèrent : et voilà ma petite histoire, et moi ma petite histoire ! avec nos petits personnages ! qui ont leurs petites aventures, sans trop fouler le monde ni leurs doutes, voilà comme on avance, petitement, et comme on meurt aussi. Mais enfin, brandissez la dynamite ! faites des trous dans vos pages ! cassez la gueule de vos héros ! n’écrivez rien et vous écrirez tout !
« Pour ma part, j’ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits, n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous. » — Bernard-Marie Koltès, Une part de ma vie.
Il pleut aujourd’hui, et la fièvre engourdit mon corps.
Il faut être sans pudeur.
J’ai participé, avec d’autres, à une enquête pour sélectionner, chacun, selon nos modestes goûts, trois ouvrages importants de cette dernière décennie. J’avais répondu à l’email il y a de ça plusieurs mois (le vingt-deux novembre de l’année dernière précisément), et le tout n’est publié qu’aujourd’hui. Pourtant, les trois livres que j’avais cités alors (Corps du roi de Michon, Faire l’amour de Toussaint et Démolir Nisard de Chevillard) sont toujours pour moi d’une pertinence évidente, des expressions éclatées d’une force moderne commune. Comme quoi, il y a des choses qui bougent, d’autres qui s’ancrent en soi définitivement, et je suis heureux que ces textes-là en fassent partie.
J’écris comme un taré dans Risquer le sable. Je ne sais pas ce que je construis au juste, ni qui pourrait accepter un truc pareil, mais j’ai la sensation de mettre en place une mythologie de voix personnelles que je n’avais encore jamais abordée jusqu’alors. J’ai la sensation de creuser en moi des monstres qui s’expriment enfin et trouvent le chemin jusqu’à ma vérité.
Et en même temps je me connais : demain je vais relire cette ébauche, je vais trouver ça épouvantable, et je vais m’en vouloir de continuer à écrire de telles merdes.
« On le frappe, Fabien, où il pose son forfait, sa lenteur aigrelette, son manque d’appétit à mordre, saisir les rênes glauques et rentrer dans la danse : oui monsieur je vis seul, et loin, et plus je me retire, plus c’est sincère, mieux je me porte. » — Antoine Wauters, Césarine de nuit.
Je vis chichement. À part mes livres, je n’achète rien, ni vêtements (je n’ai que trois pantalons), ni bibelots (les murs de ma chambre sont encore nus un an après mon emménagement). Je peux me priver de certains repas pour ne pas acheter de nourriture (et puis par flemmardise) ; je lis pour oublier que j’ai faim, ou je bois du thé. Et quand j’achète, c’est quoi ? Du jambon, du pain, des pommes de terre, de la salade, rien de superflu, de toute façon ça disparaît. Par moments je suis comme abattu, dominé par une envie de retraite totale, où chaque jour je pourrais subvenir à mes besoins sans avoir à dépenser quoique ce soit. Simplement, je suis lassé de devoir payer mon quotidien.
Fini les 1100 pages du Journal de Lagarce. Impression d’être mort avec lui.
Commencé un truc qui s’appelle Risquer le sable ; écrit quatre pages, on verra bien. Je crois que ça me permet de fantasmer la mort de ma mère pour régler les non-dits.
Vu Persona de Bergman, qui m’a donné envie de tout casser dans le récit.
« C’est peut-être le principe d’un Journal : remplacer la vie manquée. »
Plusieurs soirs par semaine, en guise de repas, un bol de riz blanc, parfois un peu de mâche au fond, et du vinaigre par-dessus. Un yaourt nature ensuite. Je fonds à vue d’oeil. Je me souviens qu’elle me disait : À chaque fois que tu reviens, tu as perdu deux ou trois kilos, je le sens quand tu es sur mon corps.
Ma grand-mère me tend un portrait de moi qu’elle a fait développer dans l’après-midi, et je le cache de ma main, détourne le regard, incapable de me voir, foudroyé par la peur de m’observer dégénérer, fâché de mon visage, de mon allure, en colère contre ce que je montre, et qui n’a plus rien à voir avec ce que je suis.
Dépense un fric fou en livres, mais seul moyen que j’ai trouvé pour me maintenir en vie.
Réveil avec un intense mal de crâne et le nez complètement pris ; vivote difficilement dans ma chambre ; supporte très mal l’éclat et la chaleur du soleil.
« Le désarroi — le désespoir ? — me surprend assez régulièrement. »
Je brûle dans la nuit, mais personne ne voit monter la fumée.
Je m’observe dans le reflet de la vitre, et il me dit : Tu es seul.
Quitte Taden sous les remarques suicidaires de ma mère, laide le visage déformé par les larmes. Me bombarde de messages le lendemain puis le surlendemain, pour lesquels je ne trouve aucune réponse. Agacé, je dis que je ne suis pas là, que je suis parti. Je mens, encore.
Dégagé de sa culpabilité, je la trouve ridicule.
Et j’ai encore tellement de chemin à faire, de discussions à tenir, alors que cette première m’a abattu, terrassé. J’ai peur que ça me prenne le temps d’une vie, de leur dire à tous à quel point je les hais.
Laurène m’écrit (avec les fautes en cadeau) : “Ba dans le sens ou il a suffit dune rencontre pour quon se plaise, que c’est simple entre nous. Que de mon côté je suis heureuse avec mon copain et que je n’ai pas envie de me mettre dans une situation qui ne me ressemble pas mais en même temps ça me manque de ne pas te parler…” ; quelle plaie…
Je n’arrive à rien, je passe des heures à travailler, je ne sais pas quoi dire, je n’ai rien à raconter, je m’embrouille, je mets de côté à peine commencé, je ne sais pas quoi faire de ce que j’ai dans la tête, je voudrais tout faire sauter, je voudrais que ça prenne un sens, je voudrais qu’on me dise, qu’on m’explique, arrêter d’avoir ces nausées, ces maux de tête d’être trop idiot pour écrire, cesser d’être un incapable, affirmer ma parole, et la forme qu’elle prend, mais je n’ai aucune idée de sa forme !
« Et s’abrutir de fatigue, boire beaucoup et n’avoir presque qu’un instant, juste avant de s’endormir, le souvenir de ce qu’on a laissé, de ce qu’on perd. Essayer de noyer, d’engloutir la tristesse. »
Certains résidus de ma vie me reviennent au visage comme des éclats de poudre.
Ne pense qu’au sexe et à la mort. Épuisé des mots. Dois revoir mon saccage. Englouti par la pesanteur, par l’ennui, la solitude.
Conversation dimanche avec ma mère. Évidemment elle ne comprend rien, se réfugie derrière les pleurs, le bavardage ; aucune envie de lui répondre ; qu’elle se taise.
Vu Saint-Laurent : film avec de beaux plans, mais pas dans le bon ordre ; chaotique et soporifique.
Mes haricots verts étaient élastiques et caoutchouteux, raides. J’aime énormément l’amertume des yaourts nature.
Tu avais l’occasion de mourir, mais tu as préféré vivre : pourquoi ?
J’en suis, dans le journal de Lagarce, à l’instant où, bien qu’il ait déjà derrière lui de nombreuses pièces magnifiques (on est en 88), il accuse affreusement le coup après deux refus de Minuit et POL pour son texte Les Adieux (qui, d’ailleurs, je crois, n’a jamais été publié). Et je comprends son abattement, moi qui n’ai rien, qui ne suis rien, qui attends, espère, mais qui sais bien qu’il ne se produira rien, que tout mon travail mènera au mieux vers la mort, vers l’oubli.
À la seule différence que lui baise énormément, tout le temps, avec force délicatesse et attention, de jeunes hommes beaux et fugitifs. Moi je ne fais plus l’amour à personne, jamais. Je deviens sec et maladroit.
« Les difficultés d’argent me font peur, la solitude aussi. Il m’arrive de pleurer pour rien (moi-même). »
Je ne sais pas quoi faire de mon saccage. Commencer autre chose ? Quoi ?
J’aimerais travailler, m’investir dans le texte, mais (encore une fois) je n’ai rien à raconter.
Ma mère m’a dit Au moins, c’est une idée. Connaissant ma mère, c’était déjà pas mal, ça aurait pu être rien du tout, même pas une idée, même pas rien, juste du silence, son silence. J’étais convaincu qu’avec une idée, mon idée, je pourrais tout changer, peut-être pas changer ma mère, mais au moins changer pas mal de choses, et peut-être au passage même un peu moi. Au départ, je dois bien l’avouer, je n’avais pas tellement confiance en mon idée, et ne souhaitais pas à tout prix la présenter à ma mère, mais je me suis dit que ça serait un bon test, et qu’il me faudrait de toute façon passer par là, passer par ma mère. Tout le monde ne passe pas par ma mère pour faire valider son idée, ça ne tient qu’à moi, j’ai décidé comme ça, et depuis je m’y tiens, voilà tout. C’est toujours une étape difficile, car je la sais exigente, pointilleuse, aiguisée, tout mon contraire, et tout le contraire, surtout, de mes idées. De manière générale, ma mère, c’est tout le contraire de tout le monde, même parfois d’elle. Elle peut affirmer, puis se rectifier à l’inverse, tout en affirmant de la même manière, c’est très impressionant, et un peu déroutant les premières fois. Heureusement, je suis habitué. Il est possible qu’elle change d’avis concernant mon idée, mais comme elle n’a pas donné d’avis, je vois mal comment elle peut en changer. Elle a toujours son avis sur tout, surtout sur moi, ce qui me dérange souvent, particulièrement en présence de mes petites amies, qui, depuis quelques temps, en réaction je suppose, se font moins nombreuses. Ma mère n’a jamais donné d’avis sur mes petites amies, parce que je les donne à sa place, et ensuite mes petites amies me quittent. Ma mère n’est pas triste pour moi, mais moi je suis triste. Pour moi, et pour elle, qu’elle ne soit ainsi jamais triste pour rien. Ce n’est pas parce qu’elle n’est pas triste qu’elle est heureuse, elle est juste là, sans sentiment particulier, juste avec ses avis, ce qui est déjà pas mal, car certains n’ont ni sentiment, ni avis. Ils ne sont pas grand chose, en somme.
Ma mère, elle a pas toujours donné son avis. D’abord, quand elle était plus jeune, parce qu’on ne le lui a jamais demandé. Sinon, je pense, si on lui avait demandé son avis à ma mère, elle aurait pas passé sa jeunesse à pêcher des moules pour nourir mes frères et soeurs. Ensuite, elle a eu un travail où on lui a demandé son avis, tout le temps, sur tout, de plus en plus, et finalement elle n’a plus fait que donner son avis. Elle s’est même mise à le faire en dehors du travail, et voilà où on en est aujourd’hui. Enfin, où j’en suis, car mes frères et soeurs ont pris le large depuis longtemps déjà, et je suis le seul à encore subir ses jugements. Parfois, sans même lui demander, ça lui prend, elle se met à donner son avis. Ça a fait fuir tout le monde. On les comprend. Moi je suis obligé, je suis encore trop jeune pour partir, pour faire sans son avis. C’est une sorte d’épreuve du feu. Je me dis ça, ça m’aide à accepter. Ma mère elle m’a toujours dit Donne ton avis, c’est tout ce que tu as. Mais je ne suis pas d’accord. Maintenant, j’ai mon idée. Et avec mon idée je vais aller bien plus loin qu’elle avec son avis. Peut-être pas aussi loin que mes frères et soeurs, mais est-ce qu’on peut aller plus loin que la mort, je ne crois pas.
Ma mère, elle a une maison, dans laquelle je vis également et où je parle. Je n’ai pas de père. J’en ai eu un, mais je n’en ai plus, à cause des avis de ma mère, et d’un en particulier, qui l’a obligé à partir, mais c’était un avis entre eux, alors je ne saurais pas en dire plus. Il y a des avis qui ne me concernent pas, et c’est tant mieux, ça serait trop à supporter. Ma mère, elle donne beaucoup d’avis, mais pas beaucoup d’amour, et ça je crois que c’est ce qu’on pourrait lui reprocher. C’est ce que moi je lui reproche. C’est ce que mon père qui n’est plus là lui reprochait aussi, d’ailleurs c’est sans doute pour ça qu’il n’est plus là. Le plus difficile, avec les avis de ma mère, c’est de savoir quoi en faire. Elle en donne tellement tout le temps qu’il vient un moment où on ne sait plus trop ce qu’ils veulent dire. Et c’est pareil avec l’amour, sauf que c’est pas parce qu’elle en dit trop, mais parce qu’elle dit rien. Je sais pas si ma mère elle a jamais vraiment su s’accorder. De ce que je me souviens, non, mais j’ai pas toujours été à côté de ma mère pour le dire. Et mes frères et soeurs, eux, ils sont plus là pour pouvoir dire. Mon père non plus. Ma mère je crois qu’elle voulait juste qu’on soit tous heureux, mais qu’elle a jamais su comment le dire, et du coup maintenant à cause d’elle tout le monde est malheureux, ou mort. Ma mère quand elle me dit je t’aime je prends ça pour un avis. C’est triste d’aimer comme on pourrait haïr. Moi j’en souffre. Je pense que ma mère aussi. Mais elle ne le dira jamais, et si jamais un jour elle le dit, je ne serai plus là pour l’entendre.
On ne m’apprendra jamais ce que je dois écrire, ni comment je dois l’écrire. Quiconque s’y aventurera grillera aussitôt.
On m’a souvent confié des choses que je n’aurais pas du répéter. Il y a encore peu, je ne saisissais pas l’importance de ce qui est dit, et même aujourd’hui j’ai parfois du mal à le mesurer. Alors, chaque jour, par le silence, je fais ma rédemption. Mais plus le temps passe, et plus j’ai peur que le symbole que je mets dans mes futures paroles soit trop lourd pour le supporter. J’ai beau côtoyer, discuter, lire, je n’y arrive pas, je ne comprends pas, je me sens loin de mes semblables, je me sens ailleurs, je n’entends pas leurs pleurs, leurs cris, je suis de la frange humaine qui n’a souffert de rien, et j’ai du mal à faire en sorte que mes mots prennent un quelconque poids. J’ai peur de ne plus jamais rien dire parce que j’aurai trop peur de tuer par balles perdues. Je crois, de toute façon, que je suis de ceux qu’on préfère voir se taire.
Depuis quelques années, je change, je mute, j’évolue, je m’adapte à mes névroses et à mes faiblesses, je les surmonte, mais je le fais dans le silence, car personne n’estime que cela mérite des applaudissements. Pourtant, je crois qu’on vivrait tous mieux dans un ailleurs fabuleux où chacun serait félicité des souffrances qu’il a su endurer, sans juger de sa qualité, de sa force, juste de savoir qu’à côté quelqu’un va mieux, et que sa joie vaut la sienne, qu’il n’y a pas à complexer, à rabaisser, ou à en faire exemple, que le bonheur est unique, et qu’il n’a qu’une seule forme : celle que j’espère voir un jour sur mon visage, en miroir de celui des autres.
(Encore une fois, j’ai l’impression d’être à côté de la plaque. Mais je préfère faire mes expériences ici, dans mon laboratoire loin de tous, qu’en face de quelqu’un que je n’aurai pas su voir, et que je risquerais de blesser.)
(D’ailleurs, c’est un des plus tristes échecs de notre époque, que de parler abondamment sans prendre le temps de mesurer ce qu’on va dire.)
Je me souviens avoir éclaté en sanglots dans son salon, parce que je disais des choses blessantes que je ne comprenais pas, je ne savais pas me maîtriser, je projetais tout ce qui me passait par la tête, et une fois le mal fait, je me rendais alors compte de toute la bêtise de mes propos.
Et ton aveu final : “Non, je n’ai pas su (pu ?) te voir.” Se dire que c’est normal, qu’on ne peut pas trop en demander, que les promesses il n’y a que les fous ou les cons pour y croire.
Je ne sais pas parler des autres, et parler de moi n’intéresse personne.
« Ici, sur cette croisière morbide, plus qu’ailleurs, la vraie et unique douleur d’être laid. Pour toujours. » — Jean-Luc Lagarce, Journal.
Un homme est menacé d’être exécuté par des islamistes, les banquises fondent et les eaux montent, mais tout ça mène à cette incroyable conclusion : les chips sont mauvaises pour la santé.
Est-ce que vous entendez, quand vous placez votre bouche dans le creux de mon oreille, le hurlement d’un loup prisonnier entre deux crocs d’acier ?
J’aspire à plus grand, j’aspire à autre chose.
« Allons, puisque nous ne valons pas mieux que ceux que nous disons ne valoir rien ; souffrons-les et taisons-nous. Je souffre donc et me tais. Adieu. »
Plus que jamais, je comprends où est chez moi.
Écrire à la main me fait mal, réveille une fracture à l’annulaire, engourdit mes doigts et m’oblige à poser le stylo. Si j’écris tout tout de suite au clavier, c’est par défaut.
Il est vrai que je vais loin ici. Mais comment faire autrement ? Je suis seul face à moi-même et n’ai que mes mots et ma vérité pour avancer, pour faire le clair, pour faire la nuit, sur mon histoire. Je n’ai que mon bavardage pour m’aider à progresser. Je parle avec moi, en moi, et vous assistez à tout ça, sur vos fauteuils, confortablement installés, comme si je prenais plaisir à me répandre ainsi. Mais non, ce n’est pas un spectacle, c’est ma torture à laquelle vous prenez part.
« Ah Sophie, la vie est une bien mauvaise chose pour les âmes sensibles. Elles sont entourées de cailloux qui les choquent et les froissent sans cesse. » — Denis Diderot, Lettres à Sophie Volland.
Depuis le trouble du lagon, j’ai vu remonter à la surface les débris de troncs fendus par le vent, des sacs plastiques, des cadavres, j’ai plongé ma main dans l’eau, frôlé les écailles des poissons qui se déposaient sur mes doigts, j’ai espéré en attraper quelques-uns, puis ai abandonné mon aventure pour retourner m’allonger sur la plage. Rien, ensuite.
La plupart de mes paragraphes sont des aveux d’échec.
Je n’ai jamais trop songé à l’endroit où j’écris, c’est-à-dire cette page. Elle ne se transpose par pour moi à un cahier, ni à un journal. Tout d’abord parce qu’elle éclate le domaine de l’intime : ce que j’écris, je le lis, mais comme d’autres peuvent le lire, qui ne sont pas moi, et dont j’ignore l’identité. Je la conçois davantage comme un lieu, où, certes, je choisis les parterres où sont plantés les arbres, les bancs sur lesquels les passants s’ennuient, les couples qui s’embrassent, mais où j’autorise quiconque est perdu à demeurer le temps qu’il le voudra, le supportera.
J’ai du, dernièrement, diviser mes Relevés en plusieurs pages, qui reprennent une chronologie traditionnelle, par simple nécessité informatique. Dans l’idéal, j’aurais souhaité n’avoir qu’un unique pan immense qui descend vers le sol, et ainsi casser l’idée de jours, l’idée d’époque, pour n’avoir en face de soi que la voix d’une ombre qui parle, crie, hurle, pleure ou rit sur une période qu’on pourrait croire très longue, mais qui est en fait essentiellement courte ; une période qui est ma vie.
Le suspens se trouve dans les origines. À quoi bon, dans un journal traditionnel, connaître l’évolution d’un homme, puisqu’il meurt au bout du compte. Cette conclusion est évidente, futile, dérisoire. Non, je voulais retourner la machine, faire en sorte qu’une fois la lecture terminée, à la fin des Relevés, quand je ne serai plus capable d’écrire quoique ce soit, et que le reste se sera évaporé dans le silence, qu’une fois qu’on aura descendu avec moi dans les profondeurs de l’enfer qu’aura été ma vie, on ne me voit pas mourir, mais naître.
J’ai vu qu’il n’y avait pas de place pour moi ici, que les cercles se bouclaient, que les conversations m’oubliaient, que l’attention était portée sur l’autour de mon corps, sur ce qui ne le composait pas, j’ai accepté de n’être qu’une voix, et la voix de celui qu’on n’écoute pas, j’ai accepté de vivre dans vos plis, de me fondre sous vos draps, j’ai accepté de me voir mourir pour mieux vous surprendre, j’ai déjà connu l’absence, on m’a déjà fait le coup, j’ai vu que les lumières étaient éteintes, mais ça ne m’empêche pas de forcer les serrures, ça ne m’empêche pas de faire le voyage, de franchir tout ce qui me sépare de vous, ça ne m’empêche pas d’être là pour chahuter vos nuits, pour hurler dans vos rêves, j’ai ma vie à moi ici à présent, mes habitudes, mon quotidien, je m’en accomode, on pensait me reléguer dans des terrains sombres et malfamés où je me serais transformé en statue, mais j’ai survécu, mieux même, je n’ai pas failli, j’ai toléré, j’ai tout toléré, je vous ai tous engloutis dans mon pardon ou ma haine, je vous ai broyés, je vous ai éteints, je vous ai tués, je me suis dressé dans la pénombre et j’ai compris qu’il n’y avait que moi, et que vous n’étiez rien.
La manière qu’elle avait de dire “Salut” en décrochant le téléphone.
« Tu laisses quelqu’un nager en toi, aménager en toi, faire du plâtre en toi et tu veux encore être toi-même ! » — Henri Michaux, Poteaux d’angle.
Tiens-toi au coeur des choses, ce sont les dernières herbes qui sauront ralentir ta chute.
J’étais à Strasbourg, même pas un jour, un soir, le temps d’une rencontre et d’un aller-retour. Je ne suis pas fait pour partir ; à peine arrivé, j’avais déjà le mal du pays. J’étais là dans la ville, je ne savais pas quels étaient ces bâtiments, ces rues, je ne comprenais pas mon corps dans ce lieu, je suis rentré à l’hôtel, je ne comprends pas non plus les chambres d’hôtel, je ne comprends pas ce qu’on y trouve, ce qu’on y vit, si même l’on y vit quelque chose, j’ai voulu m’endormir tout de suite, je n’avais plus envie de rester là. Et en même temps, avant de sombrer, voilà : qui va m’attendre une fois que je serai rentré ?
Ce que Carrère a répondu à mon email : « Merci de votre lettre, cher Quentin. Elle me touche beaucoup. On se dit qu’on n(écrit pas en vain quand on est lu ainsi. Travaillez bien, vivez bien, mes voeux vous accompagnent. »
« J’étais entré dans une nuit qui avait un bord. au-delà de laquelle il n’y aurait rien. » — Jacques Roubaud, Quelque chose noir.
Je sais que je te croiserai à nouveau un jour, pas forcément sur le même plan, ni dans le même lieu, non plus à la même heure, mais je sais que tu seras là, en creux, qu’il y aura ta forme dans l’encadrement d’une porte, sur le quai d’une gare, à la table de ton restaurant préféré, je sais qu’il y aura toujours de toi partout désormais, je sais que je te croiserai comme je te croise chaque jour dans toutes ces rues qui ne t’ont jamais connue, je sais que je tente d’effacer la marque que tu as laissées sur les murs, mais ce sont des marques faites en moi, et celles-là, j’aurais beau dire, mais je ne veux pas les effacer.
Au moins, je n’ai pas la bêtise d’agir comme si tu n’avais pas existé.
À voir certaines réactions concernant P’tit Quinquin (excellente série en quatre épisode de Dumont), se révèlent deux choses liées qui nuisent grandement, je crois, à notre époque : l’esprit de sérieux, et l’esprit de réel. D’abord, l’esprit de sérieux. Selon moi, il fait en sorte que tout projet humoristique ait forcément une portée sociale grave, voire accusatrice. Je pense sincèrement que ça n’est pas le cas, que le rire reste le rire, qu’il dépeint un mode de pensée, mais que le rire n’engendre pas forcément le sérieux, qu’il peut rester dans ses chemins sans lancer sa boue sur les ruelles plus propres. Ensuite, l’esprit de réel, est cette manie que notre société a de ne plus savoir envisager la fiction à partir du moment où elle se passe à côté. Le Nord-Pas-de-Calas du P’tit Quinquin, c’est un Nord-Pas-de-Calais parmi d’autres, c’est un calque déformé, comme n’importe quel paysage inventé ; votre réel ne sera jamais le mien ; il y a tellement de mondes sur le notre qu’il ne faudrait pas s’obstiner à vouloir tous les ramasser sur le même plan : laissons à la fiction le pouvoir de creuser dans notre propre savoir quotidien pour détourner nos certitudes et décaler notre nez des apparences, c’est salutaire.
Je veux un chien. Un bel épagneul, par exemple. Mon bel épagneul.
À quoi bon vivre sa vie quand on peut l’écrire ?
Et puis finalement, voilà, on ne se parle plus.
Toujours aucune nouvelle de mon saccage, et plus le temps avance, plus je le trouve mauvais, mauvais, mauvais comme moi, mauvais comme tout ce que j’ai écrit, comme tout ce que j’écrirai, comme la moindre de mes phrases, qui dégage une vieille odeur de renfermé.
« Comment tu vas cette semaine ? Je t’embrasse, je t’aime. » (…) « Beaucoup mieux mais je n.ai pas encore le droit de bricoler la douleur est tres supportable mais toujours presente.j ai regarde rochefort a la tele c.etait bien il n.a pas eu tout facile dans sa vie lui non plus j.espere que tu vas bien bises je t.aime aussi »
Étrange façon que nous avons d’évoluer dans un monde qui nous impose de nouvelles figures inédites, telle cette fille hier soir dans l’ascenceur, croisée à deux reprises lors de deux trajets différents (le même, dans un sens, puis dans l’autre, à vingt minutes d’intervalle) avant qu’elle ne disparaisse dans le quartier d’à côté, sans aucun espoir de la revoir un jour. Et retourner dans sa tête les possibilités d’une seconde rencontre fait prendre au hasard une forme perverse et indélicate qui nous oblige à abdiquer.
« Si je pouvais me prendre en note tous les jours, ce serait une façon de ne pas me perdre, de me relier, car il est certain que je me fuis, que je ne m’écoute pas, que je me déteste et si je pouvais divorcer de moi-même, je n’hésiterais pas, je partirais. »
Ce soir, j’ai ri, de très bon coeur, du malheur de quelqu’un d’autre, comme ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps. On ne se refait pas.
D’avoir vu Mad Max, ça m’a redonné confiance en la violence.
Quelle idée d’écrire des manuscrits aussi épouvantablement ennuyeux sur trois-cent pages. Quitte à brasser la médiocrité, autant le faire le plus vite possible, non ? Et puis, devoir, toujours, résumer l’histoire… Les histoires, les histoires, mais quelle importance, on en a tous des cargots entiers d’histoires chacun dans nos têtes, alors à quoi bon.
Je ne suis pas très courageux, mais j’ai déjà tellement de mal à m’affronter moi-même…
« Il y a d’autres raisons : mes complexes d’infériorité, l’idée que personne ne me prendra en charge par amour. C’est là une vision erronée. Il pourrait s’agir d’un amour mutuel dans lequel personne ne prend personne en charge, dans lequel on a simplement deux êtres qui s’aiment et se soutiennent l’un l’autre. Mais mon infantilisme, mon horrible quête de la figure parentale, mon désir de me réfugier dans l’autre et d’être aimée comme une petite fille malade reviennent toujours. » — Alejandra Pizarnik, Journaux.
Dans cette navette des trois heures du matin, mon visage collé contre la vitre, le noir dans lequel nous nous déplacions, vingt corps en transit, amoncelés faute de place, superposés, écrasés, la lucidité malgré l’alcool de m’engouffrer dans l’autre France, celle des désoeuvrés et des invisibles, celle qui s’éclaire de néons et de miroirs dans le lointain d’un bois, celle qui se bat pour quelques corps frôlés, celle qui s’embrasse et oublie de s’embrasser, ou qui a été embrassé, embrasse encore d’autres lèvres, oublie de ne pas blesser, oublie de dire, ne dit rien, fume dans un garage, commande quelques cocktails ridicules et mal préparés, n’embrasse personne, rejette la faute sur quelqu’un d’autre, sur plus haut que soi, sur l’intouchable, viole parfois, faute de mieux, dans cette France du plus profond du bois, sur laquelle personne n’a aucune maitrise, cette France qui se construit loin des regards et passe ses aubes à trancher des épis, France des corps dans le néant, et la navette lors du trajet retour qui me renvoie toujours mon propre reflet de n’y avoir rien compris, de n’avoir rien vu.
Certains remparts intimes ne cèdent jamais, mais les fissures qu’ils subissent au fil du temps laissent entrevoir des paysages dévastés par l’oubli.
Encore un message vocal de ma mère que je n’écouterai pas.
« Mais pour Stev, il n’y a que la poésie qui compte. Il est resté célibataire. Il vit enfermé dans son phare dont il est devenu le gardien, à écrire ses poèmes à Marion. Line est sa seule lectrice. Elle recopie en cachette tous ses poèmes de peur qu’un jour il ne les jette à la mer. Line me dit que les poèmes de Stev c’est l’histoire de sa vie. »
Regarder les Scènes de la vie conjugale (surtout la fin de la première partie) m’est insupportable, car elles me ramènent deux ans en arrière, quand je prenais la décision de rompre avec Camille, après quatre ans de relation, et je revois à quel point elle ne comprenait pas ce que je lui disais, autant que je me revois, enfermé dans ma propre souffrance, mon égoïsme, mon isolement, sans trouver de solution pour éviter le carnage, sans avoir d’autre choix, prisonnier de mon malheur de m’être étranger ; et de pleurer des jours et des nuits de savoir que ce n’est pas la bonne décision de partir, mais que c’est tout aussi absurde de rester ; regarder les photographies et réaliser à l’instant de les ranger dans un tiroir qu’on lâche ce qu’on frôlait, le bonheur. Aujourd’hui, je ne crois pas être plus heureux, mais je sais que elle l’est, et ça me rassure, car elle le mérite plus que quiconque.
Il y a des douleurs qui ne s’estompent jamais et sur lesquelles nous bâtissons sans cesse des espoirs chancelants.
Huit mois plus tard, lire ce que Sylvie écrit me fend toujours en deux. Décidément, qu’il est long le chemin pour ne plus faire partie de la vie de quelqu’un. (Je me souviens pourquoi j’avais décidé de fermer mes yeux.)
« Je ne peux quand même pas lui dire que depuis que j’ai rencontré Kell dans un train de nuit, je me suis juré de ne plus jamais avoir d’histoire dans les trains de nuit. Depuis que Kell m’a quittée sans rien me dire, j’essaie de l’oublier, mais je n’y arrive pas. » — Marie Redonnet, Candy Story.
J’ai l’impression qu’après moi rien n’existe, si bien que je m’étonne à chaque fois que les personnes que j’ai aimées puissent continuer à vivre.
Dans mes textes, je fais en sorte de retrouver tous ceux que j’ai perdus.
Je me rends compte soudain, en lisant la citation qui suit, de la polysémie de mes Relevés, et que si je les tiens avec autant d’attention et de soin depuis deux ans, ce n’est sûrement pas un hasard — mais plutôt une espèce de salut.
Et j’essaie, chaque jour, de passer outre cette impasse : « Je veux dire quelque chose, mais la honte m’en empêche… »
J’aimerais, si j’avais ne serait-ce qu’un centième du talent de Montaigne, proposer une oeuvre qui suit également les mouvements de mon âme, qui s’adapte aux changements qu’insufflent mes épreuves dans ma vie, faire que chaque texte soit différent car j’espère ne pas cesser d’être différent, imprenable. J’aimerais toujours changer, et me regarder changer.
« Rien de tout cela n’eût été supportable —, et souvent il nous est arrivé d’échouer, — mais nous nous sommes relevés… » — Alcée, Fragments.
C’est quand elle se retrouve seule, un peu malgré elle, au milieu de cette salle dans laquelle tant de gens avant elle sont passés, et par passés, je veux non pas seulement dire dans laquelle ils ont marché, ce que bien sûr ils ont tous fait, pour se rendre d’une porte à l’autre, mais dans laquelle ils ont patienté, un temps plus ou moins long en fonction de l’attente, feuilletant des livres, des magazines, se plaignant parfois des cris ou des pleurs d’un enfant turbulent, agitant leurs jambes, sous le coup de l’excitation, de la nervosité (sous le coup de la maladie aussi, parfois, il faut bien le reconnaître, car ils n’arrivaient pas tous ici dans la plus grande forme, et c’est d’ailleurs pourquoi souvent ils se retrouvaient là), rongeant leurs ongles, grignotant les petites peaux au bout de leurs doigts, meurtrissant la phalange de légères coupures acides, consultant leurs montres, se rendant compte à quel point le temps peut passer lentement, allumant leur téléphone, pour trier des contacts inutiles dans leur répertoire ou espérer qu’un message arrive auquel ils pourraient répondre, qu’elle se rend compte de la banalité de ses pensées.
Ces derniers temps, je me sens comme inadapté à la société, physiquement, je n’aime pas sortir, je me sens laid sous la lumière du soleil (il fait d’ailleurs terriblement chaud), j’ai la sensation d’être une bête de foire quand je marche dans la rue (et je ne parle même pas de la douleur de mes déplacements à Paris), je voudrais m’isoler dans une bâtisse loin de tout, qu’on ne me regarde qu’au travers des livres que je n’ai toujours pas écrits et que je n’écrirai sans doute jamais faute de talent. Je tuerais pour qu’on ne me voie pas pourrir, fondre sur place, disparaître, et je souhaiterais n’être plus présent pour personne que par mes mots.
Je fais profil bas, mais la vérité, c’est que je préfèrerais ne pas être là.
Je relis ce soir quelques passages de Nue, paru il y a tout juste un an, et il n’y a pas grand chose à dire, sinon que je suis à chaque fois un peu plus fasciné par la délicatesse de Toussaint.
« Mais plus il y réfléchit, plus il se dit que c’était une erreur parce que, quand on part si loin de chez soi, ce qu’on trouve parfois, derrière le masque du dépaysement, c’est l’arrière-pays mental de nos terreurs. »
Dans une journée comme aujourd’hui, il ne se passe presque rien. Je me réveille sans crainte, je lis deux heures, il est déjà quatorze heure quand je me lève, je me douche, m’habille, mange avec la pitié que je m’inspire à chaque fois que je mange seul, je lis encore, j’attends, je regarde des choses sans intérêt sur mon ordinateur, je lis, j’attends, je fais une sieste, je lis, j’attends, il est déjà l’heure de manger, alors je recommence, je lis, je vais me coucher, et la journée est passée. Je ne suis pas sorti une seule fois, n’ai rencontré personne, et pourtant, la journée est passée, elle est faite, révolue. C’est triste et en même temps, je me dis, à quoi bon changer.
Je ne sais pas si certains membres de ma famille se rendent compte que si je fais aussi bonne figure, si j’accepte de leur parler aussi gentillement et de leur faire la bise chaleureusement, c’est parce que je prends sur moi, parce que j’accumule toute la rancoeur des conflits passés, et que je fais le travail de mon côté, que je me remets en question chaque jour, que je me questionne, que je me replie, que je doute, sans avoir l’impression que eux en fassent de même, sans qu’ils réalisent à quel point je suis déjà loin de moi-même, sans qu’ils réalisent que j’attends d’eux des excuses, même si je sais qu’ils ne s’excuseront jamais.
S’ingénier à ne vivre que des amours déçus. Sait-on jamais, un jour, ça pourrait marcher…
I meant all my songs not as a picture of the woods, but just to remind myself, that i briefly live.
« Car monsieur Arroyo ne veut pas d’autres pays que le sien pour finir sa vie et, parce qu’il pense que le mariage et l’amour sont un monde à part entière, il rêve de fonder une famille et de vivre ce voyage inoubliable, magique, magnifique et éblouissant, un retour chez lui comme le plus beau des voyages de noces » — Laurent Mauvignier, Autour du monde.
Quand les étoiles déchireront le ciel, quand la nuit pourrira et transpercera les flots de météores géants, quand les hurlements des bêtes remueront jusqu’aux plus fermes volcans, quand la boue engloutira les forêts et les villes, quand même les plus hautes tours brûleront du froid des glaciers, quand les plus isolés des ilots seront la proie des ouragans et des typhons, quand les télévisions se feront sourdes, quand le pardon n’aura plus de visage, quand la détresse des rois sera de la même matière que celle des fous, quand la colère des hommes ne sera qu’un écho, quand plus personne ne saura, quand personne n’aura compris, quand il sera trop tard, quand la rumeur du monde aura fini de souffler ses derniers instants, quand le soleil implosera pour éclairer les ténèbres d’une lueur plus blanche encore, quand il ne restera rien, que ma voix en chacun de vous.
J’ai mis tellement de moi dans mon Saccage, j’ai creusé si loin dans ma propre souffrance pour construire chacun des personnages, qu’à relire le passage de la prisonnière, je suis pris d’une montée de larmes incompressible.
J’ai disparu, mais personne ne m’a cherché.
« On ne s’aime plus jamais, on comprend qu’on ne s’aimera plus jamais, on découvre cela aussi. » — Jean-Luc Lagarce, L’Apprentissage.
Il devait être deux ou trois heures du matin (ça faisait bien longtemps que je n’avais pas regardé ma montre, et je n’étais pas tellement en état de la regarder), quand, dans une pièce à l’étage, Laurène s’est mise à jouer sur une guitare complètement désaccordée. Le charme paradoxal qu’elle mettait à rendre mélodieuses des compositions aussi détruites faisait percer sa voix nette et juste, comme si elle tentait de hisser son drapeau dans le plus profond des ruines, sans savoir qu’elle l’avait planté, avec cette bizarrerie, non dans les caillasses ou dans la terre, mais dans le chaos que j’étais à ce moment-là, pendu, comme un illuminé, à l’être étrange que j’avais en face de moi : une jeune femme en pleine maîtrise de sa merveille.
C’est bien que plus personne ne me lise ici, ça me permet de remodeler ma vie, de mentir.
Ça me sidère tant qu’un chef-d’oeuvre comme Terminus radieux ne fasse pas plus de bruit, que je me demande si notre époque ne fait pas exprès de passer à côté de tout ce qu’elle contient de beau (le propre de chaque époque ?).
« Pendant des heures ensuite il se rappelait ce réveil pénible, la sensation nauséeuse d’avoir à nouveau à affronter le silence et les bruits, l’ombre, les odeurs de végétaux pourris ou condamnés à l’être, les odeurs laissées par les bêtes, l’absence de ciel, la solitude, les trouées vite refermées, la confusion entre la route parcourue déjà et celle qu’il faudrait incessamment reprendre. »
Mon père est venu m’apporter le fauteuil que j’avais commandé pour mon anniversaire, il y a de ça plus d’un mois. Il est comme je l’imaginais. Il est resté un moment dans le salon, dans le passage, sans que je prenne la peine de le bouger, de l’installer. En début de soirée, je me suis décidé, je l’ai déplacé, bien comme je pouvais, le faisant à la fois glisser, tourner, car les portes sont étroites, et le fauteuil malcommode à porter. Je l’ai mis dans le seul coin disponible de ma chambre, face à la moitié de ma bibliothèque. Je m’y suis installé pour lire jusqu’au milieu de la nuit, puis encore une heure ce matin. Je sais que j’utiliserai ce meuble plus que n’importe quel autre, qu’il sera important pour moi, qu’il a une véritable fonction, et qu’il s’enduira d’une couche de nostalgie d’ici quelques temps. Je prends le temps d’observer l’univers que je construis immédiatement autour de moi, et je suis content, finalement, après un an d’errance, de distinguer enfin les contours de ma nouvelle maison.
Et les ombres de celle qui partagera cette maison s’inscrivent en creux dans la moindre trace d’absence.
« Il se rappelait que quelqu’un lui avait dit récemment « Je suis avec toi », certainement une femme, mais il se demandait si la phrase avait été prononcée dans la réalité ou dans un rêve. »
Ce qui me questionne, m’obsède le plus dans l’écriture, c’est de trouver un quelconque moyen d’être moderne. La plupart des écrivains contemporains que j’estime, et qui, à mon sens, proposent une réelle remise en question des codes narratifs (parmi d’autres : Michon, Echenoz, Toussaint, Volodine, Carrère, Guyotat, Bon, Redonnet, Chevillard, etc.) construisent et poursuivent une oeuvre qui dure déjà depuis trente ans. Mais qu’est-ce que c’est, en 2010, être moderne, qu’est-ce que c’est écrire, aujourd’hui ?
Il y a bien sûr Marie Cosnay ou Emmanuelle Pireyre, les deux qui me viennent aussitôt à l’esprit, car, des romans lus récemment (Des métamorphoses ou Féerie générale par exemple), ce sont les deux qui vont le plus loin, à mon sens, dans une forme d’élan vers l’avant. Mais ce n’est pas la même rupture qu’entre Flaubert et Proust, Proust et Céline, Céline et Beckett (ou Pinget), ou Beckett et Echenoz (Echenoz qui d’ailleurs n’a pas fait de rupture mais a remodelé la prose passée). Comment faire en sorte d’amener cette même rupture, cette même modernité, cette impression de jamais vu.
Ça peut se passer dans le sujet (j’en doute) ou dans la forme (ce qui est plus probable), mais il doit bien y avoir une caractéristique essentielle de notre époque qui dynamiterait tout ce qui a pu être écrit par le passé. Alors : quelle est cette caractéristique, quel est ce détail qui change tout ?
« Un soir, alors que le front avait été enfoncé et que l’ennemi sûr de son fait restait silencieux avant l’offensive du lendemain, ils avaient pénétré dans une maison bombardée, ils s’étaient couchés sur un lit intact et ils avaient fait l’amour, maladroitement et dans l’angoisse, en se disant que de toute façon il ne leur restait que quelques heures à vivre et que ce qui arrivait à leurs corps n’avait plus aucune importance. » — Antoine Volodine, Terminus radieux.
D’habitude, lors de la sortie des listes de prix, je m’offusque sans m’offusquer, habitué à ce qu’un étrange éclopé parvienne jusqu’aux premières lignes sans prendre une seule balle, mais cette année, je crois que la petite troupe de croulants a déjoué toutes nos attentes, en alignant sur le départ les plus immondes scribouillards de l’année. C’est à qui mettra le plus de billets sur son poulain pour l’observer ramper et dresser son trophée dans la boue du banquet.
Je ne sais plus au juste de quoi Goncourt est le nom, mais sûrement pas de la littérature, si seulement il l’a jamais été. Car il suffit d’un simple coup d’oeil pour constater qu’aussi bien Deville, Carrère, Mauvignier ou Volodine (pour ne citer que les plus importants) sont bien supérieurs, en prose, en style, en intensité à n’importe quel analphabète de la liste que j’ai là devant moi. Alors, dans quel but les promouvoir, quelle est cette ambition, que de féliciter, non pas les cancres, mais les trop bons élèves, les ignorants, les couche-papier ? Quand se rendront-ils compte de tous les voleurs et assassins qui peuplent les bibliothèques des plus avertis et attendent avec impatience leur jour de gloire bien mérité ?
Parfois seul le soir, sans personne à qui penser, je cuis mes pâtes, et bois mon thé.
Parfois, aussi, d’un même élan, je noircis de pleines pages de mots, sans aucun espace, aucune marge ni aucun interligne, j’amasse, et quand je suis satisfait d’avoir bien tout comblé, en deux combinaisons de touches, j’efface tout. C’est une habitude, elle me passera peut-être.
Est-ce que vous aussi vous l’avez déjà sentie, cette odeur de vide et de silence qu’a la ville après minuit ?
Je me suis couché avec cette étrange idée que je serais beau en autoportrait de gris.
Suzanne m’accuse.
Dans sa chemise bleu de nuit sur ses souliers plats, Suzanne aboie. Ainsi la couleur de la peinture a quelque chose de terne, quelque chose qui ne va pas. Ainsi, comme Suzanne dit, c’est tout le mur qui est à refaire, mais à refaire comment, le briser à la masse ou repeindre la surface. Suzanne, dit-on, a le sens du ton, quand Suzanne dit de moi que j’ai à peine le goût de soi. Suzanne s’empare du pinceau et tache ses souliers plats, mais Suzanne s’accroche, car Suzanne, tout le monde le dit, ne désespère pas. Suzanne applique une bande de cette même couleur qui ne va pas sur un autre pan de la cuisine, et se permet, droit sur moi, de me demander mon avis, de me demander si, selon moi, j’ai l’impression que ça va. Suzanne dans sa colère, j’ai l’impression qu’elle en est là, ne se rend pas compte de tout le travail que ça me rajoute de refaire un pan de mur en plus, alors qu’au départ, de râté, il n’y en avait qu’un. Mais Suzanne s’égare, dans son café noie trois sucres, le touille à peine, l’oublie sur le comptoir. Je n’ose pas lui répondre que oui, selon moi ça va, pour une histoire de peinture, et puis, ce que j’ajoute, c’est qu’on ne passe pas non plus du blanc au noir. Suzanne tatillonne. Suzanne bataille, pour une histoire de gris, qui vire au beige, très honnêtement, je ne vois même plus la différence avec ce qu’elle avait en tête au départ, Suzanne défaille. Suzanne tempête, c’est bien ma veine, voilà qu’elle renverse le pot par terre. Suzanne conclut, comme toujours, c’est pas moi qui le dit, c’est elle, c’est eux, elle conclut, cuillère dans la bouche, chemise bleu de nuit et souliers plats, c’est bien fait pour toi, il faudra refaire le sol aussi.
Le lendemain.
Suzanne me dit, je ne sais pas d’où elle a tiré ça, Suzanne affirme, en même temps Suzanne s’agite, dans le salon, avec entre les mains mon téléphone allumé, Suzanne l’a allumé, quand il était éteint, je ne l’allume jamais, mon mot de passe, le même que quand je l’ai acheté, Suzanne le sait, Suzanne y était, Suzanne le brandit, Suzanne rugit, ton téléphone, c’est Suzanne qui dit, entre nous deux, mon téléphone, au bout de son bras tendu, allumé, c’est moi qui pense, pour ne pas l’entendre dire, ce qu’elle dit malgré tout, c’est qui Fabienne, et alors moi déconfit, quand Suzanne ravie. Une collègue, Suzanne confuse, mon téléphone, je ne l’allume jamais, comme je l’ai dit, alors pour le bureau, quelle connerie. Suzanne parade, je le savais, qu’elle dit, mais si Suzanne savait, sûrement qu’elle se tairait. Suzanne, tout le monde le sait, ne se tait jamais. Et puis merde, Fabienne rappelle. Suzanne me tend le combiné, je décroche, il faut bien y passer, comme à la piscine, à l’instant de plonger, quand les autres vous fixent et puis, enfin tout le monde connaît. Suzanne écoute, quand moi je parle, c’est bien la première fois, qu’elle m’écoute, alors que je parle. Suzanne entend, que je ne dis rien, Fabienne se demande, et c’est amusant, d’observer Suzanne écouter Fabienne qui chuchotte à côté de moi. Fabienne me confie un secret que je fais passer pour du travail, mais qui n’a rien à voir, je dis oui oui, Suzanne se dévoile, la traite de pute, de loin, puis de beaucoup plus près, bientôt la bouche collée au combiné, Fabienne me demande qui c’est, et pour vous qui êtes loin du conflit c’est déjà bien assez compliqué à comprendre, alors imaginez pour moi. Mais dans quel pétrin je me mets aussi, avec Fabienne comme amie.
Fabienne.
Fabienne est jolie, ça c’est pas Suzanne, c’est moi qui le dit. Fabienne m’a dit, et ça n’est pas une collègue, et Suzanne, je vous le dis à vous, mais je lui ai menti, Fabienne m’a dit, et là je ne mens pas, je n’ai jamais trop menti, tu me plais, est-ce que t’en as envie. Évidemment, imaginez, si vous aviez vu Fabienne, comme elle est jolie. Mais en même temps, avec Suzanne, c’est compliqué, c’est ma femme, et ma femme, c’est compliqué. Alors Fabienne, pour pas la blesser, je n’ai trouvé que mon numéro à lui donner, mais je savais, et si vous aviez été là vous sauriez aussi, que l’occasion était manquée, parce que mon téléphone, je ne l’allume jamais. Je sais pas ce qui lui a pris, à Suzanne, de l’allumer, sûrement une amie à elle qui m’a vu avec Fabienne, mais les amies de Suzanne sont bientôt pires qu’elle, parce qu’elles parlent toujours, et ne disent rien de vrai. Suzanne a presque fini de l’insulter au téléphone, moi je suis assis sur le canapé, et Suzanne me regarde, et avec son regard elle me traite d’enculé, pendant que dans sa bouche c’est Fabienne la trainée. Suzanne s’enflamme, mais comme d’habitude Suzanne fabule, car il ne s’est rien passé. Assis dans mon canapé, je percute soudain que Suzanne jalouse, pour moi, c’est comme un bon repas, agréable à voir, encore plus à goûter.
Vous ne lui direz pas, hein, à Suzanne, l’amour que j’ai pour elle, car je ne voudrais pas que Suzanne ternisse.
Je vais avoir bien du mal, si mon Saccage ne séduit personne, à relancer la machine, car je ne trouve quoi dire que sous l’impulsion du malheur, et comme ces derniers temps mes jours coulent ainsi qu’un ruisseau long, je ne vais pas quoi savoir dire d’autre que les pierres sont plates et les poissons doux.
Qui pour m’aimer sans trembler ?
Edgar a commandé un plat qu’il a tout juste mangé. Il n’y avait personne en face de lui pour dire quoique ce soit. Bien sûr, et heureusement, la décoration était particulièrement réussie : du lambris mat sur un pan de mur, de jolis tableaux. Donc, heureusement, personne pour tourner le dos à ces jolis tableaux, Edgar s’étant dit qu’il aurait été dommage d’inviter quelqu’une qui aurait, de fait, trop prise par leur conversation, ignoré ces jolies pièces d’art. Edgar a bu la moitié de son verre d’eau, avant de renverser le reste sur sa nappe. La serveuse a accouru pour l’éponger, mais, alors qu’elle s’apprêtait à remplacer les couverts trempés, Edgar a maintenu son poignet : Prenez une chaise, asseyez-vous à côté de moi, regardez les tableaux, et dites-moi si, dans le reflet de la glace, vous voyez un couple, ou juste le portrait d’un homme seul.
Ressusciter ? Revivre le même calvaire une seconde fois ? Non merci, c’est déjà bien assez pénible que de supporter une seule vie.
« L’amour prend patience. L’amour rend service. L’amour n’envie pas. Il ne se vante pas. Il ne se gonfle pas d’importance. Il ne fait rien de laid. Il ne cherche pas son intérêt. Il ne tient pas compte du mal. Il ne se réjouit pas de l’injustice. Il se réjouit de la vérité. Il pardonne tout. Il tolère tout. Il espère tout. Il subit tout. Il ne fait jamais défaut. »
Je me rends compte aujourd’hui, à vingt-trois ans, que je n’aime plus ma mère. J’aime mon père, ma grand-mère, ma soeur, mon oncle Pierre, ma tante Fabienne, et mes quatre cousins Antoine, Arthur, Solveig et Frédérique, mais je n’aime plus ma mère. Après dix ans à s’affaiblir, mon amour pour elle disparaît enfin. Ça n’était au départ qu’une espèce d’agacement, qui s’est transformé en haine, pour finalement s’enfoncer dans le désintérêt, dans l’oubli. J’ai tenté de retrouver un texte minable écrit alors que j’avais seize ans, qui n’avait aucun intérêt, sinon celui de révéler et canaliser toutes les pulsions meurtrières que j’avais à son encontre : sans succès. Au lieu de ça, j’ai ouvert par hasard (je ne me souvenais plus l’avoir titré ainsi) le texte lu durant l’enterrement de mon grand-père, et l’état dans lequel sa lecture m’a mis ce soir prouve encore l’amour que j’ai pour cet homme depuis cinq ans bientôt disparu.
J’entre dans une phase de ma vie où mon pardon prend une large importance, mais elle semble ne pas le mériter. Je ne pense plus à elle, ne me formalise plus de ses absences ou de la façon qu’elle a toujours eue de me faire culpabiliser pour la moindre chose. Si j’avais encore cinq ans, j’aurais pris un gros feutre noir pour détruire son visage sur une photographie du salon. Aujourd’hui, j’apprends à faire sans. L’amour d’une mère prend une forme différente pour chacun, mais je ne corresponds pas à celui de la mienne. Et c’est une vie aussi étrange que douloureuse d’arpenter les rues et les coeurs des femmes avec en tête cette obsédante énigme : qui est-elle, parmi toutes ces étrangères, celle qui me correspond, celle qui est ma mère ?
Toute ma courte vie, il n’y a qu’une seule chose que j’ai su faire avec constance : compenser.
Chez moi, je suis toujours plus loin que n’importe qui à l’autre bout du monde.
Ma compagne, c’est la ténèbre.
« Mon système de défense, fondé à la fois sur l’ironie et sur l’orgueil d’être écrivain, fonctionnait assez bien. C’est après la trentaine que ce système s’est grippé. Je ne pouvais plus écrire, je ne savais pas aimer, j’avais conscience de n’être pas aimable. Être moi m’est devenu littéralement insupportable. » — Emmanuel Carrère, Le Royaume.
Il émane de Laurène une sorte d’encouragement au bonheur, et je retrouve en sa présence la confiance d’un temps que je n’espérais plus. Elle dit, banalement : “C’est dans le regard qu’il se passe quelque chose”. Je ne sais pas s’il se passe dans le sien ce qui se passe dans le mien. Je ne crois pas.
Le petit-ami d’Alice a rompu il y a deux semaines. Depuis, elle pleure chaque soir dans la cuisine. Elle ne parvient pas à s’empêcher de lui écrire de courts messages éplorés au milieu de la nuit. Je l’entends rire dans son lit alors qu’elle regarde des séries que je ne connais pas. Elle m’accorde ne pas trop y penser au travail. Alors qu’on prend un verre, ses yeux se troublent. Ce soir, elle doit normalement lui avouer ne plus vouloir qu’ils se parlent, ne pas vouloir être son amie, après avoir été bien plus. Je vois à quel point elle est seule en elle-même, comme je l’ai été après Camille, ou après Sylvie.
Hier, lors de ma promenade, à l’instant de voir le panneau indiquant la fin de la commune, et ce qui s’étendait pour moi au-delà, j’ai été pris d’une intense bouffée de tristesse, et je n’avais aucune autre solution que de pleurer à mon tour pour avancer. J’aimerais dire à Alice que l’on retrouve toujours quelqu’un après celui pour lequel on s’est donné, que l’on se donne encore entre d’autres mains, mais je n’ai plus en tête désormais que ce panneau signalétique qui m’amène à admettre que : Alice, rien ne t’attend au-delà de cette limite, ni un autre homme, ni une autre voix. Il n’y a que le vide de ta solitude à renforcer pour passer chaque ville sans trembler à l’instant de devoir en sortir.
Je me suis retrouvé là, au matin, seul parmi les cadavres de bouteilles et les mégots écrasés, seul parmi l’absence des autres, tous partis se coucher, moi au milieu du désordre avec mon coeur meurtri, mes illusions, mon palais brisé, car il y a toujours trop de nous qu’on laisse entre deux personnes ivres dans une salle de bain fermée de l’intérieur ; je n’avais pas sommeil, j’ai quitté la maison, j’ai marché, j’ai suivi quelques rues de la commune, puis ai disparu dans la campagne ; là j’ai rencontré un couple d’agriculteurs qui m’a pris sous son aile pour planter quelques piquets dans leur champ (interloqués tous deux par ma présence fortuite en un tel lieu à une telle heure), puis j’ai poursuivi ma promenade, j’ai observé les plaines, entendu les coups des fusils, et j’ai compris que même la douleur de ne pas être aimé s’estompe entre un vol d’oiseau et la formation des premiers nuages dans le ciel, dans cette sincérité qu’a la nature de nous offrir le plus évident, de nous faire comprendre que le coeur des hommes se forme d’une foule de visages et d’envies, mais qu’il ne rivalisera jamais avec l’oubli du paysage, alors j’ai fait table rase, une fois rentré j’ai nettoyé la maison, la terrasse, chacun progressivement s’est levé, j’ai pris ma douche, puis les invités sont partis, je suis resté les bras en croix, je n’avais envie de rien, mais je n’avais plus le mal de toi.
J’ai la quasi-certitude que je vais passer ma vie à côté de qui je dois être, qu’on m’enterrera un jour, car il faudra bien que je meure, que certains proches, si j’ai eu l’intelligence d’être entouré durant mon existence, lors d’une cérémonie digne et respectueuse, diront un mot à mon propos, mais il ne s’agira pas de moi, qu’ensuite un nom sera gravé sur ma tombe, mais qu’il ne sera pas le mien, et que dans l’esprit de tous, bien plus tard, lorsqu’ils parleront de moi, s’ils parlent de moi, si je les ai assez marqués pour cela, rien ne me concernera, car j’aurai été, malgré moi, un étranger.
« ou peut-être pas le journal, une petite monographie, quelque chose dans ce genre, avec des initiales pour donner du piquant, elle était bien toujours la même et ce serait de toute façon plus intéressant que le recueil de poésies que vous savez, ils ont tous passé au pilon, je parle des exemplaires, on comprend l’éditeur, comme je dis toujours les écrivailleurs il faut leur laisser leurs illusions » — Robert Pinget, Le Libera.
De quatorze à seize heure, aujourd’hui, rien, ma grand-mère et moi, assis respectivement elle dans son fauteuil, moi à la droite du canapé de cuir, tout deux penchés dans nos lectures, dehors la pluie qui trempe les lames en bois de la terrasse, les rembrunit, le chahut d’un arbre qu’on coupe, un appel téléphonique qui vient percer le silence, et l’attente, impossible, épouvantable.
À l’étage, les lits des filles sont encore défaits, à peine, comme pas vraiment défaits, plutôt mal refaits, les couvertures pas tout à fait coincées sous les matelas, les oreillers froissés, le tissu conservant l’illusion qu’elles pourraient revenir d’un instant à l’autre, qu’elles sont au rez-de-chaussée en train d’aligner leurs figurines, ou dans la cave à faire des tours de vélo, mais non, tout, autour, souffre de la détresse de leur silence, et toujours mon attente obstinée, face à leur chambre vide, quand plus rien ne me retient, sinon le souvenir de cet été endormi.
J’attends la lettre de refus avec une impatience mêlée de renoncement, car qu’est-ce que ma parole propose, sinon une resucée de tout ce qu’on a déjà dit, et déjà dit de la même manière, avec les même mots, et je me prétends tout le contraire, savant fou, alchimiste, sorcier, détenteur de la pierre philosophale, d’une baguette de sourcier, mais mon grimoire est vide de tout, et il faut s’y résoudre, vraiment, il faut bien l’admettre, je n’ai aucun talent, je suis une misère.
Ma grand-mère a chuté avant-hier, et s’est brisée une côte. Elle parvient à se déplacer, mais peine grandement à se pencher, s’asseoir, ou se lever. Je l’assiste dans la moindre de ses tâches quotidiennes, à se préparer, se déshabiller. Il y a son corps, détruit par les années, et mon affection pour elle, radicale, qui atomise tout.
J’ai racheté Iphigénie pensant ne l’avoir jamais lu. Ma mémoire épouvantable me permet de redécouvrir ce que j’ai déjà éprouvé, et de me ruiner d’un même livre pour combler ma bibliothèque infinie.
« Sur la terre, dans le Ciel même,
Est-il d’autre bonheur que la tranquille paix
D’un coeur qui t’aime ? » — Jean Racine, Athalie.
Le mari d’une voisine, (ancien ?) alcoolique, a été retrouvé, il y a quelques jours, mort, sans papiers, dans un parc de Plancoët, les jambes nues. Son corps est parti à l’autopsie ; il sera bientôt renvoyé à Matignon pour l’enterrement. Comptant ma grand-mère, elles sont à présent trois veuves dans la rue.
Ici, sans nouvelles, je ne me sens pas seul. C’est quand je vois les autres se réunir sans penser à moi que je comprends que je disparais. Je ne parviens jamais à m’accorder entre ce que les autres attendent de moi, et ce que je pense leur fournir comme présence. J’ai un chagrin immense de les voir chaque jour un peu plus s’éloigner, sans aucune explication. J’ai l’impression de n’être jamais là pour eux tout en ayant la sensation d’être omniprésent. Je me brouille, parce que je ne comprends pas qu’on m’oublie. Je suis triste, car personne ne se souviendra de mon rire, de mes yeux, de ma mine, dans quelques années.
Je crois que j’attends des personnes que j’aime une espèce de reconnaissance qui ne vient jamais.
Je me souviens encore du soir de Noël où elle est venue me chercher, de nos retrouvailles dans le hall de la gare de Valence, et surtout du trajet en voiture, durant lequel on ne cessait de sourire, sans dire un mot, et rien ne me saisissait tant que la beauté de son visage, par fragments, de profil lorsqu’elle fixait la route, dans mon absence quand je regardais mes mains, et donc la formation, dans ces creux, de mon amour qui prenait cette forme-là : un trajet en voiture dans la ville, dans la nuit de son visage, de son visage pleinement fait de la lumière du dehors, dans la lumière de la nuit, dans la lumière des ombres de son corps, de sa voix, de ses mains, de sa fracture redoutable dans ma vie, dans ce qu’elle était pleinement femme, quand je n’étais presque rien.
« Le cortège s’acheminait vers la chapelle en évitant les flaques, soit qu’elles réfléchissaient le collant des femmes, soit qu’instinctivement on les prenait pour des trous, comme ceux d’un drap brûlé par la lessive, et on en éprouvait la même gêne, la même menace de déchirure et une impression de courant d’air qui venait du tréfonds. » — Jean Lahougue, L’Athanor.
Je reviens de voir Sils Maria, où, par-dessus tout, la ressemblance physique entre Jeanne et le personnage de Kristen Stewart était telle, que lorsqu’à la fin de l’acte deux elle disparaît, mon impression était que notre histoire se finissait comme une seconde fois.
Sinon, une très légère mais sincère mise en abyme, une accoustique formidable, et des acteurs qu’on veut entendre parler. Détail, mais la façon dont est utilisée la technologie me rappelait fortement ce que Toussaint disait du téléphone portable, dans ce qu’il permet, dans le récit, de fournir de nouveaux moyens de dialoguer.
Aussi, cette fascination qu’exercent sur moi les maisons sans volets la nuit, dans lesquelles on peut épier depuis l’extérieur les moindres faits et gestes sans être vu.
« Maintenant qu’il a assouvi tout le désir qu’il a d’elle, jusqu’à en ressentir un vide pire que toute nausée, il est bien décidé à ne plus jamais la revoir. » — Marie Redonnet, Nevermore.
Je ne sais pas quoi faire de ma parole, j’ai l’impression d’être cassé à l’instant de m’exprimer, de m’embourber dans des démonstrations et des provocations inutiles, de ne pas savoir quel est le sujet exact de mon affrontement, mais y allant bille en tête, vaille que vaille, les méchants trépasseront, et je me retrouverai nouveau chef et nouveau roi, seigneur impérial, avec mes grandes théories et mes petites histoires, brûlant les idiots qui me contredisent, agitant de grandes leçons apprises et déjà oubliées, ne me parlant plus qu’à moi-même, dans cette salle du trône haute comme un choeur d’enfant, haussant le ton parce que je ne m’entends pas ne rien dire.
Si j’écris, c’est aussi pour ça. Pour apprendre, un peu, l’humilité. Apprendre, aussi, surtout, à me taire (j’ai la sensation d’avoir déjà écrit cela).
Je n’ai pas manqué d’aimer, mais il semble que vient un moment où la seule exigence, la seule et tenace solution dans cette solitude de fond de nuit, c’est d’être assez fort pour s’engloutir tout entier dans le sombre de la mer, de tourner le dos aux derniers rayons qui percent la surface, de se moquer des navires, de se moquer des plaisanciers qui s’attroupent le long de la plage, pétrifiés de vous avoir vu disparaître, incapables de comprendre, incapables de savoir, inutiles, presque malveillants, et d’attendre que l’eau finisse de perforer ce qui vous restait d’apparence humaine, paisiblement.
McCann, dans une interview, dit cette grosse connerie : « […] éteignez votre ordinateur et faites quelque chose d’extraordinaire dont personne ne vous aurait imaginé capable. Allez à l’armée. Faites quelque chose. Ne commencez pas sur une chaise en imaginant que, ça y est, vous êtes un écrivain. Et continuez, ensuite, à vivre des aventures extraordinaires en vous glissant dans la peau de personnages inattendus. » ; quel besoin de bouger, quand on a tout l’enfer de son cerveau pour imaginer ?
D’une année sur l’autre, j’oublie que la rentrée littéraire, non content de proposer quelques bons romans, a surtout comme principal défaut d’encenser de formidables navets.
La manuscrit est parti aujourd’hui à seize heures trente. Je n’en ai envoyé qu’un exemplaire, à une seule maison ; j’estime le travail de nombre d’entre elles, mais il faut savoir être lucide sur ses ambitions et ses capacités : celle choisit me semblait être la seule à faire le lien entre mes prétentions, et l’exigence ; on verra bien. Si jamais elle le refuse (ce qui me semble évident), je ne l’enverrai nulle part ailleurs ; mon texte pourrira là quelque part, et ça ne sera même pas grave.
Lors de l’envoi, de (comme j’aimerais l’appeler) l’échappée du texte, quand on comprend qu’il ne nous appartient plus, il y a une délivrance qui se fait sentir, réellement, pas de la joie, mais une espèce de satisfaction, d’être arrivé, au moins, jusque là.
Pourquoi que t’es pas venu à l’enterrement de Charles, hm, ouais, ouais, écoute y avait pas grand monde, ouais Jean était là, il est pas resté longtemps, il est venu, voilà, bonjour, condoléances, blabla, il est reparti si sec, qu’il avait des pots à récupérer au magasin, ouais enfin Jean tu sais il dit toujours bien ce qui l’arrange, sa fille qu’était en larmes au Charles, ouais, je pense, et puis, les croque-morts avaient mal vissé le bois, voilà que y en a un qui trébuche au moment de le foutre dans la terre, le cercueil s’ouvre, le corps de Charles qui tombe à moitié dans la tombe à moitié sur l’herbe, la gueule de tout le monde je te raconte pas, des mômes qui se marraient, leur ai foutu deux claques, et puis je me suis marré aussi, sous mon chapeau, finalement ça leur a pris un temps fou de remettre Charles dans le cercueil, et puis ils avaient pas de visseuse, alors Paul qu’a été obligé d’aller chercher la sienne, entre-temps voilà la Madeleine qui tombe dans les pommes de voir son Charles tout malmené comme ça, une fois Paul revenu au cimetière la batterie de sa visseuse était déchargée, et il en avait qu’une, le bordel, ils ont fini ça au tournevis, avec une chaleur à tourner fou, le prêtre il savait plus ce qu’il racontait, alors il a conclu aussi sec, signe de croix, prière à la con, le cercueil dans le trou, hop, deux coups de pelle pour boucher tout ça, et puis voilà, alors j’aime mieux te dire que quand on nous a proposé un goûter chez la Madeleine, nous on s’est pas fait prier.
Je doute. Je doute parce que je sais que le texte est achevé, qu’il fallait que je l’écrive pour moi, pour avancer, pour savoir ce que j’avais comment douleur à creuser, et quelle forme elle prendrait. Cette forme, elle est là, sous mes yeux, je peux la voir mais elle m’a épuisée, je ne sais plus si elle me plaît ou si elle me répugne, je ne sais pas ce que j’en attends, ni ce que d’autres pourraient y voir (et ça, c’est finalement bien le dernier de mes soucis).
Joue Charles bordel on n’a pas que ça à foutre, eh Jacques, ouais, deux verres, non le toubib m’a dit que finalement c’était bon, et puis faut bien crever de quelque chose, ouais, ahah, oh tu sais, la Luce, depuis le temps qu’elle sent plus les coups, on dirait comme si qu’elle était anesthésiée, bon Charles tu la poses cette carte oui on va pas y passer la nuit, ouais donc Jacques, c’est pas ça que je voulais te dire, c’est que les flics sont venus sonner l’autre jour, justement parce qu’ils avaient retrouvé la Luce dans un champ, non non, celui de petit Gus’, ouais j’étais soulagé, enfin maintenant bon, entre nous, ça me fait ni chaud ni froid, et voilà qu’ils me disent, les flics, alors que jamais on m’avait emmerdé avec ça, eh dis-donc elle a des bleus votre Luce, ouais que j’leur réponds, c’est qu’elle se casse trop souvent la gueule, ouais, ben tu sais que ces cons m’ont pas cru, que j’ai été obligé de passer la nuit au trou et puis finalement qu’ils m’ont laissé sortir parce qu’ils avaient pas de preuves, ben ouais, mais quand même, qui sait qui peut bien en avoir quelque chose à foutre que je tape la Luce, puisque de toute façon elle sent rien ? ouais, je sais pas, les temps changent comme qui dirait…
eh, Jacques, tu me croiras pas, mais on dirait que Charles, ben il a tourné de l’oeil.
Jacques ! est-ce que tu prends le jus ? hein ? bordel quel con, parle plus fort j’entends rien avec ta tondeuse ! qu’est-ce qu’il passe sa tondeuse maintenant en plus, il va pleuvoir d’ici deux heures ça va tout lui saloper sa pelouse, ah c’est sûr que c’est pas ce mois-ci qu’on va profiter des petites pépés moitié à poil sur la plage, ouais Jacques je disais, tu viens prendre le jus, ouais, seize heure, hein, non non, ben demande-lui si tu veux moi je m’en fous, y aura assez pour tout le monde de toute façon, eh dis t’as pas vu la Luce par hasard, je sais pas où je l’ai foutue, c’est encore les flics qui vont me la ramener perdue dans un champ par là, et le chien de Jean t’en as fait quoi, tu l’as enterré finalement, ah ouais, non, bah, il y tenait à sa bête, ça m’étonne pas, il la fait empailler où, ouais apparemment il fait du bon boulot, je pensais qu’il était parti en retraite, il t’en veut pas trop quand même, ouais mais il va pas pouvoir chasser cette saison, ah il en racheté un autre, va pas lui rouler dessus à çui-là, ouais, non ben non, j’y étais hier, on a rien ramassé, tu parles, tous manchots, et puis la Luce elle me tracasse, j’ai plus trop la tête à tirer, je foire un lièvre sur deux, enfin je te raconterai tout ça tout à l’heure, je dois aller tondre ma pelouse.
Dans mon Saccage, il y a des personnages en creux, omniprésents mais indistincts : les chasseurs, la milice, les dirigeants, et les charcutiers ; ils ne deviennent rien, n’ont aucun destin ; que pourrais-je faire d’eux ?… et si, tout simplement, je les autorisais à disparaître ?
Je me suis regardé dans un miroir, je fais peine à voir.
« Tout devient indifférent, tout, autour de vous, va au-devant d’un durcissement, on veut prendre, mais il n’y a que la mort à prendre, on veut voir, mais le regard se heurte à la dureté de l’objet, on veut aimer, mais on découvre qu’on ne le peut pas car on est soi-même recouvert d’une dure membrane, tous les sentiments ont gelé en vous, vous êtes sec et tari et rien, pas même votre épouvantable solitude, ne peut vous amener à trembler. »
Merde, Luce, t’as mis la galette au four, bien cuite qu’il a dit tu parles mon cul le boulanger toujours obligé de la repasser au four, ouais, donc, je te disais, bordel Luce sort la galette le four sonne on s’entend plus causer dans cette cuisine, donc, tu veux de la salade, non, t’es sûr hein, ok, alors, mais bon dieu de bon dieu tu vas la sortir de ce four cette putain de galette Luce ou bien il faut que j’aille la chercher moi-même, alors Jacques me dit, tu sais je l’ai croisé à la randonnée du village dimanche dernier, et voilà qu’il me dit, ce con, même là à t’en parler j’y crois pas, qu’il écrasé le chien de Jean en lui ramenant sa tronçonneuse, t’aurais du voir ma tronche, Luce où est-ce que t’as encore foutu le couteau à pain, ah, ouais, et tu crois que c’est sa place, dans le frigo, mais bordel où est-ce que t’as la tête, tu vois mon vieux je suis pas gâté avec celle-là, hier encore qu’elle était cul nu dans le jardin, mon pauvre, quelle vie, et j’ai même pas encore coupé le pain.
Une phrase de Terasa Cremisi, à propos des prix littéraires : “J’aime que les livres que j’aime, que les auteurs que j’aime, gagnent.” Mais qu’est-ce que c’est, gagner, en littérature ? Est-ce que ça a seulement un sens ?
Il fait particulièrement froid, pour un mois d’août.
Certains médiocres écrivains, découragés devant l’ampleur d’un roman ou d’un habile poème, préfèrent écrire des somnifères.
Il y a, passé un certain stade, comme un trop-plein du texte qu’on est en train d’écrire, une saturation, qui fait que chaque page, alors qu’elle pouvait nous apparaître il y a deux jours achevée, close, prend une forme irritante et imparfaite. Il faut donc parvenir à cette finalité : être fier de ce qui peut nous repousser.
Je tombe sur une série télévisée bas-de-gamme où un personnage de mère s’interloque face à son fils en train de lire dans sa chambre, et lui demande si tout va bien. Alors voilà comment est vue la lecture de nos jours, comme une infirmité ?
Everywhere i look there is a light, and it will guide the way
Ma grand-mère possède une fourchette avec un symbole nazi gravé sur le manche. On s’en amuse en famille à chaque fois qu’elle se retrouve dressée à table. On vit l’horreur de l’Histoire à notre façon.
Il faudrait crever le passé et repartir à chaque fois comme si de rien n’était.
Qu’est-ce qu’on perd de soi dans les inconnus que l’on croise.
Je retourne parfois sur le blog d’Emma qu’elle n’actualise plus depuis des mois, je regarde les photos, j’écoute les musiques, je m’inonde ce qu’elle représentait pour moi, je relis ce passage qui m’était destiné, daté du vingt et un décembre :
« J’ai rêvé que je lui avais envoyé mon journal. C’est un carnet noir avec des pages remplies de mots pour lui. Je lui racontais mes nuits sans sommeil. Je lui racontais mes journées que j’essayais de remplir comme si ma vie en dépendait. Je lui parlais de ce que je faisais depuis qu’il n’était plus là. Je lui racontais comment je me tuais à l’oublier. Il me l’a renvoyé en prenant soin avant d’arracher toutes les pages le concernant. Je me suis réveillée. Les rumeurs du jour entraient par la fenêtre ces même bruits rassurants qui ont retrouvé mon carnet dans le tiroir de la table de nuit. »
Aujourd’hui je pense souvent à elle, parce qu’elle demeure un mystère total, cet instant de calme touché du doigt et à jamais évanoui, cet instant de moi enfoui dans le néant, cet instant de nous qui n’est qu’une conception de mon esprit, cet instant qui n’est qu’une douleur sèche droit dans le tranchant d’une feuille.
« Mais en ce qui me concerne, cache-moi aux regards de tous et encore plus aux tiens, enroule-moi dans la bâche comme si tu enveloppais un mort dans son linceul, et frappe ensuite de toutes tes forces sur ce corps caché, je n’opposerai plus aucune résistance, je ne suis pas destiné à vivre, tu le vois bien. » — Stig Dagerman, L’Île des condamnés.
Cette phrase comme unique ressassement :
tout au bout de ma solitude, j’ai compris que régnait une grande sécheresse, et elle m’aide à oublier le mal que j’ai pu vous faire
Ce que j’aime de Gracq (au-delà évidemment de son oeuvre impeccable, presque oppressante tant elle est ciselée), c’est son inévitable constance tout au long de sa vie, cette façon qu’il avait de découper son temps entre son emploi de professeur de lycée durant l’année, et son travail d’écriture durant les grandes vacances. Et comme rétrospectivement cette constance est bien aisée à constater, j’aurais aimé savoir, au temps présent, ce que ça lui coûtait de vivre ainsi, de se concentrer sur sa parole, et donc sur le monde, ce que ça lui coûtait de ne faire aucune concession, pour aboutir, dans le silence, à cette puissance intemporelle : être homme.
Ainsi la curiosité que j’ai de regarder, quand elles sont disponibles, les interviews d’auteurs, car j’ai la sensation qu’à les entendre parler, on apprend s’ils sont humbles, ou non. Et Gracq, justement, ça se voit tout de suite, n’a rien de plus que son mot à dire.
Fiona, à propos de Lorient (de tête) : les américains auraient voulu anéantir un port sous-marin fortifié aux prises des nazis, et auraient bombardé la ville, mais furent assez maladroits pour tout raser sauf le port, où ces quelques soldats, sourds et aveugles, ont mené leur bataille absurde jusqu’à la totale dissolution de leur immonde empire. Suite à ça, mon expression aussi consternée qu’amusée, qu’elle boucle d’un rire franc.
« Cette souffrance est vécue, maintenant elle ne doit plus exister. Elle était sale, répugnante, basse et mesquine et c’est pourquoi il ne faut plus en parler, oralement ou par écrit. La distance est trop faible entre l’oeuvre littéraire et cette souffrance extrême ; ce n’est que lorsqu’elle aura été purifiée par le temps que viendra le moment d’en parler. » — Stig Dagerman, Automne allemand.
Des rongeurs dans une roue en feu.
J’ai laissé reposer mon Saccage. J’attends le retour définitif de Marie, ensuite je l’enverrai. Dans tous les cas, je l’enverrai. J’y jetterai un dernier coup d’oeil pour chasser la misère, et puis haut les coeurs.
Tout juste entamé Automne allemand, de Dagerman, dont les premières pages en référence aux enfants envoyés à l’aventure dans la ville, sous l’humidité de la pluie, plutôt que dans l’obscurité des caves où leurs parents se terrent, et alors qu’il est bien trop tôt pour que l’école n’ouvre, me ramènent directement à ma ville, mes enfants, dans mon texte. Ça me donne l’impression que, même sans vivre la guerre, il nous reste (plus de soixante ans après) un résidu inconscient de ce qu’est l’errance, l’atroce, la honte, et qu’on doit tous posséder une manière presciente de laisser surgir cet arrière-fond inconnu.
Et puis, ensuite, je me dis, comment a-t-il pu écrire un tel livre à 23 ans, après déjà ces deux romans incroyables que sont Le Serpent et L’Île des condamnés. Alors, on se sent très loin de ses propres capacités, de son talent.
« Les gens mariés, pour la plupart, ils ne font point d’efforts. Ils n’ont plus d’idées, ils nous ennuient presque. Je ne veux pas dire qu’on doive se creuser la tête, je veux dire que, peut-être, d’avoir trop confortablement une femme sous la main ça vous rend fade. »
Mon plaisir, cette semaine, est de me dissimuler à l’étage, et de lire le journal intime d’une amie de ma cousine, qui a son âge ; de découvrir ce qu’est écrire à cet instant-là, presque comme un instant de l’avant écriture, ce compte-rendu brut, irréfléchi, dans ce cahier rose à l’ouvroir en forme de fleur, et dont les premières pages sont, soit couvertes de dessins au crayon à papier, soit de montages photographiques de ses idoles télévisuelles. Pourtant, passé ce préambule ennuyeux, au 12 août, on trouve : “Aujourd’hui on est allé à Malido, et le matin et le soir g saigner du nez !”
Mais vous ne savez jamais quoi faire, vous êtes là comme deux idiots sur votre banc, à rien faire justement, à vous plaindre de ne rien faire et à vous plaindre d’être sur votre banc, et même parfois à vous plaindre de vous plaindre, ça devient complètement ridicule, vous devriez prendre l’air, tout le monde se moque de vous au village, apparemment le mercier ne veut plus vous vendre quoi que ce soit, remarquez c’est pas comme si vous alliez chez le mercier, mais voilà, c’est pour vous dire, aujourd’hui c’est le mercier, demain ça sera qui, le buraliste, le coiffeur, le maire, vous n’aurez même plus le droit de demeureur au village, ou de vous asseoir sur ce banc, et alors là, je sais pas si vous vous rendez compte, si même ça vous angoisse, mais franchement, je vous le demande, vous ferez quoi ?
« Adieu Sinture, adieu tous, vos noms me collent aux dents. Si je vous rencontre encore je vous dirai bonjour, mais pour ce qui est de vous relancer, mon oeil, débrouillez-vous, adieu. » — Robert Pinget, Mahu ou le matériau.
On m’a dit que, alors comme ça, comme qui dirait que j’aurais pas pu parler, pas su parler, que c’était pas pour moi, pas à mon tour, de prendre la parole, de dire ; j’étais, du coup, j’avais pas précisé, dans mon champ, là, à pas pouvoir rien dire, et tellement de bruit autour de moi, tellement d’inconnus, des femmes même, et moi là sans rien d’autre que mon silence, dans le champ, dans le vent de la foule autour ; donc, du coup, là on entre dans le vif du truc, du sujet que j’oserais dire si ça avait une quelconque importance, donc on entre dedans : je m’agite vu que je peux pas dire, vu que c’est interdit, je bouge mes bras je fais des tourbillons j’ai l’air un peu ridicule faut bien avouer, mais enfin, donc, je reprends, je fais des tourbillons alors que je dis rien et que tout le monde autour est là, que c’est la foule, bon, pourquoi tourbillonner mes bras, ça, honnêtement, je peux pas dire, c’est pas que je sais pas, juste, je peux pas, je l’ai déjà dit, que je pouvais pas dire ; et c’est là que ça devient intéressant ! suivez bien, donc je tourne mes bras en disant rien dans la foule et soudain, tout à coup, alors que personne ne s’y attendait moi le premier, voilà que quelqu’un s’avance vers moi, quelqu’un que je connaissais pas, maintenant vaguement, on n’a pas vraiment lié connaissance, et il me dit : vas-y, à toi maintenant, de dire ; et là, je vais pas vous mentir, j’avais beau chercher, aucun mot sortait ; tant pis, du coup.
« Il y avait ici un feu de bois ; dehors, un ciel froid, très sec et clair ; nulle brise ; un ciel profond, très lointain ; un air clair, une montée de toutes choses vers en haut ; ici, la chaleur douce du feu, la solitude, et des souvenirs. » — Édouard Dujardin, Les lauriers sont coupés.
A trop côtoyer ses proches, on en oublie que, comme nous, ils évoluent ; ainsi mon autre cousine, Solveig, dont je surprends, par-dessus l’épaule, quelques messages angoissés à propos de son futur, de ses pleurs le soir, envoyés à un destinataire inconnu (garçon ? fille ?) répondant au surnom ridicule de Big Mac, alors que je la revois encore, sans téléphone, ni crainte commune, dans l’insouciance de ses premières années d’adolescence, et pour moi elle reste celle-là, légère, protégée. Finalement, ceci : comment comprendre sa souffrance, quand je ne comprends pas qui j’ai, là, assis sur le canapé, à côté de moi ; ceci encore : à quel point aime-t-on sa famille, et n’aime-t-on pas seulement un souvenir privilégié qui nous dédouane de toute responsabilité, qui fait de nous, dans ce lien unique, des étrangers de sang.
Le beau mouvement descriptif chez Bon, bien différent de celui de Flaubert, qui là en appelle à nos propres souvenirs de voyageurs, et fait défiler le récit grâce aux noms, aux bâtiments immobiles, aux étendues cultivées, à cette main de l’homme omniprésente, eux seuls permettant de circuler dans cette géographie inconnue qui est le récit, qui est le monde.
Et qui pose aussi cette question : comment tirer du paysage le souvenir quand on va trop vite pour, avant de le comprendre, ne serait-ce même que le voir ?
Si il y a bien quelque chose à laquelle je ne me ferai jamais, c’est à la médiocrité de certains écrits produits actuellement. En deux lignes seulement, un extrait du prochain roman d’Olivier Adam me terrifie et me condamne à la désagréable posture de honte vis-à-vis de moi-même, vis-à-vis de lui, car je suis incapable de supporter cette parole, et je me demande, dans le même instant : mon pauvre Olivier, quelle mouche t’a piqué pour ainsi ruiner les mots ?
« La géographie en fait on s’en moque, c’est la répétition qui compte, les images qu’on ne saurait pas, à cette étape-là, remettre dans l’ordre, à peine si chaque fois qu’on les revoit on en arrive maintenant à se dire : cela déjà on l’a vu, cela déjà on le sait, et l’entassement de choses, plastique et fer, énigmes blanches sous bâche ou bâtiments sans explication affichée dans les travées vides qui les séparent, dans l’arrière étroit de ce pavillon contre voie, comme ailleurs cette pure sculpture de deux voitures identiques accolées par l’arrière, sans moteurs ni portes, au coin bas du champ ou la hiératique maison blanche dans la rue d’en haut, à Toul, habitée quand même. » — François Bon, Paysage fer.
J’ai comme qui dirait un creux d’imagination.
Ça m’a pas pris un soir de doute, ça m’a pas pris perdu dans les collines, ni enseveli sous un drap de jonc, ça m’a pas pris grêlé par le sable, ça m’a pas pris tué par l’orage, bien que ça aurait pu, et qui y pensait, qui y penserait, si ça me prenait au coin d’un champ, qui accourrait, si ça me clouait, derrière la foule, qui, disons, qui dans cette distance jusqu’à moi, qui pour franchir cet océan qui ne se résorbera pas, qui pour sacrifier sa course, qui pour comprendre mon doute, quand le trajet ne se fera plus jamais, qui pour se poster là, dans mon absence bientôt absolue.
Duras écrit : « Je voudrais pourtant pouvoir embrasser celle que je suis et l’aimer. » Quelle peine de s’aimer, quel travail de chaque instant, dans la glace au matin, dans la rue face aux autres, quelle douleur de se voir, de s’observer, et ce corps qui se déforme, ce visage qui vieillit, cette jungle dans le coeur, qui soudain brûle, et se transforme, quand il n’y a plus que des lièvres pour craquer les branches, en lande désolée.
J’ai peur, toujours, tout le temps, de n’être plus aimé, de n’être plus qui je suis, c’est-à-dire plus ce que les autres imaginent être moi, j’ai peur de ce que je serai et qui ne me correspondra plus. J’ai peur de perdre.
Des mouches posées sur ma nuque : serais-je déjà moisi ?
« Je n’étais personne, je n’avais ni nom ni visage. En traversant l’août, j’étais : rien. Mes pas ne faisaient aucun bruit, rien n’entendait que j’étais là, je ne dérangeais rien. Au bas des ravines coassaient les grenouilles vivantes, instruites des choses d’août, des choses de mort. » — Marguerite Duras, La vie tranquille.
Les relations sont toujours un peu dommage.
Frédérique, ma petite cousine, sous prétexte qu’il faut bien trouver quelque chose à faire, fait le tour du jardin en courant (trente-deux secondes au dernier chronomètre), fabrique des jupettes rose fluo pour ses soldats en plastique, enlève les petites pierres coincées dans les vers de terre avant de s’émerveiller sur la manière qu’ils ont de labourer le sol, s’enroule dans ses peluches, lit un ou deux chapitres de son livre obèse, dispose les pions du Mastermind de façon que les couleurs s’alignent harmonieusement, se creuse la tête sur des sudokus qu’elle abandonne à la moitié, agite son doigt dans l’eau du bassin pour faire paniquer les petits têtards, scrute un volume de Duras dont elle lit la quatrième et qu’elle repose dubitative, s’endort à l’étage, accompagnée de ma grand-mère, qui ronfle fort, mais ne nous en aime pas moins.
J’ai la sensation, depuis quelques mois, que mes relations amicales se distendent. Il est possible que ce soit de mon fait, tant j’ai pu blesser, ces dernières années, sans m’en rendre compte. Je n’ai jamais vraiment su ce qu’englobait l’amitié ; je tente d’être présent, de m’informer, de me pencher sur la douleur des autres ; parfois sans retour, mais le jeu fonctionne ainsi. J’envoie des messages qui demeurent sans réponse, et ça ne serait pas grave, si le silence était justifié ; mais je suis chaque instant un peu plus confronté à l’incompréhensible haine des autres dans ma façon d’être auprès d’eux.
Je crois bien faire, mais je ne fais jamais aussi bien que quand je me tais.
La pluie percutait la table en plastique du jardin de façon qu’elle dispersait l’eau en dizaines de billes blanches glissant jusqu’à la faille du temps, la dissolution dans les airs.
Qui est mort est mort.
« — J’ai dit Battal Mevlido, mais c’était moi, dit-il. J’ai donné ce nom pour qu’on ne pense pas que je parle toujours de moi, et jamais des autres. Mais c’était moi. » — Antoine Volodine, Des anges mineurs.
Une des raisons pour lesquelles je pars si peu, est qu’il m’est particulièrement difficile de revenir chez moi sans trainer de lourdes pensées mélancoliques. Fiona, aujourd’hui, me manque, car j’ai aimé le temps passé avec elle, le changement (aussi faible soit-il) qu’elle a provoqué dans ma vie : ce court bouleversement de mon quotidien. M’attachant à Fiona sur ces deux jours passés, il m’est difficile de continuer sans penser à elle, à la façon qu’on aurait eu de faire les choses ensemble ; et, finalement, j’avance durant cette période de retour avec une présence en creux, qui ne fait que renforcer ma solitude, que j’essaie pourtant d’amadouer tant bien que mal au fil des jours.
L’amour des autres m’empêche de ne dépendre que de moi.
« Cob a mal cadré la photo. On ne voit que l’avant de la Buick en très gros plan. C’est tout ce qu’on voit sur la photo qui s’arrête juste avant le pare-brise. Alors on ne voit pas Yem et Mélie dans la Buick. J’ai dit à Cob que sa photo était réussie pour ne pas le chagriner. Il ne comprend rien au cadrage d’une photo. Au dos de la photo, j’ai écrit : L’avant de la Buick et Yem et Mélie invisibles sur la banquette arrière. » — Marie Redonnet, Rose Mélie Rose.
Pour rejoindre Auray, de Matignon, j’ai traversé à pic par le centre Bretagne, côte-côte ; je suis passé par Moncontour, dont l’ascension lente en voiture, alors qu’on aperçoit, de l’autre côté du ravin, par-dessus les forêts, le château, et les fortifications, m’a laissé un arrière-goût âcre et triste ; puis par Loudéac, et, sans le vouloir, Pontivy, toutes deux fantomatiques et banales ; des champs, peu de bêtes, quelques voitures en heures creuses ; finalement arrivé, j’ai retrouvé Dinan dans Auray, et ça m’a fait du bien.
À Carnac le lendemain matin, derrière des grilles en fer forgé vert, voir toutes ces pierres, comme une Bretagne d’esprit que je n’avais jamais observée, encore moins envisagée ; pas ma Bretagne, pas la mer, pas les digues, ni les ports ; juste des pierres alignées, rien à voir, les voyageurs ne se rendent pas compte, que je suis moi aussi étranger dans mes propres terres ; plus tard, Malestroit, rapidement longer le canal de Nantes à Brest, où l’eau stagnante laisse glisser quelques araignées de surface, revenir par une rue Madame, lire une heure dans l’église St Gilles, aux vitraux magnifiques, le temps du calme ; enfin Vannes, dont la foule accablante eût tôt fait de dissuader nos envies divagatrices.
J’ai rebroussé chemin deux jours plus tard, seulement la route, Ploërmel, proche St Méen, Dinan, Plancoët, fin habituelle, rien à signaler ; rentré à Matignon, le temps de m’installer, ma grand-mère coupe quelques fleurs de bégonia, les met à flotter dans un vase plat, vase qu’elle posera en plein centre de la table basse du salon, mine de rien, bientôt fânées.
« — moi, ici, moi ; moi qui puis te dire tout cela, qui aurais pu te le dire ; qui ne te le dis pas et qui ne te l’ai pas dit ; moi avec le martagon à gauche, moi avec la raiponce, moi avec ce qui s’est consumé, avec la bougie, moi avec le jour, moi avec les jours, moi ici et moi là-bas, moi, accompagné peut-être — maintenant ! — par l’amour de ceux qui ne furent pas aimés, moi en chemin vers moi, là-haut. » — Paul Celan, Entretien dans la montagne.
Under the Skin, qui n’est pas un mauvais film mais s’embourbe trop dans son propos métaphorique pour ne pas rendre somnolent, aurait plutôt du se décliner en suites photographiques, tant les prises de rivages, de falaises ou de forêts sont magnifiques et bouleversantes de poésie.
« A l’hôpital, je bénéficiai de ce qui est peut-être l’unique bienfait qu’à contre-coeur dispense la dépression — sa capitulation finale. Même ceux pour qui une thérapie fut une épreuve inutile, peuvent se réjouir à la perspective de voir un jour se dissiper la tempête. S’ils parviennent à survivre à la tempête elle-même, presque toujours sa fureur décroît et finit par s’éteindre. Mystérieux au moment de son flux, mystérieux au moment de son reflux, le mal suit son cours, et l’on trouve la paix. » — William Styron, Face aux ténèbres.
Je pense que si je voulais purger au maximum mon propos, je me retrouverais avec des livres de deux lignes, et puis merci, et puis bonsoir.
Je me fie peu aux autres, parce que je suis mon propre bourreau, et que je serai toujours plus violent à mon encontre que n’importe quel étranger. Pourtant, quand ce matin je reçois ces quelques mots de Marie à propos de mon Saccage : “pour l’instant, ce que j’ai lu (presque tout) est très fort”, je comprends que le noeud que j’ai accroché autour de mon cou est serré bien trop fort.
J’aime conclure.
Un coup de téléphone au numéro inconnu, dont je comprends à peine le propos qui s’achève par : “t’es Coco ou t’es pas Coco, connard ?” ; puis raccroche.
Je ne t’écrirai pas, ne ferai aucun signe, ni ne me manifesterai ; je t’observerai, derrière mes jalousies, tout le temps que tu occuperas ma mémoire, c’est-à-dire, je l’espère, peu de temps, parce que ce passé m’encombre ; je serai là, non loin, on n’est jamais très loin, sur ma presqu’île, quand tu occupes les sommets ; comme je te sais maline, peut-être tenteras-tu d’obstruer mon chemin d’éboulements, mais j’ai toujours su me faufiler, et tu aurais beau te percher sur le plus haut des arbres, dans la plus isolée des cabanes, que je serai toujours une branche plus haut que toi, toujours en avance ; non, je ne t’écrirai pas de lettre comme les autres avant, je suis bien plus jeune mais je sais me relever de toi dans le silence, et j’ai besoin de peu : pour le moment, seulement, de voir que tu vis, et donc, bêtement, de savoir que tu meurs.
J’envie tous ces cerveaux schizophrènes capables d’engendrer des mondes et des personnages cohérents, loin d’eux. Moi je ne suis qu’un pauvre ventriloque.
Arnaud Viviant me fait penser à ces vieux oncles complètement cons qu’on écoute parler dans le vide à table, et qu’on oublie derrière les bouteilles de vin ignobles qu’on leur réserve. Malgré tout, parfois, pour ne pas trop déprimer, il retrouve certains amis, comme Jean-Louis Ezine, autour d’un petit verre de Suze, et ils sifflotent ensemble leur médiocrité alors que les navires quittent le port, les abandonnant heureux sur une île sauvage.
Je lis l’intégralité de mon texte plusieurs fois, à voix haute, dans le salon, dans le jardin, et ça m’épuise presque davantage que d’écrire, tant je suis mauvais lecteur, incapable de reprendre mon souffle, sachant à peine articuler. J’ai très vite la gorge sèche, et mon texte me semble laid, parce que ma voix devient bègue.
« — Chacun est enlisé à l’intérieur de son propre rêve affreux, dit le clown. On est là, pétrifié de douleur sur du sable puant, et, tout pétrifié qu’on soit, on continue à se débattre en émettant des sons… On attend qu’un rire amical résonne depuis le noir. On attend qu’une voix amicale vous encourage, vous approuve, vous tire de là… Et rien. Rien ne vient… L’obscurité demeure silencieuse. » — Antoine Volodine, Bardo or not Bardo.
J’ai désormais la certitude, et c’est un sentiment qui met du temps à s’installer, si tant est qu’il ne s’installe jamais, le matin, quand je suis pris dans la moitié de ma nuit par la pulsion du réveil, qu’il me faut me redresser pour le travail, parce que ma voix est trouvée, parce que le texte me tire de lui-même ; cette sensation-là, de créer, d’être dans la formation d’un empire dont on est le seul maître, est une sensation si grisante que j’en passerais des insomnies si je pouvais ne vivre que dans mon petit monde à moi de monstres et de chagrins.
Depuis que je suis en vacances chez ma grand-mère, je lis avec une très grande avidité, avec gloutonnerie, sans m’arrêter, des centaines de pages par jour, j’empile les volumes sur la table du salon, j’éprouve, comme si je voulais me remplir de tout ce bruit des autres qui empêche d’entendre mon silence à moi.
« Quand s’éteignit l’illusion de sociabilité que j’avais cultivée là, il ne resta que des amitiés saccagées et une vision des choses plus glaçante que je ne l’avais jamais eue. Etranges punitions pour m’être essayé, trois ou quatre mois, à vivre autrement qu’en sauvage. »
Je prends le temps de laisser décanter mon texte. J’ai comme une furie par moments, qui m’oblige à tout équilibrer, et puis, une fois ce travail épuisant fait, je m’accorde d’oublier, pour revenir les yeux frais, prêt à traquer la moindre esquisse de fausseté.
La difficulté, c’est de toujours retrouver cet oeil neuf qui ne démolira pas tout.
Un peu de sang sous l’ongle de mon index, que j’ai fait disparaître avec mes dents, d’un coup juste de la langue, aucune coupure. Il semblerait que ma peau saigne d’elle-même sans que je prenne la peine de l’abimer. C’est ma peine peut-être, que de me dégrader dans le confort.
« Il y a eu dans la ville un temps de carême et j’ai commencé à écrire. C’est l’hiver d’un monde sans saisons ; mes amis me désertent ; vivre est plus lourd. Les journées de soleil s’écoulent et on n’en fête aucune. Puis, au crépuscule, l’existence peut reprendre. » — Tony Duvert, Journal d’un innocent.
J’ai suivi le littoral, j’ai longé les dunes qui puaient la vase, je suis arrivé au milieu de rien, sans personne, sous le soleil tapant, mes jambes brûlantes, la nuque humide. Dans le marais, des crevasses, peu d’eau, un héron, les clôtures d’un champ dont je distinguais l’entrée, l’orée du bois, rien d’autre, même pas toi.
« […] ils pensent, en effet, qu’on ne saurait apaiser les dieux immortels qu’en rachetant la vie d’un homme par la vie d’un autre homme, et il y a des sacrifices de ce genre qui sont d’institution publique. Certaines peuplades ont des mannequins de proportions colossales, faits d’osier tressé, qu’on remplit d’hommes vivants : on y met le feu, et les hommes sont la proie des flammes. » — Jules César, Guerre des Gaules.
Sur la route du lac aux crabes (et c’est un lieu que je garde secret car on y trouve encore du gardon), un pêcheur, la ligne emmêlée entre les tiges de roseaux, s’est permis, parce qu’il ne pouvait plus rien faire, et parce qu’il me voyait là, l’air réjoui (franchement guilleret, pour tout avouer) de m’en conter une qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de placer à quiconque :
« Il s’est trouvé qu’hier, comme à mon habitude, j’invitai quelques amis à prendre l’apéritif aux alentours de midi. Une fois leur verre vide, ils ont repoussé leur chaise, m’ont salué, et je suis resté ainsi, ma soupe froide de n’avoir aucun appétit, seul tout mon après-midi, à ne rien faire d’autre que les observer rejoindre leurs fermes, sans ne m’avoir rien offert, sinon un peu d’alcool en moins. J’aimerais être de ceux-là (je ne sais pas si vous en connaissez), résolus dans leur solitude, offerts face à la mort, de ceux-là qui parviennent (on me dira comment) à écouter leur horloge sans trembler, à se satisfaire du silence, à savoir qu’on ne peut rien attendre des autres, sinon un peu d’alcool en moins, et des chaises en désordre. Mais je crois qu’il faut beaucoup de courage pour être un de ceux-là ; et moi, ce courage, je ne l’ai pas. »
Alors qu’il achevait son anecdote, je parvins à démêler le fil, et lui rendis sa canne, la ligne tendue par un poisson. Il me remercia d’une poignée de main ferme et chaleureuse, puis s’affaira pour ne pas perdre ce gros morceau. Et, alors que je m’en retournai, et qu’il tirait sur la ligne comme un acharné, je le vis, tout sourire, lever une énorme chaussure pleine de vase, qu’il s’empressa de chausser.
J’ai de vagues moments d’absence en ce moment ; je me retrouve, debout, face au jardin, la mine dans le rien, les membres raides. Ma grand-mère me sort de ma torpeur : “À quoi tu penses quand tu ne penses à rien ?”
Aujourd’hui, j’ai vingt-trois ans. Durant l’année qui vient de s’achever, j’ai été jeté hors de chez moi par ma belle-mère qui ne me supportait plus, puis j’ai fait paraître un livre qui me tient à coeur, puis j’ai aimé une jeune fille blonde magnifique que je n’ai jamais vue et qui s’est évaporée dans le silence de son paysage, puis j’ai aimé, encore plus intensément, et comme je n’avais pas aimé depuis bien longtemps, une femme qui m’a appris plus que je ne le mérite, et me hait à présent pour un malentendu irrésolu, puis j’ai frôlé la dépression, et je ne dois mon salut qu’au soutien de mon père, et de ma grand-mère, puis je m’en suis sorti, en faisant le vide, et en prenant quelques médicaments, puis j’ai été seul longtemps, j’ai vu Cassandre, beaucoup, Victoria, pas assez, j’ai arrêté de voir ma mère, qui me ronge, j’ai avancé, j’ai rencontré Jean Rochefort, j’ai été chez lui, je l’ai eu de longues heures au téléphone, mais pas d’aussi longues qu’avec Michel, qui m’aide à affronter chaque jour la difficulté des projets qu’on voudrait mener à bien, j’ai pleuré parfois, j’ai essayé de rire le plus possible, j’ai perdu des cheveux, j’ai appris, le jour des cinquante-quatre ans de ma mère, que ma soeur avait un cancer, j’ai arrosé mes plantes, fait mon lit, puis je me suis enfermé dans ma campagne natale, et là, je crois, un peu, à vingt-trois ans, j’ai retrouvé le goût de vivre.
“À te répondre quand tu ne dis rien.”
« Ces êtres me reprochaient de leur avoir, durant ma liaison avec eux, donné trop d’espoir, et je cherchais en vain par quel signe j’avais pu les tromper et pourquoi mon attitude envers eux avait été autre que celle de la confiance. Avais-je volontairement lié connaissance avec eux pour les oublier aussitôt, ne cherchais-je dans leur compagnie qu’un agrément passager, ou au contraire mon désir incoercible d’oublier avec autrui ma solitude m’avait-il lui-même trompé sur sa nature ? Avais-je voulu les aimer, ces êtres, les avais-je aimés, étais-je sincère, ou fallait-il que je me regardasse comme le dernier des jouisseurs, le plus abject des amants ? »
Il suffit parfois d’une nuit, d’une nuit de silence et d’ennui, pour débloquer dans son discours tous les barrages qui faisaient obstacle. Rien d’original, mais moi également j’écris le plus, finalement, quand je n’écris pas.
J’ose l’avouer, voir les scribouillards peiner me gêne : tant de plaintes et de souffrances pour construire de telles porcheries…
J’ai conscience de ma parole comme une espèce de virus, que je pourrais faire pénétrer dans n’importe quel corps, pour prendre son contrôle, le faire se mouvoir selon mes dires, c’est-à-dire vivre selon mon bon vouloir, c’est-à-dire, finalement, parler au travers avec ma voix ; à partir de là, donc, la fiction : faire respirer les autres avec un unique souffle, le mien.
« Lointaine enfance, nous puisons dans ton coffre à trésors aux moindres instants de bien-être, comme si toute volupté par un ressort secret te faisait surgir à nouveau. » — Robert Pinget, Graal Flibuste.
J’ai, depuis une ou deux après-midi, des maux de tête insistants qui m’empêchent d’apprécier quoi que ce soit : lecture, repos, écriture. Je me retrouve avec une barre à mine en guise de cervelle, et des yeux comme deux obus, prêts à éclater à chaque instant, emportant avec eux leur propriétaire maladroit, qui s’est pris les pieds dans ses détonateurs, de ne pas savoir sur qui tirer.
Je ne sais pas si la saison y est propice, mais mes nuits sont faites de ressassements, toujours les mêmes désirs freinés, des nuits sans visage, seulement des corps, de celles que j’ai connues, qui fusionnent et se superposent, et se transforment, dans la douleur, dans le silence de la douleur, dans leurs colères à chacune comme des éclats de givre.
« … ne pas céder devant la douleur… devant sa propre douleur… assurer pour tous une victoire écrasante… même si tous ont renoncé ou péri… même seul faire table rase… même si tous ont fui… rameuter les fuyards… convaincre par l’exemple, par la violence si nécessaire… abolir l’inégalité… que rien ni personne ne dépasse… que les plus misérables soient la norme… même seul proclamer l’égalité… même depuis la fange… pour la proclamation recourir au langage des plus démunis… même si tous ont disparu… obliger ce langage à vivre… même seul dans la forêt l’apprendre… le parler… » — Antoine Volodine, Le Nom des singes.
J’ai du réécrire toute une partie ce soir, changer le point de vue plus que le personnage, qui n’a aucune importance, sinon la façon dont il parle, c’est-à-dire dont il crie, c’est-à-dire dont il pleure ; c’est le même instant, les mêmes incidents, les mêmes incendies, mais une autre plainte qui s’en élève, plus froide, et plus dense ; je me demande, dans ces moments-là, ces autres voix passées, en sous-sol de mon texte, ces hurlements-là que j’ai cru entendre, que j’ai entendus au tout début : ils deviennent quoi ?
Ce qu’il faut, c’est écrire dans le silence, ne rien dire à personne, puis, un beau jour, découvrir sous leurs yeux ébahis cette belle charogne neuve, qu’ils contempleront avec un sourire fasciné, et autour de laquelle ils s’agiteront comme des fous dansants lors d’un dîner de rois.
Le plus souvent, c’est du mépris que j’inspire à mes interlocuteurs.
Certains, je le vois bien, je suis curieux, se mettent en scène comme les souffreteux du XIXeme siècle, avec un petit arrière-goût bien machonné de Werther ; complètement ridicule. Qui se roule encore dans ses larmes, sinon les poseurs ? Continuez à vous lacérer les poignets, personne ne vous entend, votre langage est trop loin de notre monde.
Les combats de notre époque seront les plus pervers, car ils feront se soulever les populations contre elles-mêmes. À se battre pour l’égalité, chacun est le Mal, et sans cible claire sur laquelle envoyer les bombes, tous les mortiers risquent de nous retomber dessus à la verticale.
Femmes, prenez les épées et les fléaux d’armes ; il y aura des coups à donner, et vous avez les bras pour les asséner ; ayez le courage de la violence, vous êtes jeunes et les hommes déjà vieux, décadents ; nous avons des siècles de règne derrière nous, nos trônes sont fissurés, les hourras ne soutiennent plus que des combattants aveugles, vous êtes l’armée du futur, vous êtes la voix qui siffle, vous êtes une belle clameur, un nouveau monde ; n’ayez pas peur de votre sang, votre liberté a un prix, celui de la colère.
« Et aussi, il y a des avant-gardistes qui ont l’amour du recommencement et de la patience, et la volonté de se battre encore et encore, jusqu’à la mort. »
Avec mon père, on s’est rendu dans un magasin pour m’acheter un fauteuil, pour mon anniversaire. À l’âge où tant d’autres ne rêvent que de partir, j’aimerais moi me fixer et attendre que ma vie passe.
Il jouait dans les ruines avec son planeur de papier, imitant les bruits des missiles et le roulement des hélices, faisait dans sa bouche le chaos ; il affolait les vieilles le foulard en chapeau, et les vitres ouvertes des autos en été ; il allumait des braises en tapant deux silex, et y jetait de la poudre explosive dérobée ; il s’amusait de cette terreur, était le roi des bois, le fils de l’aube, il avait le pouvoir, il s’aimait dictateur.
« Elle se rappelait les moments où il était le plus intense, ce parfum, entre deux sommeils, quand la nuit splendide écrasait les montagnes ruisselantes de sable et de lune ; ou juste avant de s’endormir, quand agonisaient les braises au minuscule feu de camp ; pendant les haltes, le bonheur au coeur, et le paysage — » — Antoine Volodine, Un navire de nulle part.
Tant que je lis, je n’y pense pas. La lecture ne me permet pas de vivre : elle me donne un sursis.
J’envoie des messages qui demeurent sans réponse. Je m’y habitue.
Savoir ses lieux, connaître les couloirs, les bruits de la nuit ; rien derrière les volets et la double couche de rideaux, sinon les champs et leurs sirènes de tracteurs ; s’endormir noyé d’un silence de bruitages, ne plus sentir la foule, se réveiller vieux.
Oh, non, évidemment non, ils ont toujours préféré le jardin au potager, mais il fallait bien quelqu’un pour s’en occuper, retirer les mauvaises herbes, le mildiou, cueillir les fruits, même ça ils ne voulaient pas le faire, alors que c’est pourtant plaisant, mais ils disaient qu’ils allaient se tacher, ou se blesser avec les épines des framboises, de toute façon, ils ont toujours préféré le jardin, y jouer, s’y rouler, je ne vais pas les blâmer, l’herbe y est verte, fraîche, oui, il faut bien le dire, Alain sait comment l’entretenir, mais le potager, mon potager, enfin, mon potager, je n’en ai jamais voulu, c’est le mien un peu par défaut, on me l’a attribué, depuis que je vis ici, j’en avais un à moi avant, en bien meilleur état, mais celui de maintenant, celui de la maison, j’y troquerais bien ma casquette pour ne plus avoir à y mettre les pieds, il faut le dire, ce potager il m’insupporte, les rats me tuent, les oiseaux aussi, ils s’y mettent tous, en plus des habitants, alors tant pis pour eux, ils l’ont bien mérité, je craque une allumette, et j’y fous le feu.
J’aimerais ta langue pour calmer la vapeur de mon cou.
Mon enfance est morte le jour où mon corps fut trop grand pour se contorsionner à hauteur de mes jouets.
Un orage approche ; personne ne le voit venir sinon moi ; je m’isole, ferme les volets, barricade les portes, avertis par téléphone les voisins qui n’en croient pas un mot ; à travers les fissures du mur j’aperçois des tornades obèses, remplies de débris de voitures et de la tole des fermes ; des enfants couraient, affolés, dans les dédales d’un labyrinthe de maïs dont les épis s’élevaient subitement ; à l’extérieur, les parents, plutôt que risquer leurs propres vies, partaient se protéger dans les bâtisses mises à disposition.
Après le chaos, certains corps retombaient à des kilomètres de là où ils avaient été balayés ; au hasard de la mort, sur des civils innocents, dans des lacs, sur des immeubles ; j’ai prévenu mes voisins incrédules, mais, décidément, il s’agirait qu’ils se décident à décrocher leur fille empalée sur la parabole.
« Le caractère de Jonathan n’était pas sombre. Il avait peu d’imagination. Il pensait peu à lui-même. Il ne s’analysait guère : mais il se connaissait jusqu’au désintérêt pour soi. L’humeur désespérée qui l’avait renfermé ici ne tenait donc pas à lui, à une maladie de son esprit, mais à l’immense maladie des choses du dehors. C’est aussi pourquoi cette humeur était permanente, comme ce monde se ressemblait. » — Tony Duvert, Quand mourut Jonathan.
Je suis déçu, lire tes bavardages ne me nourrit plus. Où vais-je désormais trouver cette colère qui anime ma voix ?
La petite voisine d’à côté qui, du haut de ses six ans, lâche à son frère, le ballon au pied, alors que sa langue fourche : Et là on fait du foutre !
« De là vient que l’homme en colère se montre plein d’activité, comme le malade qui a la fièvre est brûlant, parce que son esprit se trouve pour ainsi dire dans un état d’effervescence, de tension et d’enflure. » — Plutarque, Les Vies parallèles.
Plus que le propos, ce qui importe au récit, c’est le mouvement.
On me reproche d’être un tigre. Mais je ne suis pas un tigre, je suis un fou !
Il m’arrive, le soir, dans mon lit, de tourner le dos à mon texte, pour lui dire qu’il m’épuise, parce que je le hais.
Cette nuit, j’ai rêvé que le haut de mon crâne était formé de sept os, tous à découverts, et certains abîmés. Chacun pouvait les voir et, en cas d’animosité, y porter un coup de hache ; deux d’entre eux étaient déjà dangereusement endommagés. Touchant ce crâne immonde, je me demandais quelle nouvelle espèce de monstre j’étais là.
« et il souhaitait à tout instant un massacre de ses armées, une famine, une peste, des incendies, un cataclysme quelconque. »
Je me suis retrouvé là,
on aurait dit la guerre, avec ses bombes, ses feux,
ses cris.
Les femmes et les enfants gisaient craquelés ;
les hommes, les animaux
violaient leurs corps, pillaient, crachaient.
Mais ce n’était pas la guerre, et rien ne justifiait
ces accords passés entre les rois et les lions,
rien ne justifiait qu’ils se partagent les carcasses
ni qu’ils foulent ces paysages sombres sur les mêmes chars camouflés.
Rien ne justifiait ce délire, car
rien n’a jamais justifié la folie.
« Un homme du peuple, armé d’un poignard, fut surpris au milieu de la nuit près de sa chambre à coucher ; on découvrit aussi en ville deux chevaliers romains qui l’attendaient avec un poignard et un couteau de chasse, pour l’attaquer, l’un à sa sortie du théâtre, l’autre, pendant qu’il sacrifiait au temple de Mars. » — Suétone, Vie des douze Césars.
Vous savez cette nuit en soi ? Je la mange.
J’avais une blessure qu’il m’était impossible de guérir, une blessure profonde et sèche, propre, finement taillée, bouillante comme une lave, une blessure qui allait du bras droit jusqu’au poumon, mais que personne ne remarquait, dans laquelle j’étais le seul à pouvoir glisser mes doigts, à pouvoir tirer de la chair, du sang, un peu d’eau, dans laquelle je me perdais, dont chacun se moquait, à me voir ainsi me débattre avec un mal invisible, une blessure qui a engendré la haine, le départ, le manque, qui m’a poussé à fuir, à mentir, une blessure, une seule, ma mère.
Je m’en rends compte à présent, presque plus personne ne me fait rire.
Un trou que je creuse, une fosse, dans laquelle j’enfouis mon pardon, que je referme, et où les chiens pissent.
« Et alors, comme si soudain la lumière du matin avait violemment frappé mes sens, et que l’infinie détresse de la maison m’éclatait dans les mains, un brusque soupçon s’empara de moi faisant du silence un nouveau cauchemar et du songe de la nuit, un pressentiment. » — Julio Llamazares, La pluie jaune.
Ma grand-mère ne supporte pas le silence, et se sent toujours obligée d’allumer la télévision alors que je lis dans le salon. Je suis, moi, si plein du bruit de ma lecture, que je ne comprends pas qu’elle ne puisse pas entendre ce que moi je n’arrive pas à taire, et m’emporterais presque contre elle si je ne faisais pas preuve d’un minimum de tolérance, le peu (si peu) qu’il me reste, tant je suis maintenant un être boursouflé par mon propre vide.
Qu’est-ce que je peux être égoïste. J’ai peur, comme une vieille machine, de devenir progressivement incompatible, puis, enfin, totalement obsolète.
En parlant des personnages de Mauriac, Huguenin soulève une angoisse forte chez moi : « Ils vont mourir et ils n’auront pas été aimés. »
« Il me semble qu’il augmente sans cesse, le nombre de ces malheureux que terrorise la perspective d’une soirée solitaire et qui, de leurs ailes blessées, volettent de dîner en dîner, de rendez-vous en rendez-vous, se raccrochant tant bien que mal, pendant les heures creuses qui leur restent et où la pesanteur de leur vide les aspire, au perchoir d’une télévision, d’un cinéma, d’un journal ou d’une fille. » — Jean-René Huguenin, Une autre jeunesse.
Ici, c’est un bruissement entre vous et moi.
Dans la cuisine, le journal titre : La solitude progresse chez les jeunes.
Un passage de femme, dans mon Saccage :
je tamponne le rouge sur mes lèvres avec une touffe de pinceau sèche, fige, puis éclate mon front dans le miroir de la commode qui accuse le coup chaque matin et ne me renvoie plus qu’une immense fresque déformée par les derniers tessons encore accrochés au cadre du meuble ; j’ai une plaie qui ne guérit jamais au-dessus de l’arcade droite
« Elles disent, que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. Elles disent, que celles qui veulent transformer le monde s’emparent avant tout des fusils. Elles disent qu’elles partent de zéro. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence. » — Monique Wittig, Les Guérillères.
Ma grand-mère vit en ce moment le début d’une romance ; elle s’éclipse pour téléphoner, dissimule son bonheur, trouve le réconfort entre deux sourires au silence ; on en rit, Fabienne et moi, les seuls à l’avoir remarqué ; qui aurait pu se douter qu’elle fasse de la place pour une autre voix que la sienne.
Jeanne me manque.
J’ai marché la nuit dans des ruelles de sable, bordées de portails blancs fermés derrière lesquels les salons demeuraient éteints, et j’ai passé ma main le long des murets de granit frais, trempés ; j’ai frôlé les rumeurs des voitures ; j’ai entendu les vagues dérouler leur vacarme contre la digue ; je me suis réfugié dans des églises ; j’ai retrouvé le chemin du parking où les déserteurs patientent ; de l’autre côté, le port s’agite ; les lampadaires éclatent ; je me suis réfugié dans les allées du noir, sans lampe, sans rien ; une sirène a retentit au-dessus des toits, loin après le calvaire, foudroyant la statue en croix qui se tenait face à la mer ; la sirène de ma détresse qui chavire.
« Un tronc d’arbre scié est étendu là ; je m’y assois, j’attendrai que la nuit vienne. A la brune, tout sera désert ; ce sera mon heure. Le froissement d’une marche dans les herbes et de la pelouse, pliées, écrasées, qui font la trace et la rumeur des pas. » — Tony Duvert, Portrait d’homme couteau.
Je me dis, à lire certains textes amateurs : il y a tant de personnes qui ne sont pas capables d’écrire, et vous, vous avez la bêtise d’écrire comme ça.
Il faudrait que chacun lise la fin de Prison, que chacun puisse voir ces phrases de bandits, désarticulées et bancales, qui, sans filet, s’époumonnent et hurlent, à qui veut bien les entendre, ce qu’elles sont : de la littérature.
Ils sont bien trop nombreux, les étriqués de la langue, qui ordonnent correctement leurs phrases, qui plaquent tout comme des rouleaux compresseurs, comme des imbéciles, et qui pensent produire du beau avec leurs petits récits ridicules, mais qui ne font que bavarder, une triste journée, autour d’un verre d’eau calme.
J’ai compris, et il ne faudra pas le répéter
(car je l’ai compris au bout de longues années,
et il ne faudrait pas m’enlever ce mérite)
que la blessure, la chute, cette part de sombre en soi,
elle résiste au pardon, elle se hérisse et confond
les pleurs des mères dans des buées d’automne ;
cette part de sombre en soi elle croît même après le départ,
elle se transforme, elle s’adapte, elle trouve son terreau
dans une dernière pièce cachée des autres, une cave,
remplie des débris d’une chaleur morte,
qu’on aimerait étouffer
dans une taie d’oreiller.
Chaque hurlement contenu, je le consigne dans un petit carnet rose, aux pages trempées d’eau, où l’encre coule en aplats, et me renvoie une image déformée de ma bouche, tremblante comme une flamme soufflée court.
Il y a ce que, vivant, on ne pourra jamais dire, jamais ramasser, ce qui toujours sera victime du reflux de la marée, quelque chose comme du sable remué, comme une boue faite d’algues et de coquillages, qui ratisse la plage et vient se fixer aux visages des plaisanciers assoupis ; c’est une plaie qui nous colle et dont on ne peut se dépêtrer, c’est une brasserie aux tables vides dans une commune perdue, la vague pesanteur d’un dimanche qu’il fait gris, ou les bougies mortes un lendemain de fête ; c’est une féroce alarme qui sonne sourde dans nos oreilles hermétiques, c’est ce que vivant on ne pourra jamais saisir : une poussière, une douleur, celle d’aimer, autant que celle de haïr.
Et je n’ai pas assez connu le mal, pour pouvoir y puiser quoi que ce soit de beau.
Moi, dans mon cercueil, je vous écoute débattre de l’atome ; quand les bombes détonnent sous mon ciel sans étoiles, je ressens les secousses du bois, et me mouche d’un linceul humide dans lequel vos doigts sont passés ; à peine le temps de replier mon tissu, que quelques mottes de terre viennent recouvrir mes paupières déjà closes.
« Le rossignol répondit : « Je ne veux point raviver le souvenir de mes anciens malheurs : voilà pourquoi j’habite les lieux déserts. » — Ésope, Fables.
Je me demande si tu as déchiré la page que je t’avais dédicacée ; ou si tu as simplement jeté le livre.
C’est à tenir ses cheveux pour le noyer dans le fond des chiottes, ses bulles comme un marais, qu’il m’est venue une idée, quelque chose qu’il serait indiscret de propager, que je garde secrètement pour moi, et c’est difficile de ne pas en parler, avec mes bras tendus pour éviter que le type ne puisse remonter, reprendre de l’air, pour éviter qu’il ne se retourne et riposte, me malmène, me frappe, alors je garde cette idée pour moi, j’essaie de penser à autre chose, à ce que je suis en train de faire, mais il n’en finit pas de mourir, il convulse, boue l’eau mêlée de pisse de ses paroles ou de ses cris, je ne saurais distinguer, alors, plutôt que de garder tout ça pour moi, de me mordre les lèvres, parce que je vois bien que je n’y arrive pas, je me penche comme je peux à son oreille, qu’il a encore à la surface, sans trop me mouiller, sans trop me salir, et je lui raconte tout, je lui demande presque ce qu’il en pense, mais il n’a pour seul verdict que sa mort immédiate. Disons que c’est un signe positif.
« Incendiée, elle se lève de son fauteuil et fuit,
secouant sa chevelure et sa tête dans tous les sens
pour jeter la couronne. Mais l’or tenait
ses noeuds bien serrés, et quand elle secouait
ses cheveux, le feu grandissait et brillait deux fois plus.
Et elle tombe sur le sol, vaincue par le malheur,
figure indéchiffrable sauf pour l’auteur de sa vie. » — Euripide, Médée.
Rochefort : “Vous fréquentez en ce moment ? Vous avez bonne mine.”
Je n’ai pourtant jamais été aussi seul.
C’est en se focalisant sur quelqu’un qu’il prend de l’importance. Montez en haut d’une butte, et vous ne le voyez déjà plus.
« Quand le présent, qui te fait frissonner, et que tu n’oses regarder en face, sera devenu le passé, une vieille histoire, un souvenir confus, ne pourrais-tu par hasard te renverser quelque soir sur ta chaise, dans un souper de débauchés, et raconter, le sourire sur les lèvres, ce que tu as vu les larmes aux yeux ? »
À ne manger que du sable, on finit par lui trouver du goût.
Tenir un journal, c’est accepter d’être cet étranger de la veille.
« J’étais comme un homme assis sur les ruines d’une maison où il a passé son enfance ; il regarde pousser l’herbe sur les souvenirs de sa vie, et les corbeaux battent de l’aile autour de lui. »
J’ai du m’arrêter à Lamballe, faire le plein et acheter un billet de train. Les rues ont changé, le sens de la circulation, je n’ai plus de réflexes, grille les priorités croyant suivre les axes naturels, j’ai le sentiment que la ville me rejette, et en passant devant les maisons qui ont été mes voisines, je me sens comme un voyeur pervers qui retourne contempler son crime pour savourer le meurtre et espionner les enquêteurs, la bave aux lèvres.
« Je n’avais vécu que par cette femme ; douter d’elle c’était douter de tout ; la maudire tout renier ; la perdre tout détruire. Je ne sortais plus ; le monde m’apparaissait comme peuplé de monstres, de bêtes fauves et de crocodiles. » — Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle.
Plus j’avance dans l’essentiel de mon écriture (et donc de ma parole), et moins je tolère mon propre bavardage ; encore moins celui des autres. Je n’ai qu’un silence gêné ou des acquiescements idiots à offrir à leurs histoires. Je coupe court à toutes ces digressions que je devine par avance, et préfère perdre mes yeux dans le vague que de les écouter s’épancher sur leurs anecdotes dérisoires.
Malheureusement, ma quête vers la langue m’éloigne chaque jour un peu plus de la touchante naïveté des autres.
Cette nuit, rêvé de Camille. Réveil, évidemment, dans la douleur et le manque.
« Il n’a plus la moindre idée depuis combien de temps il pourrit ici dans sa misérable cachette, son sens du temps s’est délité, les jours se confondent avec les nuits. »
En lisant Épépé, je renouvelle ma fascination face à la dextérité avec laquelle certaines oeuvres parviennent à nous enfermer dans leurs faibles perspectives géographiques, dans leur cloisonnement du monde fictionnel : dans une ville, autour d’un arbre et d’un banc, aux abords d’un château ; et donc, du même coup, de nous transformer aussi, nous, lecteurs, hommes libres et mouvants, circulant librement, en peureux immobiles, étriqués dans des mondes qui sont pourtant ouverts en tous sens, mais où nos pas risquent l’électrocution à la moindre entorse au règlement.
Ma certitude d’être génial est aussi totale que celle d’être parfaitement idiot.
Je fabrique, dans un petit atelier, des maquettes de navires remplis de barils de poudre miniatures qui explosent là où les enfants pataugent.
« Mais il lui est impossible de rester inactif, cloué dans sa chambre ; traqué par l’inquiétude il éprouve la nécessité de continuellement chercher, fouiner, aller et venir, il tremble à la pensée que s’il ne bouge pas personne ne viendra le secourir. » — Ferenc Karinthy, Épépé.
Il y a quelque chose de toi qui me fait comprendre que la terre s’abime, et pourtant rien que je fasse ne parvient à colmater les brêches.
Si dans la nuit je me cache, tu pourras voir au loin clignoter les fusées que je porte, et qui, après avoir accroché au passage quelques branches, s’épanouiront comme des furies dans les ombres de la ville, et retomberont sur toi en nuées ardentes, brûlant ainsi ton visage tendu vers le ciel.
Je suis sorti et dehors il y avait cette pluie,
cette pluie de l’ouest qui colle aux vêtements,
une bruine, comme de la purée de pois,
qui ne mouille ni ne trempe ni n’arrose,
mais cloue.
J’ai fait quelques pas dans cette rue de terre,
de boue et de sable ; sur les graviers, les pieds salis,
et m’a prise une si forte envie de vomir, une si forte nausée
que j’en ai rendu ton dîner sur le trottoir te faisant face.
Et je t’ai vue, derrière la fenêtre du salon,
porter à ta bouche un mouchoir pour tenter de dissimuler
le terrible dégoût que ma faiblesse t’inspire.
« Tout le temps que durera ce deuil étrange, il me faudra donc subir deux malheurs contraires : souffrir de ce que l’autre soit présent (continuant, mlagré lui, à me blesser) et m’attrister de ce qu’il soit mort (tel du moins que je l’aimais). »
À lire Barthes, je comprends que ma nouvelle autonomie et le détachement du manque sont des étapes importantes de ma guérison récente : je n’attends plus quelqu’un pour avancer, je ne suis plus l’impatient. En supprimant ainsi ma dépendance vis-à-vis des autres, j’ai supprimé du même coup la façon que j’avais d’être triste.
« Or, il n’y a d’absence que de l’autre : c’est l’autre qui part, c’est moi qui reste. L’autre est un état de perpétuel départ, de voyage ; il est, par vocation, migrateur, fuyant ; je suis, moi qui aime, par vocation inverse, sédentaire, immobile, à disposition, en attente, tassé sur place, en souffrance, comme un paquet dans un coin perdu de gare. » — Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux.
Alors que je m’apprête (une question de semaines, de mois) à boucler ce manuscrit qui, pour la première fois, me semble être stable, autonome, et assez fort en sens pour mérité d’être lu (mais de ça, je n’en suis pour l’instant que le seul juge aveugle), je me confronte à ce que j’ai dit, ce que j’ai écrit, même dans les blancs, et à ce que j’aurais souhaité dire.
De plus en plus, et j’en fais l’expérience maintenant que je tente de former un tout cohérent et lisible, je suis malmené entre la volonté de former des idées neuves et intelligibles, en mettant à profit mes facultés sensibles passées dans le prisme de mon cerveau et donc de mon savoir, et l’assaut irréfléchi du langage comme sortant directement des pulsions du coeur. Seulement, plus je pousse la réflexion de la matière brute que je reçois, et plus je suis incapable d’en ressortir quoique ce soit d’authentique : tout est malmené, fouillé, gratté.
J’ai bien tenté de projeter une sorte de jet brut à ma fiction, qui, au moment de l’écriture, me paraissait compréhensible pour moi autant que pour les autres ; mais, dès la première relecture, tout s’effondre, et je me trouve contraint de l’enfermer dans une logique, une structure conventionnelle ; car je n’arrive pas à figer mes émotions, et l’impulsion d’où elles s’échappent s’effondre dès le lendemain, moi n’étant plus le même.
En somme, j’aimerais parvenir à puiser au fond de mon intelligence de quoi faire naître l’instinct primaire qui me permettra de libérer une parole originelle.
« Tout homme qui parle use, au moins en secret, de l’absolue liberté d’être fou et inversement, tout homme qui est fou et qui semble, par là même, être devenu absolument étranger à la langue des hommes, celui-là aussi, eh bien je crois qu’il est prisonnier dans l’univers clos du langage. » — Michel Foucault, La grande étrangère.
C’est depuis qu’il est rentré,
il attend de nous quelque chose,
et je ne saurais dire quoi.
Il avait la mine de celui qui a trop conduit,
qui est passé par les petites routes et s’est épuisé derrière les camions,
et qui se barricade dans sa chambre pour faire une sieste,
comme il le fait aujourd’hui.
Chaque matin j’aimerais lui agripper l’épaule
et le secouer jusqu’à ce que sa bouche s’ouvre,
mais il me manque la violence d’être une mère pour passer à l’acte.
J’ai trop attendu, je l’ai si longtemps vu souffrir que j’ai fini par accepter
qu’il n’attende plus rien de moi,
de mon amour.
J’ai même fini par accepter qu’il me prenne pour un être faible
et me crache dessus avec toute la haine d’un déserteur.
Il a éteint la lumière et il s’est endormi,
il ne veut plus t’écouter, il ne veut plus t’entendre dire,
il ne veut plus de toi, il me l’a dit, il tente d’oublier.
Il a éteint la lumière et il crie dans le sombre de son ventre,
il se roule dans ses draps et transpire derrière ses volets clos,
le soleil ne s’est même pas couché,
mais il a préféré le devancer plutôt que d’attendre que tu ne fasses le premier pas.
Alors tant pis ;
tant pis pour lui,
tant pis pour moi.
C’est dans son rêve,
il me l’a dit,
et moi je le dis pour vous.
Il marche, il court, dans une forêt, et c’est la nuit,
il vient de quitter une fête, où vous étiez tous,
mais sans parole et sans visage.
Il se perd dans la forêt et ne retrouve plus son chemin,
il tente de suivre les traces des ours, mais d’ours, aucune trace.
Il rencontre un homme, qui est toi, qui est nous, un homme
qui tient dans ses mains un fusil, et une peau de lapin,
un homme, qui le braque avec son fusil, tandis qu’il pose le lapin.
Puis il tire, l’homme tire, sur lui,
sans sommation, sans trembler, il lui tire droit dedans.
Et il m’a dit, alors qu’il se réveillait et faisait ses affaires,
qu’à l’instant où le chasseur est venu lui fermer les yeux pour attester son décès,
ce sont tes traits et ton rouge à lèvres qu’il a distingués.
A présent, il le sait, il me l’a dit, il ne reviendra pas.
« Quoi de plus agréable que d’avoir quelqu’un à qui nous osons tout confier comme à nous-mêmes ? Quel profit tirerions-nous du bonheur si nous n’avions personne qui pût s’en réjouir aussi bien que nous ? Et il serait difficile de souffrir l’adversité sans un compagnon capable d’en souffrir encore plus que nous. » — Cicéron, Lélius, de l’amitié.
La façon qu’elle a eue de fermer son poing, comme on broie une noix, pour me faire comprendre que ses sentiments à mon égard pourraient disparaître de ce même mouvement anodin, m’a fait saisir qu’elle pourrait balayer aussitôt ma présence ainsi qu’un coup de pied dans une motte de terre.
Et vivre comme cette noix, toujours à l’affût des moindres vibrations de sa paume, voilà qui aurait été un bien intense calvaire.
« L’homme, l’histoire nous l’apprend, ne peut parvenir à posséder son âme que d’une seule manière : en s’abîmant en soi. »
Il est parti. Ils m’ont dit Il est parti et rien autour n’a bougé. Edgar, Charles m’a dit qu’il était parti, et rien autour n’a bougé. Edgar, quand fermeras-tu la porte. Charles, Edgar, personne n’a bougé, on l’a retrouvé mort sur la route, lequel d’entre vous était responsable de lui, Charles, Edgar. C’est Charles, il devait l’attacher à l’arbre là-bas, c’est ce qu’Edgar m’a dit. Et pourquoi personne ne l’a attaché, Charles. C’est qu’Edgar m’avait dit de ne pas le faire. Comme d’habitude, Charles, mais Edgar est plus petit que toi, il n’a pas à te dire quoi faire. Il ne voulait pas. Charles, Edgar est plus petit que toi, il est parti, autour rien n’a bougé, et maintenant on l’a retrouvé mort sur la route. Charles, ferme la porte, plus personne n’est libre de partir à présent.
J’ai passé ma journée seul, et maintenant vient la nuit.
« Törless, les yeux brillants, regarda autour de lui. Les lampes, la chaleur, la lumière, les élèves appliqués étaient toujours là. Parmi eux, il se fit l’impression d’être élu ; un saint bénéficiant de visions divines… Il ignorait encore l’intuition des grands créateurs. » — Robert Musil, Les désarrois de l’élève Törless.
A la toute fin d’Au Piano, d’Echenoz :
« Excusez-moi mais, cette personne, je crois que c’est moi qui devais absolument la retrouver. Oui, dit Béliard avec un sourire froid, je sais. Je le sais parfaitement mais c’est moi qui pars avec elle. C’est comme ça, voyez-vous, la section urbaine. Ça consiste en ça. C’est ce que vous appelez l’enfer, en quelque sorte. »
Mon enfer à moi, en quelque sorte, c’est de parvenir à refaire la route, mentalement, de ma chambre jusqu’à la sienne, de traverser toute la France, et quels bus, quels trains, quelles nationales, rues, ruelles en voiture, dans quelle serrure actionner quelle clé, combien de marches à l’escalier, combien de portes à ouvrir, combien à fermer. C’est ce trajet que j’aimerais oublier, et qui me couperait enfin définitivement d’elle.
Il m’arrive d’observer, alors que je me rends à Paris, sur la voie adjacente à la mienne, le train en direction de Montpellier, et de me dire qu’en cinq heures je pourrais être à Valence. Si seulement cinq heures pouvaient suffire à nous faire revenir de là où le coeur nous emmène.
« Je plonge mes regards dans un monde à naître, un monde à l’état d’ébauche, qui demande à être organisé et à prendre forme ; je vois une foule mouvante d’ombres humaines qui me font signe de venir les chercher et les délivrer ; des ombres tragiques et des ombres ridicules et d’autres qui sont l’un et l’autre à la fois — celles-là je les aime profondément. » — Thomas Mann, Tonio Kröger.
Il y a deux phrases que je me répète sans cesse, qui crochent comme des boucles derrière tout ce que je vis, derrière tout ce que je fais.
La première, que je traîne depuis des années, et qu’avait écrite Flaubert, dans sa correspondance je crois, ou un écrit de jeunesse : « Je ne désire plus qu’une chose, c’est d’aller passer toute ma vie dans un vieux château en ruines au bord de la mer. »
Et la seconde, plus récente, de Lagarce, que je coupe : « c’est comme la nuit en plein jour […] et je ne retrouve personne ».
Si, aujourd’hui, on me demandait qui je suis, je dirais : une somme de ces deux phrases.
Ce que je note ici, je le travaille un peu, à peine, comme quand on sort faire ses courses, et qu’on se prépare juste ce qu’il faut pour être décent sur les trottoirs de la ville.
Ce qui me plaît tant chez des écrivains aussi singuliers que Duras, Lagarce, ou Volodine, c’est leur façon de dire sous le discours, de narrer toutes ces phrases en creux que l’on contient en soi, toute cette prose sournoise, non pas vicieuse, mais inattendue, cette manière d’ouvrir les lèvres de personnages qui parlent du coeur sans passer par le son, qui ont oublié la parole, qui n’ont plus que le fond brut des mots pour communiquer, pour s’asseoir, et nous prendre sur leurs genoux pour nous raconter leurs histoires.
Dans le train du retour, entre les cris du nouveau-né et la transpiration des ours, entre les langues incompréhensibles des passagers clandestins et le ronflement des premiers assoupis, une femme d’une quarantaine d’années, qu’il me serait impossible de saisir, mais que j’observais pleinement, en face de moi, croisant décroisant les jambes, rayant quelques choses dans son carnet, achevant Le Grand Meaulnes, en transparence des blés, simplement, entièrement, belle.
« J’ai entrepris de retailler et de refondre ce qui me semblait à peu près tenir debout pour faire revivre devant mes propres yeux, un peu comme en feuilletant un album, un paysage parcouru par le promeneur mais qui, déjà, a presque sombré dans l’oubli. » — W. G. Sebald, Austerlitz.
Ils bloquent les trains, quand il suffirait de les dynamiter.
Il chasse son dernier conseiller, renvoie sa femme la reine faire son lit et nettoyer les litières, renverse son eau sur le sol, éponge d’un coup de semelle, tranche la gorge de son chien et donne sa carcasse aux rapaces, applaudit face au drame, siffle, grogne, harangue la foule, présente le déclin, casse sa lame sur un quignon de pain, râle, dehors les flammes du peuple montent jusqu’aux rideaux de ses appartements qui prennent aussitôt feu. Éculé, repoussé, perdu, c’est ainsi qu’il débouche tout en haut de sa tour, et contemple, en contre-bas, l’étendue dramatique des fougères dévorer son royaume.
Je me donne vraiment l’impression de bricoler, de mettre des bouts de machin avec des bouts de truc, sans avoir jamais pu tenir la longueur du récit, m’éparpillant à chaque point, bouclant une idée en deux phrases, avec pourtant la certitude d’avoir tout dit.
Je ne sais pas comment étirer, je me concentre sur une mouche, mais j’en ai fait le tour en trois coups d’oeil, et à l’écrit ces trois coups d’oeil me suffisent, là où d’autres seraient capables de la lier à d’immenses univers impeccables. J’ai tenté de voir l’infime dans le tout, mais pour moi l’infime est tout, et se suffit à lui-même. Je complexe d’économiser mes mots.
« Histoire donc, ce que tu as dit, histoire d’un jeune homme, d’un jeune homme encore, histoire d’un jeune homme à l’heure de mourir, qui décide de revenir sur ses traces, revoir sa famille, retraverser son Monde, à l’heure de mourir. » — Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain.
Je répugne aux jeux de mots ; ce sont les traits d’esprit des idiots.
Enrhumé depuis une semaine, je me mouche avec maladresse ; en mets partout ; ai du mal à tenir le fil d’une conversation avec de la morve plein les lèvres ; sais bien que je suis parfaitement ridicule ; tente, par tous les moyens, de dissimuler sous mon mouchoir les résidus glaireux ; respire avec difficulté ; m’endors la tête pleine de bourdonnements.
Et je ne vous parle pas de mes yeux, qui s’irritent à chaque contact.
« Va… marche toujours devant toi. Je te condamne à devenir errant. Je te condamne à rester seul et sans famille. Chemine constamment, afin que tes jambes te refusent leur soutien. Traverse les sables des déserts jusqu’à ce que la fin du monde engloutisse les étoiles dans le néant. »
Sans même y vivre, Paris me dégoûte et me déprime.
Je ne sais plus ce que j’ai à donner pour nourrir l’autre. Je me suis tellement enfermé, ces derniers temps, dans une inconscience de ma propre présence, que je ne sais plus comment diffuser ce que je suis à la personne que j’ai en face de moi.
Je suis tant parvenu à oblitérer ma douleur d’être seul que je ne conçois plus la joie d’être à deux ; je ne fugue pas, je m’efface ; je tremble chaque soir d’être trop obstiné pour agir vers l’autre, je fais l’amour sans plaisir, je me regarde chahuter en silence. Je me suis creusé à la pelle. J’ai tout trop mal fait, comme d’habitude.
On m’a dit qu’il fallait tenir debout tout seul, mais aujourd’hui j’ai tant noué mes nerfs qu’il me devient atroce de courber mon dos vers le sol.
Dehors, on tire un feu d’artifice, et l’orage militaire des bombes aveuglera toujours la façon dont les immeubles se colorent.
J’ai dans la tête une petite musique qui me donne l’ordre des mots, je suis malheureusement trop sourd pour l’entendre.
Je réserve de plus en plus ma parole en compagnie des filles, apprécie le silence, me trouve terriblement rasoir quand je daigne ouvrir la bouche, baragouine, dilue le plus possible, m’endors moi-même ; j’ai l’impression de rabacher tout le temps les mêmes histoires, l’impression de n’avoir, me semble-t-il, plus rien à offrir.
Je voudrais mentir et retrouver le goût du neuf qui m’a depuis si longtemps échappé.
C’est en maîtrisant son égo, que l’on trouve des solutions…
Il n’y a aucun talent dans tes bavardages.
« Il faut savoir embrasser, avec plus de grandeur, l’horizon du temps présent. » — Lautréamont, Les Chants de Maldoror.
Cet enfant allongé sur son lit, ses deux jambes repliées vers le ciel, j’aimerais que ce soit moi.
On aurait pu faire simple. Il lui dit : On aurait pu faire simple. Elle replie la carte, enfin elle froisse. C’est autour qu’on entend le bruit des véhicules, des camions surtout, plein après-midi pleine nationale, les maisons désertées, plus loin, derrière les haies, derrière les murets, d’autres ont construit ailleurs, personne n’en est revenu, la plupart sont morts, c’est ce qu’on dit, ici les camions écrasent les survivants, qui en pense quoi, alors qu’elle froisse, alors qu’à la radio ils le disent, eux deux n’en savent rien.
Même scène, trois heures plus tard, la voiture est en feu, trois camions emboutis, du pétrole et des porcs sur la chaussée, les uns pataugent dans l’autre, le boivent, s’écroulent, tout le monde se précipite, de préférence vers l’extérieur. Eux deux restent là. On les croit mort, mais il lui dit : On aurait pu faire simple, trois camions c’était bien trop. Elle déplie la carte ; la plupart des villages sont déchirés, masqués, ou coupés. Elle lui dit : Encore deux axes à condamner. Il éteint son briquet d’une brusque souplesse de la main.
Alors qu’à la radio ils disent, mais eux n’entendent pas : Deux pyromanes, des explosions, prendre garde à soi, préférer l’autoroute, etc.
Je n’ai pas pris la peine d’ouvrir mes volets, je flotte dans une moiteur qui me rend malade durant la nuit, au réveil je n’entends plus les chouettes mais des corbeaux, je demeure dans une torpeur paralysante, mes jambes sur la couette, je ne m’angoisse plus pour la suite, je ne partage la vie de personne, je me nourris de céréales et de compotes, je n’ai aucun compte à rendre, j’espère pouvoir rester ainsi toute ma vie.
Je voudrais qu’on me laisse tranquille.
« On dirait que je suis arrivée au bout de mon temps, dépression ou descente aux enfers, je ne suis même pas sûre de réellement descendre. » — Marie Cosnay, Des métamorphoses.
Suis-je un aventurier ? Non. Pourtant, il y a des peaux de tigre sur le sol de mon salon, et des défenses d’éléphant au-dessus de ma cheminée. Deux fusils sont accrochés au mur, chargés, et pointés sur la porte d’entrée. Quand un inconnu sans imagination tente de s’infiltrer dans mon domaine, un astucieux circuit de fils vient déclencher simultanément les détentes des deux armes ; il arrive que les dégats provoqués soient visibles, mais je m’arrange toujours pour avoir un seau rempli d’eau prêt à éponger les débris.
Je porte un chapeau et de hautes bottes, m’habille de treillis et enfile des gants de crème pour piloter. Je sais imiter le chant de centaines d’oiseaux, le cri des lions, siffler des airs romantiques pour les soirées au cabaret. Je rentre tard et hésite toujours un instant avant de franchir la porte d’entrée. Chaque jour un peu moins.
Cracher dans l’onde pour y voir remonter un mort, le prendre dans ses bras, l’écouter nous raconter son passage alors qu’on avance entre les arbres et que la forêt s’étend derrière les branches.
Le déposer, lui donner des coups dans le ventre, puis un mouchoir pour cracher, lui caresser les cheveux, s’impatienter qu’il n’en finisse pas, taper du pied sur les taupes et du doigt sur sa montre, penser à autre chose, faire autre chose, assembler des brindilles pour en faire une cabane, casser la cabane, casser les brindilles, regarder le mort, regarder autre chose, un feu de camp, des adolescentes, violer deux d’entre elles, les allonger à côté du mort, leur faire jouer un rôle, leur lire une histoire, attendre qu’ils s’endorment, ne pas s’inquiéter des autres adolescentes parties chercher la police, entendre les sirènes de la police, voir le bleu des sirènes de la police, voir la police, être vu par la police, que le mort et les deux adolescentes soient vus par la police, recevoir des balles, riposter avec des pierres, tuer tous les policiers, s’en sortir, tuer les deux adolescentes, les enterrer, qu’un marcassin surgisse, le piétiner, le mettre dans la même fosse que les deux adolescentes, combler le trou, camoufler le tas avec des feuilles et de la mousse, camoufler son visage avec de la boue, brûler la voiture de police dans le feu de camp, brûler aussi les tentes des adolescentes, déclencher un feu de forêt, passer aux informations, faire un faux témoignage, embrasser la journaliste, programmer un café dans un bistrot de sa connaissance, rompre avec la journaliste, rompre avec la société, retrouver le mort.
Reprendre le mort dans ses bras, faire le chemin inverse, s’éloigner du carnage, retrouver le lac, y replonger le mort, le saluer à mesure qu’il s’enfonce dans la vase, le remercier, enfin, le rejoindre.
Il y a une semaine, sur la planche d’un bouquiniste de la place Hoche, j’ai remarqué deux livres qui m’intéressaient, Le Bon Sexe illustré de Duvert, et Les Gangsters de Guibert. Je m’apprêtais à les acheter, et puis j’ai vu tout autour des livres théoriques sur l’homosexualité, des essais, des revues. J’étais tellement loin d’associer les deux livres de Guibert et Duvert à l’homosexualité, ou même à quoi que ce soit d’autre, que de les voir ainsi disposés, à part, selon l’origine sexuelle de leurs auteurs, m’a laissé interdit. Sur le moment, sans trop bien savoir pourquoi, ça m’a un peu gonflé, alors je n’ai finalement rien pris.
Classer les livres m’a toujours profondément irrité ; s’il y a bien un lieu où aucun espace n’a de clôtures, c’est la littérature.
Et puis, je me dis (je lis en même temps Une chambre à soi) que la littérature a depuis si longtemps été emprisonnée par les hommes, qu’il serait peut-être temps de se revendiquer femme, nain, homosexuel, poisson-chat, orang-outan ; mais l’important n’est pas de savoir qui écrit, seulement que ce soit écrit, et puisse être publié : que tout le monde entende ce que chacun a à dire ; ensuite, comme dans une boule à neige, secouons l’ensemble, et n’en parlons plus.
Pour finir, beaucoup d’hommes m’ont procuré des joies littéraires et donc humaines ; des femmes aussi (Duras, Delbo, Woolf, Sand, Desbiolles, notamment), évidemment moins, puisqu’il y en a eu moins, et que j’en ai lu moins. Pourtant, je ne prends pas cela comme une défaite : plutôt une grande joie d’imaginer tout ce qu’elles n’ont pas encore écrit, tout ce qu’elles ont encore à nous livrer comme beautés, que nous ne soupçonnons même pas.
« Le monde ne demande pas aux gens d’écrire des poèmes, des romans ou des histoires ; il n’a aucun besoin de ces choses. » — Virginia Woolf, Une chambre à soir.
Je ne sais pas quelle génération arrive, je ne sais pas à quoi elle ressemble, comme je ne sais pas à quoi ressemble la mienne. Je n’ai aucun don de prescience, aucune volonté même d’en avoir un, je dirais, avec mes maigres moyens, que ce qui passe est un flux, qui comme l’eau ne peut être remonté, mais dirigé à l’aide de rigoles ; que le passé ne sert à rien, qu’il suffit de mouler la pente inévitable du présent dans les digues les plus adaptées, et que le seul travail de l’homme est d’adapter sa propre marche à des rails empruntables par chacun.
Et peut-être en effet coulons-nous irrésistiblement vers un trou, mais qu’espérait-on trouver, une montagne d’or ?
Je préfère me laisser tomber qu’avoir un tas à gravir.
« Car ces choses, ce paysage, ne se costument jamais ; les images ne doivent pas se substituer aux choses, mais montrer comment elles s’ouvrent, et comment nous entrons dedans. Leur tâche est délicate. » — Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours avancé avec cette certitude que les choses, quoi qu’il arrive, iraient bien pour moi. Qu’un obstacle peut se présenter à tout moment, mais qu’il ne manque pas de brèches pour être contourné, qu’ils font partie du jeu, que certains ne savent pas quoi en faire, mais que moi je ne les remarque même plus tant je sais les gérer.
D’une année sur l’autre, j’ai peur, mais je suis chanceux, et je suis convaincu d’être l’unique ouvrier consciencieux qui travaille à mon bonheur. Ces instants d’invincibilité doivent être des résidus d’une certaine témérité enfantine, et d’une imagination de chaque instant qui aujourd’hui me permet encore de me dissimuler entre les briques et de tirer la langue derrière les buissons.
Rien ne me tuera jamais, car je défierai toujours la mort d’être assez maline pour m’attraper.
« Il ne joue pas, ne chasse pas, ne fume pas ; il ne boit point ; il n’a jamais dansé, il ne chante jamais ; il n’est point triste, mais je crois qu’il l’a été beaucoup. »
J’ai compris très tôt qu’il y aurait des combats, et que je ne serai pas de ceux qui portent les fusils.
Comme une vieille chose muette, on oubliera bientôt tout à fait l’existence de cette page, et j’aurai alors tout le loisir d’y répandre mes plus bas instincts.
Quelle consternation systématique de voir, dans La Grande Librairie, une année ce benêt redoutable qu’est Schmitt, puis une autre le soporifique didacticien Orsenna, taper à larges bras sur Robbe-Grillet, là où leur médiocrité à eux n’en démérite plus de toucher aux nues.
« Je me rappelle que la vie m’impatientait, et qu’il y a eu un moment où je la supportais comme un mal qui n’avait plus que quelques mois à durer. Mais ce souvenir me paraît maintenant celui d’une chose étrangère à moi ; il me surprendrait même, si la mobilité dans mes sensations pouvait me surprendre. Je ne vois pas du tout pourquoi partir, comme je ne vois pas bien pourquoi rester. Je suis las ; mais dans ma lassitude, je trouve qu’on n’est pas mal quand on se repose. La vie m’ennuie et m’amuse. »
La partie d’échecs ? Elle n’ira pas plus loin.
J’ai croisé ma mère dans le centre-ville de Dinan, alors que j’étais de passage en voiture, et qu’elle marchait pour se rendre au marché. Ça fait bientôt six mois que je ne l’ai pas vue, et je l’ai pourtant regardée avec indifférence et ennui, sans aucun manque ; juste un constat : ah, voilà ma mère. À 50km/h, c’est à peine le temps d’avoir des remords.
Il y a trois ou quatre ans, de la même façon, j’avais désigné ma grand-mère maternelle à Camille, en la pointant du doigt, comme j’aurais pu donner l’espèce d’un arbre.
Je paierai un jour, si ce n’est déjà le cas, ce poumon droit transpercé que je comble déjà de calmants.
« Je trouve les beaux jours bien commodes ; mais malgré le froid, les brumes, la tristesse, je supporte mieux l’ennui des mauvais temps que celui des beaux jours. »
On aura beau dire, quand le corps ne veut plus, comme hier soir lorsqu’il m’a forcé à vomir à plusieurs reprises, puis à halluciner dans mon lit, il n’y a plus rien à faire pour le cerveau, sinon attendre la fin du déluge, et se mettre de côté le temps que les tripes aient fini leur carnage.
J’éternue quand vient la belle saison ; les pollens me font un drôle d’effet.
Ces deux derniers jours, j’ai côtoyé des vieux, qui ont passé leur journée à ne rien faire, qui patientent dans le vide que les choses se passent, et s’en vont se coucher comme ils se sont levés. Je me demande ce qu’on peut attendre, passé un certain âge, du lendemain, quels espoirs on nourrit, quelles ambitions, quoi faire avant la mort.
Rien, sûrement.
Ils écoutent la télévision tellement fort, ne s’écoutent plus parler, soliloquent, comblent leur inactivité en décrivant pour eux-mêmes chaque instant, tel oiseau qui chante, tel inconnu marchant au bout de l’allée, la température, les courses. Ils s’endorment muets et sourds, recouverts d’un parfum âcre comme des cadavres embaumés.
Ce qui me plaît, au début d’une histoire, c’est le prétexte. Cette manière, souvent maladroite, de commencer, de faire sortir de nulle part quelque chose. Une similitude, une fausse coïncidence, tout est bon pour amener à une prochaine rencontre. C’est arriver démuni face à l’ennemi, et repartir avec un lambeau de son veston caché dans une poche intérieure.
C’est aussi cette complicité entre deux personnes sachant qu’il faut commencer quelque part, qu’on fait bien avec ce qu’on a, qu’on n’a pas forcément le temps de creuser le sujet pour dénicher une excellente idée, et que c’est toujours mieux que rien.
Cette fois-ci, le prétexte est une partie d’échecs. Jusqu’où nous mènera-t-il ?
« Sans les désirs, que faire de la vie ? Végéter stupidement ; se traîner sur la trace inanimée des soins et des affaires ; ramper énervé dans la bassesse de l’esclave ou la nullité de la foule ; penser sans servir l’ordre universel ; sentir sans vivre ! »
Je ne sais pas si vous avez regardé la télé, oui, si, vous avez vu, les morts, derrière le présentateur, non, ça ne vous dit rien, oh pourtant, sous les ponts, dans les rizières, dissimulés sous le sable, ou dans une fourrière, vous le faites exprès, on ne voyait que ça, moi qui n’ai pas la télé je ne voyais que ça, dans un bar on osait diffuser ça, et personne ne disait rien, tout le monde buvait sa bière ou son café, je vous assure, pas une mimique ni le moindre haussement de sourcil, alors que ça passait juste au-dessus de leurs têtes, à midi, au-dessus des plats de ragout et des omelettes aux champignons, personne ne se rendait compte, moi je ne voyais que ça, mais c’est peut-être parce que je ne le vois jamais, je n’ai rien dit pour autant, je ne voulais pas déranger, j’ai fini mon assiette dans le silence, ai payé, suis sorti, je sais que chaque midi, c’est la même boucherie qu’on leur impose.
Je pourrais citer chaque paragraphe de Obermann tant cette oeuvre est moi.
« Je suis éteint, sans être calmé. Il y en a qui jouissent de leurs maux ; mais pour moi tout a passé : je n’ai ni joie, ni espérance, ni repos ; il ne me reste rien, je n’ai plus de larmes. » — Senancour, Obermann.
J’ai les yeux irrités d’avoir trop bu et si peu dormi.
Il disait mon papier c’est mon crayon, ces arbres des sulfateuses, faisait sauter les mines entre les buissons, raccrochait le sentier à la porte d’entrée, barbouillait trois nuages et deux oiseaux, une pelouse d’herbe moitié-blanche moitié-verte, et quatre beaux rideaux aux fenêtres de l’étage.
La plupart du temps il se taisait, j’étais bien forcé d’en faire autant ; je l’observais tirer la langue, s’efforcer à ne pas dépasser, bien appliquer le feutre, éviter les traces de doigts, les zones grasses, au pire comme chacun il efface. Il me dit j’avais pensé à vous, regardez j’ai fait une porte dans le jardin, me désigne la niche, encastre ma tête dedans, et d’un coup d’un seul, me maquille comme un travelo. Quand tout était fini, il déchirait la feuille et partait user ses mines sur les murs du salon.
Il me tend son crayon : à vous maintenant !
Définitivement, mon plus grand problème face à l’écriture, c’est la flemmardise.
J’entendais hier à la radio des animateurs et cinéastes débattre du dernier film de Godard. Je les ai tous trouvés d’une suffisance prodigieuse, analysant la moindre de ses frasques comme une sublimation de son potentiel intellectuel, faisant d’un jeu de mots ridicule une preuve de son “paradoxe” d’homme bavard disant adieu au langage, enfin, rien de bien neuf sous nos tristes plafonds.
De plus, ils avaient la bêtise de confondre expérimentation et innovation, trouvant un sens dans la moindre bizarrerie technique ou visuelle, mais ne dénichant, en réalité, que du contre-sens, du creux. Car on se fiche bien de la technique, elle doit même être passée sous silence, diluée, couverte, pour laisser le libre champ à la vie telle qu’on veut la montrer. Traquer la banalité ne se fait pas en utilisant plutôt un téléphone qu’une caméra, mais en laissant croire au spectateur qu’indépendamment de tout, la vraie focalisation provient de son seul oeil.
Je dirais, et comme en littérature, que plus les rouages sont minuscules, et plus il est facile au lecteur de se croire esclave tout autant que démiurge. Ne montrez rien, dissimulez tout, laissez croire à chacun que vous n’êtes rien, que l’autre est à tout instant son propre constructeur
« Les passions toujours nouvelles qui la consumaient donnaient à sa vie l’apparence de ces nuages, qui volent dans le ciel, reflétant tantôt l’azur, tantôt le feu, tantôt le noir opaque de la tempête, et qui ne laissent d’autres traces sur la terre que la dévastation et la mort. »
Comme elle est lente, cette journée. Réveillé à quatre heure du matin, rendormi ensuite, peut-être irai-je m’acheter un ou deux pantalons tout à l’heure, sinon quoi, me passer du regard des autres, attendre que le vent se calme, espérer éviter les bourrasques, chasser les mouches, me couvrir la gorge, ne pas prendre froid, cesser mes allergies, compter mes doigts, recompter si le premier résultat me semble étrange, accrocher quelques tableaux, au pire des affiches, accélerer dans les virages, piler sur l’autoroute, prendre mes aises, commander un café, le cracher par le nez, aller au cinéma, fermer mes yeux, avec mes paupières ou avec les mains, laver la vaisselle, laver le sol, laver les vitres, ouvrir les fenêtres, fermer les fenêtres ouvertes, crier une fois les fenêtres fermées, crier même si les fenêtres sont ouvertes, me dire qu’il vaudrait mieux, arrêter de me dire, faire, m’arrêter là.
« Le silence est la dernière joie des malheureux ; gardez-vous de mettre qui que ce soit sur la trace de vos douleurs, les curieux pompent nos larmes comme les mouches font du sang d’un daim blessé. » — Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires.
« Je ne regrette pas ma vieille part de gaîté divine : l’air sobre de cette aigre campagne alimente fort activement mon atroce scepticisme. Mais comme ce scepticisme ne peut désormais être mis en oeuvre, et que d’ailleurs je suis dévoué à un trouble nouveau, - j’attends de devenir un très méchant fou. » — Arthur Rimbaud, Illuminations.
La lecture des Trois Mousquetaires m’émerveille. La dextérité de Dumas (sa précision dans la narration, dans la construction du récit, dans l’enchainement des événements) me frappe comme m’avait frappée la maîtrise de Capote dans De sang-froid. L’aveu qu’il faut bien du génie pour disposer ainsi les choses : pour produire l’architecture magistrale de ces grandes bâtisses impeccables resplendissant davantage au fur et à mesure des siècles.
Et moi qui peine à enfilocher trois pauvres phrases pour qu’elles tiennent debout, quelle prétention pourrais-je avoir, sinon celle de me taire.
Je reconnais : les lieux, les sons, les sous-entendus. J’aimerais me détacher de ces visions de toi, qui font partie de toi, d’une ville, de ses rues, de la façon dont sont disposés les meubles dans ta cuisine, de l’odeur de chaud dans la buanderie, la manière qu’a ton chat de griffer, le thé, les plantes, le rideau de douche, le contact des draps. A chaque train que je vois ici partir pour Montpellier, c’est le quai de ta gare qui se modèle, ses interminables escalators, les courants d’air, ta robe le soir de Noël, tes doigts crispés sur les miens.
Tu me disais que je ne me souvenais de rien ; je me souviens de tout.
Mais j’aimerais que dans mon monde tu n’existes pas, me crever les yeux pour ne plus te voir, me brûler la peau pour ne plus te sentir, j’aimerais que tout autour meure et qu’il ne me reste rien d’autre à éprouver que le calme . J’aimerais que cette bulle explose enfin, et j’espère que le dire m’aidera.
« J’ai l’impression de t’avoir fait du tort et d’avoir à te demander pardon. Mais je n’ai connaissance d’aucun tort. » — Franz Kafka, Lettre à Oskar Pollak.
Un moustique s’est coincé sous la barre d’espace de mon clavier, si bien qu’à chaque pression c’est un peu de son minuscule corps qui s’écrase à nouveau ; comptez le nombre de blancs, et imaginez sa souffrance jusqu’ici.
À la lecture de certains manuscrits, je ne peux m’empêcher de pousser de longs soupirs de lassitude. Ainsi : « Les larmes, chaudes, roulaient entre ses lèvres. Elle les but. », soupir…
Ce qui me gêne par-dessus tout, pour en avoir lu maintenant un certain nombre, c’est l’absence totale de style, cette platitude de l’instant, cette même manière de décrire une scène que n’importe qui, à grands coups de volutes de fumée et de café brûlant, dans une pénombre douce.
Faites sortir les tueurs, les géants, les handicapés, les animaux, faites sortir les dyslexiques et les analphabètes, faites sortir les morts et les fusillés, faites sortir les gobelins et les fauves, qu’ils viennent tous gribouiller sur des nappes en papier ou sur des feuilles morts de nouvelles douleurs : j’en ai assez d’entendre toujours les mêmes mots se plaindre, je veux qu’à chaque page mes yeux brûlent.
Et je traînerai ton corps comme Achille sur son char.
Victoria m’envoie ce message : « Et c’est marrant, un mot m’a fait penser à hier soir : quand tu évoquais ton rapport aux plantes, ou à tes plantes, et tout ça, dans un Sushi Shop ! Au Japon, le mot “Wabi-Sabi” se dit dans le fait d’accepter le cycle naturel de croissance ou de pousse vers la décomposition ou la disparition. »
Elle conclut : « tout ça, c’est affaire de travailler ton Wabi-Sabi. »
Travailler mon Wabi-Sabi.
« Ah ! comme je voudrais que ma fureur et mon coeur me poussent à couper tes chairs en morceaux et à les manger crues, pour tout le mal que tu m’as fait ! »
« Et toi maintenant, loin de tes parents, près des vaisseaux aux poupes recourbées, les vers grouillants dévoreront ta chair nue, après que les chiens s’en seront repus ! »
Au téléphone, Rochefort me parle d’Aragon, d’Elsa, du crachat qu’il avait envoyé sur un de ses portraits, enfin, je raccroche, je pars dans ma chambre, et je me demande quel monde est-ce, celui que je range dans ma bibliothèque, est-ce celui d’autres, est-ce le mien, est-ce que chaque livre n’est pas finalement une formation hasardeuse de mon esprit sur des récits anodins.
Quand je dis que l’épée est dans ma main, elle l’est, et ce n’est que le début d’un monde performatif que je peuple de vos cadavres.
Heureusement que j’ai mon imagination pour émouvoir ; ce n’est pas avec mes maigres traumatismes que j’irais faire pleurer grand-monde.
Dans le fond d’une barque, je perce des trous, je la lance au milieu du lac, et attends que le bois soit submergé ; mes chevilles trempées, je me décide à sauter par-dessus bord, je ne rejoins pas la rive, mais nage sur place et regarde mon navire sombrer ; je fais bien attention à ce que personne ne me regarde, puis je plonge, et dans cette épave neuve, je retrouve les trésors incroyables que j’y avais moi-même déposés.
« Mais laissons au passé, malgré notre affliction, ce qui est du passé, et domptons notre coeur au fond de la poitrine, sous le coup de la nécessité. »
Je me tenais comme je me tiens là, j’avalais ce qui ressemblait à du verre, tu m’as traité de fou, tu m’as traité de con. Tu en as parlé à d’autres, tu as noué cette histoire de moi qui avale du verre et tu l’as propagée, tu ne m’as pas consulté au préalable, tu as romancé un peu la chose, tu t’es dit que ça ne faisait rien, si on te plaignait un peu ; qu’il est toujours bon d’avoir une audience pour prendre son parti, quand en face on est seul, quand en face on est rien.
Comme si j’étais méchant, comme si j’étais ingrat, comme si j’étais le coeur volcanique d’une brûlure et que je bavais ma lave sur ta dépouille ; tu aurais bien aimé, je crois, que j’en fasse plus, que j’en dise plus, que j’aille plus loin, mais tu trouves toute seule des façons de m’en vouloir, tu listes et tu coches ; je ne réponds plus à l’appel, tu m’as perdu depuis bien longtemps, alors s’il te plaît, crache en silence, je suis lassé d’entendre tes éclaboussures tacher l’onde.
Tu frappes un sac qui porte mon masque et dans ton potager les plantes pourrissent, car le soir quand tu rentres de ta montagne, quand tu dévales quatre roues motrices carlingue verte radio allumée, dans ton dos, sous tes chaussures bleues, je suis l’épouvantail ivre qui saccage ta récolte et brise les cabanons.
Alors cesse ton chantage ridicule, jette-moi dans les orties, j’en ai assez de combler les trous de ta haine qui s’affole.
Danse et crie, lutin, la plaine est calme les moutons doux, personne ne t’entend geindre dans certains carrefours désolés, ils te prennent pour un panneau, une prostitué, songent à te lancer des pierres, des déchets, des crachats ; danse et crie, nomade, l’orage ne grille plus rien, la foudre tombe, et puis, danse et crie, rapace, le battement de tes ailes foule l’impatience, dans les poulaillers la volaille s’agite, et déjà les fermiers égorgent les premières proies ; danse et crie, berger, tes moutons sont calcinés et ta canne brisée en deux, tu rampes pour éviter l’épée, tu rampes pour éviter le glaive, qui déjà te glace la nuque et entaille sans éclat ; danse et crie, brouillard, les gamines dorment, s’embrassent, éclaboussent, les étangs frémissent, maintenues sous l’eau par des poignets fermes les gourmettes scintillent.
Danse et crie, bavard, on te coupera la langue avant le repas du soir.
Je me désespère qu’on puisse épiloguer aussi longuement sur une aussi frêle barque littéraire que celle d’En finir avec Eddy Bellegueule. C’est un texte qui prend l’eau par tous les bords, qui coule au fil des pages, et dont les rescapés préfèrent se laisser noyer faute de patience pour remonter jusqu’à la surface. Malheureusement pour nous, la presse a toujours préféré les morts.
Enfant unique, j’ai toujours pris l’habitude de converser seul au milieu de figurines. Avec l’âge, j’ai perdu cette seule foule de semblables, parce qu’il n’est plus de bon ton de s’entretenir avec des dinosaures en plastique ou des combattants aliens. Avec l’âge, j’ai appris à me taire. Bien sûr, encore, parfois, dans la cuisine, et ça vient comme un ami qui apparaît au seuil de la porte, j’élève la voix et m’amuse de mon enthousiasme à combler ainsi le silence.
J’ai perdu mes plus précieux confidents et la douceur de mon rire, j’ai perdu l’enfance en rangeant mes petites briques jaunes, en démontant les mécaniques, j’ai oublié le réconfort d’une main dans une maison de poupées, mon armure sous une pile de couvertures et d’oreillers, j’ai pensé, j’ai cru, on m’a dit, qu’il était préférable de s’armer de beaux verbes et d’une panoplie de vengeur masqué. Je n’ai plus caché sous les tapis-route et le matelas du lit, j’ai jeté. J’ai tout jeté, j’ai trop jeté.
Il est temps de peupler à nouveau ce lotissement sombre où croissent les herbes mortes. Il est temps d’oublier qu’un matin d’enfant je suis devenu morne, et de retrouver la solitude magnifique d’une conversation improvisée entre une otarie et un chevalier.
« Patrocle y coucha Eurypyle, extirpa en incisant sa cuisse avec un coutelas le trait aigu qui le lancinait, lava d’une eau tiède le sang noir qui sortait ; puis, après avoir broyé avec ses mains une racine amère qui calmait les douleurs, il l’appliqua sur la plaie. La racine mit fin à toutes les douleurs ; la blessure sécha et le sang s’arrêta. »
Je fais des rêves où l’on me quitte, où l’on part, comme hier soir, je rentrais dans ce qui ressemblait vaguement à l’appartement de Camille, et la première chose, passée la porte d’entrée, c’était l’odeur, puante, du linge propre ; une bassine pleine de son linge repassé et plié au pied de la mezzanine, mais plus rien d’autre d’elle, aucune affaire, aucun mot, uniquement cette bassine de linge propre à l’extrême, non pas ennivrant : toxique.
Ce matin, dans la maison, ils avaient tous rangé leurs affaires ; trois lits défaits, sur la table du salon des mines de crayon, un post-it dans la cuisine, des boitiers de VHS ouverts, quelques courants d’air de fenêtres opposées, moi au milieu de tout, seul comme un chien.
J’ai toujours trouvé les rêves creux.
« Quentin - au frigo, il reste de la viande et des légumes d’hier. Peut-être des Trucs au congel. Bisous de Tous. Je T’aime Manou »
J’ai retrouvé cet email envoyé à Emma en octobre dernier : « Tout ça est trop beau et j’ai cette angoisse qu’on ne le vive jamais. »
Effectivement, j’avais raison, c’est ce qui s’est passé.
Je n’avais jamais autant vécu une relation dans ma tête.
Il y a deux ans tout juste, j’entamais ces Relevés.
Le moment de dresser un autoportrait schizophrène :
Bientôt quatre ans que je suis avec elle, et je peine trois mois après à me remettre de notre rupture. Je m’apprête à entrer en seconde année de Lettres Modernes, tout en ayant bien fait d’arrêter mon master. Quand elle reviendra des États-Unis, on emménagera ensemble, puisqu’Alice a confirmé que je pouvais continuer ma colocation avec elle l’année prochaine. Je remplis à peine la première case de ma bibliothèque, et dire que je suis obligé d’empiler mes livres sur la chaîne hi-fi du salon.
Derrière tout ce qui a pu s’altérer persiste la certitude que, comme le plus valeureux des guerriers qui porte haut l’étendard de sa meute, je vaux dix milles hommes, je vaux une horde de barbares, je suis le glaive qui tranche sans trembler, je suis un colosse, autour duquel le monde s’écroule, je suis une harpie, Méduse, je fige l’adversité, je l’étouffe dans mes tresses de serpents, qui ne se range pas dans mes rangs trépasse, j’ai toute une armée sous mes ordres, une armée dont les serviteurs sont les multiples ramifications de mon ombre.
Je me fais confiance, dans deux ans encore, je serai déjà loin.
J’ai reçu un message de Victoria aujourd’hui, aussi inattendu que touchant. Et elle est étrange, cette sensation, que je connais trop peu, d’être dans l’esprit de quelqu’un, un jour particulier. Qu’elle soit la seule pour me féliciter la rend, elle aussi, d’une certaine façon, unique, même si elle ne s’en doute pas, même si ce n’était rien, quelques minutes à peine, sur son téléphone. Aujourd’hui, elle était plus importante pour moi que n’importe qui.
Ce sentiment-là, il vaut tout.
Ma grand-mère enfile sa veste en jean, et dit, solennelle, « je pars, je vous quitte ! » ; elle est belle, ma grand-mère.
« Rien ne te servira, ni ta cithare, ni les dons d’Aphrodite, ni ta chevelure, ni ta belle prestance, lorsque tu seras roulé dans la poussière. » — Homère, Iliade.
Tendez l’oreille, et vous m’entendrez rire dans les plus sombres ruelles de votre voisinage.
Habituellement, quand il s’agit d’écrire, j’arrive peu à m’adapter à un autre environnement que ma propre chambre. Parce qu’elle est dégagée, propre, rangée, et que tout autour de moi doit être aplani pour que je puisse élever mes propres tours.
J’aime beaucoup cette vidéo de Jean-Philippe Toussaint, dans laquelle on le voit prendre possession d’un appartement loué, à Ostende, sur la côte belge désertée en hiver. Il épure, dispose, range, il fait tout pour, s’il ne peut pas faire comme chez lui, tout au moins faire comme s’il n’était pas chez quelqu’un d’autre. Demeure, comme un défi, ce lustre, qu’il ne pourra jamais ôter et qui le gênera durant tout son séjour.
Si ça ne tenait qu’à moi, uniquement à cause de ce lustre, je ne pourrais pas rester, tant il m’obnubilerait. Et plus un détail est futile dans mon environnement, plus il m’obsède, et plus je n’ai que ça à l’esprit, que ce problème à régler, qui m’empêche absolument de me concentrer sur le reste.
Étrangement, ce midi, à Dinan, chez mes cousins, partis, les uns au golf, les autres à un festival de jeux vidéo à Rennes, je me sens apaisé et prêt à travailler ; et c’est pourtant au centre d’un un chaos total que mon ordinateur est allumé.
J’aime l’idée, après avoir envoyé un message à quelqu’un, de ne pas lire de suite sa réponse, et d’apprécier la patience du courrier, quand il faut, dans l’attente, imaginer plusieurs retours possibles, et qu’un seul arrive, qui n’est jamais celui envisagé.
On ne prend plus assez le temps de concevoir d’autres histoires croisées dans celle que nous sommes en train de mener.
India Song me revient, frappe, et pourtant elle n’est jamais passée dans le piano de mon grand-père, jamais même ni lui ni ma grand-mère n’ont lu, ou vu, la moindre chose de Duras. Alors pourquoi ce morceau s’imprègne autant de l’atmosphère de ce passé, aucune idée.
Ça me rappelle un autre passage écrit (d’un ensemble plus vaste, qu’il faudrait que je retravaille) à propos de La Lettre à Élise, que, cette fois-ci, mon grand-père jouait fréquemment (j’ai fait des coupes volontaires) :
et c’était cette fois-là, tard, vers chez moi, mais c’était aussi bien d’autres fois sur la même route presque à la même heure, quand les lampadaires se déclenchent et laissent les clochers des églises entre les griffes des chauves-souris
j’ai mis la radio pour m’occuper [mais] j’aurais pas pu prévoir que ça aurait autant d’importance, je veux dire j’aurais pas pu prévoir que ça irait coucher la brume sur les chênes, la Lettre à Élise, voilà, le titre qu’a annoncé l’animateur c’était ça, Lettre à Élise, et me reviennent alors ses deux doigts sur les blanches, du salon au grenier, la résonnance intacte des marteaux sur les cordes claires, l’assise franche sur le tabouret noir, et quand bien même dix morts, le passage de cent générations, quand bien même la fin du monde et les renouveaux, quand bien même les tourbillons stellaires incompréhensibles, du salon au grenier, au travers des portes en bois fermées, par-dessus la conscience même que j’avais de ce qu’était le souvenir, de ce qu’était l’absence, non pas l’écoute inattendue de ce morceau oublié, mais la présence nette du clavier que l’on referme, clavier qui se referme à la fois sur lui-même tout autant que sur l’abrupte dégénérescence du passé, et qui ne tient à rien, à ses doigts qui s’agitent, et, encore une fois, à son assise, à ce port franc, gai, et
maintenant que le morceau s’achève, que je le sens s’innonder, que ma route est encore longue dans le givre des nationales, je comprends que l’angoisse omniprésente de laisser filer la joie vive de mon enfance se conserve dans un morceau disparu qu’il taillait sur l’ennui de ses journées de labour et de terreur,
puis il se lève, ne nous adresse ni la parole ni même un signe de gratitude, passe par la cuisine, ouvre la porte, traverse le couloir, pose sa main sur la poignée de la cave, descend l’escalier, derrière lui dans un courant d’air claque cette autre porte qui se clôt dans l’instant, et on n’entendra plus jamais parler de lui.
A l’instant où cette cubaine, mère de mon beau-frère, me promet, sous couvert de certains dons de voyance, sans que je lui demande quoi que ce soit, un avenir radieux et important, alors, dans les yeux de ma mère, en face de moi, non de la fierté, mais une jalousie brute, la jalousie de celle qui a engendré l’unique mais qui est promise au silence étouffant d’un futur anodin.
Il y a trois mois, j’envisageais la mort comme une issue possible, enviable. Aujourd’hui, à lire la fin de cette pauvre Mademoiselle Else, je trouve ça parfaitement ridicule. On peut dire que je reviens de loin.
C’est un jour férié, lent, gris, pluvieux, comme il est dit des jours fériés. Il filtre tous les rideaux mais derrière les fenêtres rien ne se passe, ni chez les autres, ni chez lui. Il pourrait s’aventurer dehors, il n’a pas de parapluie. Il espère quelqu’un dans son lit, se retourne brusquement, change de pièce, se dit que peut-être, sait-on jamais, comme par magie. Il n’a pas le chagrin tapageur, ôte toujours sa misère au doute. Il vit comme on frôle. Les coudes sur la table, il place ses paumes sur ses joues, patiente. Personne ne l’appelle, rien ne le retient. Il ne faudrait pas le plaindre. Il dilue tout derrière des montagnes de rien, cache dans ses poches le reste. Il se dit que tout changera le lendemain, mais chaque matin vient le soir. La solitude est rude, l’imagination bien pire. Quand est-ce que passent tous les traits de celle qu’on a aimée, pourquoi y rajoute-t-on d’autres qui ne nous appartiennent pas. Qui est celui qui vit là où j’ai vécu aussi. Est-ce qu’il reconnaît l’odeur que je laisse sous sa gorge, est-ce qu’il sait que je suis un peu là, et est-ce qu’elle le sait aussi, elle qui ne se doute de rien. Il accepte qu’on puisse vivre à deux quand il vit tout seul. Il brûle, rouille, creuse. Il inonde. La tête au-dessus du bol, son visage le pique, mais il ne sait pas si c’est à cause de la fumée ou de ses larmes qui remontent.
Avec application, disposer les virgules.
Je lis toujours les manuscrits que je reçois debout, je marche entre les pièces, je fais circuler le texte, je fonctionne comme un tamis : quand j’oublie la douleur de mes jambes, alors ce que je lis est bon.
« — A force de me dire que je ne vis pas, j’accepte de voir les gens ne plus me considérer. »
Plus la réalité est plate et amère et plus il est facile d’y glisser des béquilles pour retrouver un peu de beauté, de sincérité.
Si je suis bavard c’est qu’un autre moi en creux se contente de garder le silence.
Je me remets en cause à chaque instant, je ne fais que ça, un mouvement, je suis tout en germes, j’éclos sous vos yeux, et je vais trop vite pour vos tiges malades et droites.
Le fond de ma tasse de thé avait une odeur de cendrier.
« J’ai passé des nuits entières à ce jeu : faire naître des sanglots, les amener jusqu’aux yeux, et les laisser là, sans qu’ils crèvent, si bien qu’au matin j’ai les paupières malades, en pierre, dures, douloureuses comme après un coup de soleil. »
Gaspard bouscule, il aurait pu s’excuser, même pas, il dit merci, cueille trois lilas. Gaspard bouscule, un gamin joueur, une vieille dame, relève certains chapeaux, les pose sur sa tête, les vole et puis cours. Dans sa fuite Gaspard bouscule parfois des hommes plus costauds que lui, alors contre toute attente il fait face, brandit les poings et tape. Gaspard ne gêne pas, il bouscule, il arrondit les angles aux coins des rues, il ne frôle plus depuis longtemps, depuis hier, il se dit quand même, est-ce que je suis si violent. Une fois j’ai entendu Gaspard crier, il ne connaissait pas, il n’avait jamais su, ce que ça faisait quand une jeune fille passe, et sans même qu’elle nous touche, d’être bousculé.
Je suis un voyeur : je vous observe, je vous traque, et je vous broie.
J’avance seul, je foule tout ce que je laisse, je ne comprends rien, je n’accepte pas, je crache du feu, la peau couverte d’écailles, je protège des trésors, des montagnes d’or, j’étrangle la menace, il n’y a même pas de menaces, je suis complètement fou, je n’ai aucun rival.
Don’t give up, ‘cos you have friends; don’t give up, you’re not beaten yet.
Ces pendus secoués sur la colline, est-ce que vous les avez vus, est-ce qu’ils ne vous ressemblaient pas un peu ?
Et quand je n’ai pas le temps ou l’occasion d’expulser cette colère accumulée, mon estomac se tord et se soulève et me donne la gerbe.
« Vous ne connaissez pas, vous, cet état surhumain ou extra-lucide, de l’assassin aveugle qui tient le couteau, le fusil, ou la fiole, ou qui, déjà, a déclenché le geste qui nous pousse au précipice. » — Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs.
Mon cycle créatif malsain : accumuler la colère qui me vient d’elle, ne plus pouvoir en respirer, puis la déverser. Plusieurs fois par jour, à n’importe quelle heure, quand l’idée m’enchante.
A chaque mot adéquat que je trouve j’ai comme un frisson de satisfaction qui me parcourt les bras.
Mon principal problème est que je ne sais pas quand m’arrêter, ni même si je le dois.
Parfois je me fixe des contraintes formelles arbitraires, alors que ma langue en elle-même est une contrainte, puisqu’elle est singulière. Et je me trouve bête de ne saisir cela que maintenant.
Le moi est un désir mort, la mort un désir moite.
Trois fois que j’écris puis efface ici un paragraphe qui ne me convient pas. N’en déplaise aux généticiens, il s’agissait il s’agira, d’un très bref chef d’oeuvre inconnu que plus d’un m’enviera.
« Il aurait voulu… il ne savait pas quoi au juste ; il comprenait seulement combien il était loin, lui, comme tous les autres, de vivre conformément à l’idée qu’il se faisait de la vie. » — Italo Calvino, La journée d’un scrutateur.
Je rejoins ma grand-mère dans la cuisine alors qu’elle raccroche de sa conversation avec la fille de Jeanine (Jeanine qui se rapproche seule de la mort dans son lit d’hôpital). Elle allume les plaques de cuisson, pose sur la plus large une casserole d’eau pour faire cuire les pâtes, continue de m’entretenir de ses regrets concernant la mort de mon grand-père, qu’elle n’a pas pu veiller durant sa dernière nuit, de la colère qu’elle contient depuis contre le service hospitalier qui ne l’a pas avertie avant l’instant fatal, elle me dit tout ça le visage au-dessus des plaques, ouvre le sachet rouge, verse les pâtes, et trempe l’eau qui boue de ses larmes qui serviront de sel.
J’aimerais me perdre sur une île, fixée à rien, fixée à l’eau, me réveiller dans les draps frais d’une chambre d’hôtel que j’aurais faite mienne, manger des crêpes au sucre, au beurre, attendre, me taire, et si quelqu’un vient me réveiller, si le soleil derrière les volets parvient à percer, jamais je ne pourrai lui en vouloir, et je l’accueillerai d’un faux sourire, comme un ami au matin les bras chargés de viennoiseries.
Tout ce que j’ai appris, je le tire d’une langue raturée.
« Le jour tu fondes. La nuit, tu doutes. » — Edmond Jabès, Désir d’un commencement Angoisse d’une seule fin.
Ce qui empêche le funambule de chuter est son goût du spectacle.
Faute de coupe-papier, je massicote mes livres avec un poignard.
Ce dimanche de Pâques, je suis rentré chez moi à sept heures du matin après une nuit à discuter et un pain aux raisins sur la fin du chemin ; je me suis réveillé à midi, et suis allé à la foire du livre dans les halles de la place des Lices, où j’ai trouvé trois bons ouvrages défraîchis pour un prix dérisoire ; j’ai acheté une part de gâteau aux pommes qui s’est révélé être à l’ananas, et l’euro donné ira à une association pour l’aide aux enfants trisomiques ; je suis rentré, me suis préparé un thé, ai écrit ces quelques lignes là. C’est tout.
« Qui se voit la nuit mort enserré sous la terre dans une boîte étroite est un poète perdu qui a à effectuer un long voyage. » — Antoine Brea, Roman Dormant.
Je me demande quelle quantité d’oeufs mes cousins ont trouvé dans le jardin de ma grand-mère.
« Et soudain tout le pays se décompose, des cadavres jonchent les prés et les routes. » — Robert Pinget, Passacaille.
J’ai des fulgurances dans le crâne qui s’éparpillent en milliers d’épines.
« Ce matin je me suis réveillé avec une peine de coeur. Les peines de coeur sont des rêves coupants. Ils nous font saigner l’intérieur, et le matin la blessure n’est pas fermée. On ne sait rien de ce qui s’est passé. L’imagination travaille. » — Robert Pinget, Baga.
Au téléphone, tout à l’heure, avec Jean, ressentir que ce qu’on porte en soi durant des mois aura une fin, un aboutissement, et qu’il me faudra, chaque année, à chaque instant, retrouver de quoi me tirer vers l’avant, pour ne jamais subir cette sensation immonde de devoir en finir faute de perspectives.
« Dans les eaux, chercher la figure précise. Après le chagrin et la préhension du vide, j’ai su, dans l’absence, la mienne. J’ai vu, concrète, ma mort. » — Marie Cosnay, Villa Chagrin.
Je profite de ma solitude, ai de plus en plus peur des autres, de ce qu’ils ne me voient pas, ne me comprennent pas, de la façon dont souvent ils m’enfoncent davantage dans une dépression que je ne souhaite plus ; je profite de ma solitude parce qu’elle me conforte dans l’être que je suis et qui est enfin prêt à apprécier tout seul de belles choses.
We live and throw our shadows down ; it’s how we get around ; in the sun.
J’ai pris la mer en photo mais elle ne conservait jamais la forme que j’avais figée.
Deux mois : les corps sont creux, les contours restent un peu, disparaissent, progressivement.
J’ai touché ton dos et tes os ont craqué.
Internet est devenu un oeilleton qui me fait du mal.
« Il me semble que c’est lorsque ce sera dans un livre que cela ne fera plus souffrir… que ce ne sera plus rien. Que ce sera effacé. Je découvre ça avec cette histoire que j’ai avec vous : écrire, c’est ça, aussi, sans doute, c’est effacer. Remplacer. » — Marguerite Duras, Emily L.
Je mange quelques biscuits pour éponger le peu d’alcool que j’ai dans le sang mais qui est déjà trop.
« C’est un pays qui fuit devant soi, qui ne laisse pas de le voir et le voir encore, un mouvement où ne jamais s’arrêter, ne jamais connaître la fin. » — Marguerite Duras, L’Homme assis dans le couloir.
Deux fleurs voisines, qui demandent et auxquelles je donne le même traitement, autant de soleil chaque jour, autant d’eau chaque semaine, l’une resplendit et l’autre fâne ; ainsi naît la jalousie.
Je me souviens, enfant, faire systématiquement cette remarque à mon père lors de nos sorties en ville : “je ne comprends pas que tout le monde me regarde”, sans saisir que c’était moi qui les fixait tous.
« C’est donc l’histoire d’un homme que ronge une peur quotidienne, inguérissable, mais qui la domine à tout instant, car avec cette peur il gagne sa vie. » — Antoine Volodine, Alto Solo.
Je suis passé voir Manon à librairie, récupérer quelques cartons. Elle s’est remise de sa séparation, a la mine joviale. On discute un peu, Jeanne est là (les cartons sont pour elle), et Manon nous demande si on voudrait bien venir manger chez elle bientôt, que ça serait sympa, que ça fait longtemps ; elle ne comprend pas, étrangement Jeanne ne dit rien, ne proteste pas. Évidemment, j’aurais aimé dire oui ; j’ai dû dire qu’elle s’envolait six mois pour le Chili.
« Il écrivait qu’il s’ennuyait, que le goût de sa cigarette était trop forte, qu’il lui manquait, surtout, un peu de cette tendresse féminine dont il rêvait sans la connaître, mais il dit aussi qu’il était trop timide pour aller draguer, que la drague n’était pas pour lui, qu’il trouvait ça trop vulgaire. »
A défaut d’une bague, j’ai un pansement autour de l’annulaire.
Sous la douche, j’ai léché la petite plaie que j’avais sur un autre doigt, et mon sang avait le goût âcre du fer.
« Et j’ai peur de continuer à m’enfoncer dans l’écriture comme dans la folie, dans la misère. » — Hervé Guibert, Voyage avec deux enfants.
Le prénom de ma soeur sonne comme un appel aux cieux.
« Je tente un dernier soubresaut, en vain : il est trop tard. Je suis soudé au monde absent, soudé au vide. » — Alain Robbe-Grillet, Les Derniers jours de Corinthe.
Finkielkraut à l’Académie Française ; décidément, cette bande de vieillards n’en finit plus de s’enterrer pour prouver à tous qu’elle peut faire le plus beau cadavre.
Ça fait trois mois que je suis sans aucune nouvelle de ma mère. Parfois, sur internet, je vais voir ce qu’elle fait, ce qu’elle dit, ce qu’elle peut poster comme phrases débiles écrites dans une police immense sur un fond de coucher de soleil. Je découvre qu’elle met en avant un ami à elle, qu’elle a dû sucer une fois ou deux, et qui écrit des chansons minables, quémandant de l’aide aux gens qui la suivent ; je trouve ça ridicule, et je crois que c’est de la jalousie, quand je me rends compte que je me suis bâti sans elle, sans aucun soutien de sa part, sinon son contentement de m’exposer auprès de ses connaissances comme le fils prodige, sans savoir qu’elle n’y était pour rien, et que tout ce qu’elle avait fait pour moi, c’était de nourrir une frustration qui un jour se déverserait sur elle et lui ferait ravaler sa fierté dans un torrent de sel.
Pris d’un profond fou rire à la lecture de ce dernier aphorisme de Chevillard : « Il a certes consacré deux ans à l’écriture de ce livre. Mais la bouse aussi est le produit d’une longue et lente rumination. »
Tout juste sous la fenêtre de ma chambre, une moto laisse son moteur gronder immobile (le temps d’un au revoir ?), puis démarre, et en quelques secondes s’engouffre dans le lointain de la ville, là où la fiction apparaît.
Dans le grenier commun à tout l’immeuble, derrière une porte qui n’était pas fermée à clef, j’ai trouvé un réfugié, qui se cachait là sous les portes de bois que certains propriétaires avaient dégondé pour gagner plus d’espace dans leur appartement, comme un enfant dissimulé sous des draps et des couvertures essayant d’échapper à la tyrannie parentale, lui blotti sous cette rigide armature, s’étant construit son propre toit sous un toit, ce qu’il m’a nommé, alors que je l’interrogeais sur ses conditions de vie, comme étant sa maison.
Plus tard, il m’a fait visiter.
« C’était l’avenir sans doute, cette boule de larmes. » — Pierre Michon, Le Roi du bois.
« apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie. » — Charlotte Delbo, Une connaissance inutile.
Je commence tout juste le deuxième tome de la trilogie Auschwitz et après, de Charlotte Delbo : Une connaissance inutile. Je suis pris de frissons à chaque page, je ne comprends pas les mots, ils n’ont que la douleur immense de leur justesse, je me sens loin de la barbarie humaine et pourtant j’ai les deux pieds dedans, je suis de la même espèce. J’accepte la cruauté de ce monde passé, qui ne demande qu’à ressurgir. Et quoi faire d’autre ? Lire : accepter notre propre enfer.
« Il n’y a plus que l’autre, qui me rend visite : il se glisse dans mon âme en me fixant de ses orbites vides, en me glaçant le sang — et parfois, j’ai tellement la nausée, tellement froid au coeur que je voudrais… » — Sigismund Krzyzanowski, Rue Involontaire.
Quel idiot, Assouline (à propos du dernier Echenoz) : « Mais surtout quel ennui ! C’est peu dire que l’intérêt y est faible ; on ne voit même pas, à la fin de chaque histoire, pourquoi l’auteur nous a amené jusque là. Pas indigne mais vain. » ; rien à dire de plus, sa bêtise resplendit à chaque mot.
Plusieurs jours durant, j’ai pensé écrire un email à Sylvie. Lui expliquer, en peu de mots, les seuls qu’elle aurait eu le temps de supporter, ce qui n’est que de la maladresse, une réaction impulsive à cette rupture douloureuse, et que rien n’avait germé auparavant dans mon coeur. J’ai retourné de nombreuses fois cet email dans ma tête, curieux de voir le mal que je pouvais me donner pour lui exposer mon explication, là où elle n’a eu que l’impulsion idiote de répandre sa colère sur la place publique dont je fais partie, sans m’en entretenir au préalable. Qu’il devait finalement y avoir bien peu de réflexion de son côté pour balayer aussi sèchement mon existence, et que mon estime à ses yeux devait être bien faible pour disparaître aussi facilement. Alors je mets de côté mes ambitions, me contente de ce court paragraphe pour clôre cette histoire, et je passe. Tout passe.
« Je croyais que c’était la vie et c’était la jeunesse. »
Qu’avez-vous dit de moi qui ne soit pas mensonge ?
Vous m’avez dit Parlez alors je m’exécute, vous n’étiez pas obligés de m’attacher, je, oui, non, je ne suis pas très à l’aise, merci de l’avoir remarqué, allez-y, laissez-moi comme ça, je ne dirai pas bien les choses mais c’est vous que ça regarde, ça me perturbe toujours d’avoir les bras scellés, comme un coureur manchot, vous voyez, l’image vous parle, d’accord, ne faites rien, j’ai compris, je vais tout dire, vous enregistrez, il y a des hommes avec des carnets et des crayons derrière la vitre fumée là, le miroir, ce n’est pas une vitre fumée, il n’y a rien derrière, ce n’est vraiment qu’un miroir, soit, je vous crois, c’était pour vous prévenir, moi j’ai rien à perdre, j’ai tout dans ma tête, mais je le dirai qu’une fois, qu’une fois de telle façon, peut-être que si vous me demandez la même chose ensuite, juste après, je pourrai vous dire en substance ce que j’avais en tête, c’est-à-dire sensiblement la même chose, mais j’oublierai certains détails, d’autres seront superflus, alors ne manquez pas cette occasion, une occasion unique, intacte, messieurs, de me voir inventer sous vos yeux un conte sublime où se côtoient les serpents.
« Moi qui aime tant prolonger l’amour, installer sa brutalité dans la douceur et ses angoisses dans la sérénité. Quand l’amour dure, est-ce encore l’amour ? Quand c’est enfin devenu ce qu’il y a de meilleur au monde. » — Mathieu Lindon, Ce qu’aimer veut dire.
Admettons, ok, disons, bon, si on voulait mettre un décor, quoi, trois arbres, même pas verts, disons l’hiver, voilà, triste, déjà, on est d’accord, tout le monde me croit, pas vraiment envie de sortir, on voit ces trois arbres de l’intérieur, d’une, quoi, disons, une maison, pour pas faire d’histoires, bon, alors, je me suis planté, le décor c’est pas trois arbres, enfin ça compte, mais c’est au fond, si je me concentre dessus, du coup, c’est plutôt le sens, vers où je me dirige, vers où je dirige mon propos, alors le décor, voilà, une tapisserie, pas si belle, des motifs, pas ceux que j’ai choisis, ma femme oui, elle a jamais eu trop bon goût, enfin pas les mêmes que les miens, c’est drôle, quand j’y pense, pas trop finalement, elle est partie, ça fait déjà longtemps, je la croise parfois au bras d’un autre homme, pas moi, vous l’aurez compris, un autre, pas trop différent, on garde certaines habitudes, elle y coupe pas, quoi, oui, c’est vrai, les arbres, au fond, on y revient, donc, vous êtes difficiles, vous vous éparpillez pas, pas comme moi, donc, trois on disait, au bout de l’un deux, si on se concentre un peu, quelqu’un, qu’on aperçoit, qu’on distingue, si on a une bonne vue, comme moi, pas comme ma mère, vieille déjà, octogénaire, ça passe vite, quelqu’un donc, quelqu’un est pendu, peut-être quelqu’un que je connais, peut-être moi, à deux doigts de mourir, qui vous raconte n’importe quoi.
Tous ces monstres qui vivent en moi vous savez je ne suis jamais seul je ne me plains pas je vis des milliers de vies des milliers de vies de dégénérés je n’ai pas peur face à vous j’ai déjà vu pire même les plus ignobles bastons je les ai subies et données, comment je pourrais savoir ce que c’est que d’aimer, je l’ai déjà su, des milliers de fois, sous des formes différentes, et je ne le sais pas encore, j’ai tout à apprendre, mais tout se passe dans ma tête, la vie, la vôtre, je n’en veux plus, elle ne m’intéresse pas, fade, elle est déjà finie.
Seul dans le noir, mon corps bascule en arrière, et je chute, de tout mon long, dans une eau infestée d’anguilles et de torpilles, qui me paralysent et empêchent mes membres de ressentir la coupe nette des canines de tous les requins nageant tapis autour de moi.
« Est-ce qu’on peut compter les souvenirs vous êtes fou et tout ce qui revient tout le temps tout ça qui revient on ne pourra plus dormir où est-ce qu’ils se reposent où, tant de bruit dans la tête tant de sonnettes et de sifflets et de froid par les fentes où est-ce qu’ils dorment c’est moi qui vous demande »
Si je devais parler un peu de comment j’écris, je reprendrais d’abord la formule de Jean-Philippe Toussaint : l’urgence et la patience. Je procède toujours par élans, par salves, qui me poussent à étaler tout ce que je juge bon de mettre à découvert, sans strates, sans jugement, puisque tout ce qui sort de moi à ce moment-là est juste et inamovible, parfait. Le contre-coup de cette perfection est l’état de suspension, la stase, qui m’emporte juste après. De longues apnées entre deux instants de bavardage. J’attends d’emmagasiner assez de matière pour retourner à nouveau au charbon, pour déverser, sur les larges surfaces blanches de cet écran lumineux, ma douleur, ma colère, et mon pardon.
Et je dis tout ça alors que je n’ai encore rien écrit.
Et si je doute parfois durant ces pauses, je ne doute jamais quand je me mets à dire.
Je produis plus des images, des visions, des atmosphères, que des histoires. Les histoires je m’en fous, les histoires, c’est bon pour les voyants.
Le plus dur, c’est de se détacher de tous ces gens que je ne connais même pas, et qui bourdonnent dans ma tête.
Rilke : « If I cried out, who would hear me? »
Et si je crée tant la désolation autour de moi, c’est que je dois traîner beaucoup de mal derrière mes fines semelles.
« Calmez-vous, méfiez-vous de votre imagination
Il n’y a pas de différence tout ça c’est dans la tête toute la vie pas de différence »
Comme Tony Duvert, partir m’isoler chez ma grand-mère, et mourir d’ici quelques années, dans la plus complète indifférence.
Si je déçois tant, c’est qu’on a cette fâcheuse tendance à me prendre trop au sérieux.
« le même sourire à vingt ans devant une femme la même fatigue tous les jours à s’acharner tous les jours s’acharner ni mieux ni moins bien qu’un autre pour rien que ne pas crever je ne sais plus ce que ça veut dire je n’entends plus » — Robert Pinget, L’Inquisitoire.
Bientôt, elle aura complètement disparu. C’est idiot comme on peut oublier les personnes qu’on a aimées.
Pile sur une touffe d’herbe coincée dans la pression du sable d’une dune, la tête d’un lézard se présente sous les yeux de l’enfant émerveillé qui s’empresse alors de le capturer, ce qui n’est pas une tâche facile tant ces reptiles sont vifs et malins, tenant sa queue fermement entre l’index et le pouce, puis saisit un ciseau rouillé par le sable, pour amputer cette queue qui reste fixée dans sa main alors que le corps de la pauvre bête retombe sur le sol, agité de convulsions troublantes, un peu de sang fonçant immédiatement les grains de sable au-dessus duquel son moignon s’agite.
« et, les soirs, remonté dans sa chambre après avoir dîné avec un journal dans la salle à manger, il reportait ses notes dans son cahier et puis bonsoir tout le monde, bonsoir tout seul. » — Jean Echenoz, Caprice de la reine.
Ces Relevés prennent la forme exacte d’un journal intime : ouverts au monde, exhibés, mais sans retour direct, comme si ils étaient à l’abri de tout, des regards, invisibles parce qu’évidents.
Jeanne part au Chili à la fin du mois, on échange quelques messages sans intérêt, elle me parle du gaz qu’elle doit couper dans l’appartement qu’elle quitte, je lui envoie : C’est long de fermer les vannes. Je relis mon message plusieurs fois. Cette impression d’avoir tout dit.
Dans la mesure du possible, je n’élève plus la voix, je me fais doux, je me sens calme, je prends le temps, d’aimer l’écart.
Depuis quelques temps, Jean Rochefort m’appelle au moins une fois par semaine. Aujourd’hui, il m’a parlé des geais de sa cour qu’il avait réussi à apprivoiser et qui venaient manger son beurre durant le petit-déjeuner. Je lui ai dit que l’hortensia chez ma grand-mère était rose, le printemps doux. Il avait l’air ravi.
« il perd chaque fois une occasion de se taire mais la jalousie c’est curieux comme ça peut rendre idiot » — Robert Pinget, L’Inquisitoire.
Deux chaussons aux pommes, ce qu’elle m’a rapporté de la boulangerie sans que je lui demande quoi que ce soit, comme depuis mes plus jeunes années à l’école primaire, où il venait me chercher, en voiture, les mêmes (de quelle boulangerie alors ?) posés sur le siège passager dans un sac en papier blanc, toujours autant de miettes à l’instant de les manger, ne sachant jamais comment faire proprement, autrement, qu’en gaspillant la pâte brisée sur mes vêtements, puis en balayant d’un revers de main les miettes, sur le sol, les mêmes miettes, à chaque fois, déposées sur une moquette déjà pleine de terre et de feuilles, souillée, la sensation agréable alors du sucre, angoissante maintenant : celle de croquer, réjoui, de la compote autour des lèvres, dans les dernières bouchées de mon enfance.
J’écris en ce moment un texte, qui s’intitule Saccage, et qui a pour ambition de contenir toutes mes pulsions tues ; c’est-à-dire, pas grand-chose.
Nous lisons tous les deux, moi dans la salle à manger, elle dans le salon, j’ai le corps tourné vers elle, et lève ma tête un instant, juste le temps de l’apercevoir, son livre posé ouvert sur son ventre, son visage tourné vers le jardin, le bassin, la terrasse, et qu’est-ce qu’elle voit à ce moment-là, sinon le fantôme de lui qu’elle aime et qui n’est plus, tondant la pelouse, ses bottes vertes chaussées jusqu’au milieu des jambes, dans le courant d’air des plus longues journées du printemps, les giclées de la fontaine diluées en échos dans notre sanctuaire apaisé.
« La poésie a des contours nets et un écho sans fin, la prose est une masse dans laquelle on se perd, vue et ouïe. » — Pierre Guyotat, Formation.
Ankylosé depuis trois semaines dans la prise journalière de ces médicaments qui annihilent complètement mes sensations, j’en ai oublié de pleurer, et soudain, la façon qu’on avait de faire l’amour, sa tête basculée en arrière, ses deux yeux grands ouverts sur mon visage amoureux, me prend à la gorge et comprime mon esprit, la route toujours devant, sinueuse, infernale, pleine de ces visions de joie qui dégénèrent pendant de longues minutes en supplice total.
« J’éprouve une sorte de révélation religieuse, obscure, angoissante : le désir du désir de l’autre. »
Un mois plus tard, que reste-t-il ? Rien, si ?
Je me nourris essentiellement de la colère que les autres m’imposent.
« Se connaître soi-même comme le plus grand, voire le seul grand et en tout cas l’ultime, voilà sa raison d’être, le tranchant de son épée, sa démesure. » — Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement.
Je pourrais m’expliquer, et puis à quoi bon.
Ce qui me fait le plus mal, ce n’est pas tellement la rupture, c’est la façon dont on comble la place que j’occupais. L’égoïsme d’avoir cru à l’unicité de l’endroit où je me suis tenu, alors que sur chaque photographie je peux voir tout ressembler exactement au souvenir que j’en avais quand je vivais l’instant, sauf concernant la personne qui est dorénavant là, et qui n’est pas moi. La chaise sur laquelle je m’asseyais, de quel côté du lit je dormais, quelle tasse j’utilisais, quels mots, quels bruits, que je pensais être les notres, mais qui sont à tout le monde, parce qu’ils ne sont à personne.
La brusque interruption de ces habitudes réveille en moi l’écueil douloureux de ce que je ne parviendrai peut-être jamais à saisir : elle, l’autre.
Mon sourire est un scandale, les danses tournées au milieu de ma chambre des éclats de lumière percés dans les visages de tous les maladroits qui n’ont pas su comprendre ma tendresse, et j’écrase, je sculpte comme des ombres sur ma mémoire imparfaite toutes ces personnes à qui je ne dois plus rien, de qui je me détache, heureux, parfait. Et ceux que je perds, ceux qui n’ont pas su me voir, qui ne l’ont pas accepté, pas toléré, je les condamne, je les boursoufle, je les disperse, et il ne reste après leur passage dissolu que mes deux yeux ouverts calmes et sereins face au futur.
« que, seulement, bon, je ne brille en rien, je n’ai pas le lustre, pas le ton, mais que, malgré tout, je suis un être humain, que, par le coeur et par les pensées, je suis un être humain. » — Fiodor Dostoïevski, Les pauvres gens.
« Il n’est aucune impression, agréable, oppressante ou douloureuse, dans ma vie d’aujourd’hui, qui ne me rappelle quelque chose de semblable dans mon passé, et, le plus souvent, dans mon enfance, mon enfance dorée ! »
C’est la façon dont je suis loin des autres qui me permet de les tuer sans scrupules.
La jardinière que j’ai cuisinée avait presque le goût de celle de ma grand-mère, il manquait du bouquet garni (je n’en avais pas trouvé au supermarché) et des petits pois frais à la place de ceux congelés, et j’y étais. C’est la poêle qui fait tout. Tous mes souvenirs perdurent dans des objets de rien.
Je fais la vaisselle, puis je recommence, je ne pourrais plus manger que ça, je vais finir par m’écoeurer.
Tu as bonne mine, me dit Margot.
Je me désintéresse tellement de la politique de mon pays et de ses combats sociaux, de ses injustices, de ses hurlements de faim le soir dans les rues sous les ponts, que je me sens déjà déserteur sans avoir jamais mis un pied au dehors.
« Entre le chagrin et le néant je choisis le chagrin. »
J’ai par moments de grands élans du coeur, de grandes bouffées d’espérance, il suffit d’un court message, d’une attention, d’une projection rassurante, et je retrouve au creux du ventre cette brûlure douce qui me confirme qu’il est bon encore de vivre parfois.
« et, comme disait Buckner, on peut vivre d’illusions pendant longtemps et être assez heureux. Il n’y a peut-être pas d’autre moyen d’être heureux. »
Le souvenir, dans mes instants de grande solitude (où je suis maintenant), d’une boulimie de lecture disproportionnée, seul réconfort, pilier, comme il y a trois ans, encore alors avec Camille, mais sans perspective scolaire, enfermé dans ma chambre avec les volumes, l’un après l’autre, de La Recherche, lecture ininterrompue de deux mois sur mon matelas posé à même le sol ; il y a un an et demi, deux mois après ma rupture avec Camille, saisi par l’intense contre-coup du bonheur perdu, parvenant enfin à finir Tombeau pour cinq cent milles soldats, délivrant cet espoir heureux de trouver autant de violence comprimée dans d’autres pages, en d’autres lieux, d’autres femmes.
L’écriture est ma purge, la lecture mon élan.
A marcher sans but sinon retrouver un membre de ma famille pour une sombre affaire d’imprimante, dans un courant de soleil qui vient taper droit mon front, l’idée que peut-être poursuivre seul n’est pas si mal.
« Peut-être que je ne l’étreins pas mais plutôt je me cramponne à elle parce qu’il y a en moi quelque chose qui se refuse à admettre qu’il ne sait pas nager ou bien qui ne parvient pas à croire qu’il sait. »
Je prends sur moi, me fixe, solide et déterminé, et je comprends (alors que tout autour qui me comprime et m’angoisse d’habitude se drape soudainement d’indifférence) que mes démons ont les mêmes tempes que chacun pour se laisser abattre, mais qu’il ne faudrait pas qu’ils m’entraînent avec eux dans leur prochain assassinat.
« j’ai compris ce que j’avais lu dans les livres et que je n’avais jamais vraiment cru : c’est que l’amour et la souffrance sont une seule et même chose et que la valeur de l’amour est la somme de ce qu’il faut payer pour le connaître, et chaque fois qu’on l’obtient à bon compte on se vole soi-même. »
La lune, coincée vive entre deux immeubles, m’a laissé croire un instant qu’elle était une vie minuscule de plus.
Laisser passer le lendemain, sans espérance ni projection, sans crocheter ses doigts au cou de quiconque, sans s’attendre à ce qui n’arrivera pas, un jour, le suivant, sans fin, sinon la mienne. Lentement, mourir. Vivre ?
« Fort, incessant, le vent invisible souffait parmi les invisibles palmiers, venu de l’invisible mer : bruissement âpre, incessant, empli du murmure du ressac sur la barre des îles au large, langues et balafres de sables hérissées de maigres pins secoués par le vent. » — William Faulkner, Si je t’oublie, Jérusalem.
J’ai posté une caméra dans un coin de ma chambre, et je me suis filmé partir. Je rembobine le film parfois, et me vois revenir, la porte grande ouverte, toujours de dos, jamais sincère, prêt à m’enfuir.
Chaque soir j’arrose mes plantes et je me fais à manger, je m’allonge, mal au dos, avec un livre, chaque soir j’enlève mes chaussettes pour sentir le froid de la couette sous mes pieds, chaque soir je regarde par la fenêtre les lumières de l’immeuble d’en face s’éteindre une par une, puis, chaque soir, je ferme mes volets de bois gris, j’éteins tous les interrupteurs, chaque soir je mets ma serviette dans la salle de bain pour le lendemain matin, chaque soir je m’engouffre patiemment dans le mélo, chaque soir je gigote mes jambes dans le vide de la place d’à côté, je bave sur l’oreiller, chaque soir je n’attends rien du prochain, chaque soir je m’endors un peu plus sur ce qu’il me reste de toi.
« Outre l’art difficile de l’étreinte, il apprend celui, plus difficile encore, du bonheur partagé, et les techniques de survie quand une rupture lui arrache du coeur un harpon. » — Emmanuel Venet, Rien.
La mignonne libraire m’encaisse, me rend mes trois livres, et me dit, avec un pétillement adolescent derrière ses montures noires, « il est joli, votre porte-feuilles ».
Plus je m’enlaidis et plus j’ai la certitude que pour être aimé à nouveau il me faille absolument créer du beau.
« Je suis heureux de l’aimer, mais une grande tristesse, fragile comme une ombre, et lourde comme le nègre, s’étend sur toute ma vie, sur elle repose à peine, l’effleure et l’écrase, entre dans ma bouche entr’ouverte : c’est le regret de ma légende. »
« Indispensable pour obtenir la beauté : l’amour. Et la cruauté le brisant. »
Alors, peut-être que je ne m’y prends pas dans le bon ordre.
Les médicaments me neutralisent, j’ai l’imagination molle, et les démons assoupis.
« Je transportais avec moi un tel fardeau de détresse que tout ma vie, j’étais sûr, se passerait à errer. » — Jean Genet, Journal du voleur.
Sur mon bureau j’ai laissé une lettre reçue il y a deux jours, se finissant par « je me joins à elle dans cette reconnaissance pour le travail rapide et de qualité qui est le vôtre », c’est quelqu’un qui m’écrit, c’est déjà ça, c’est des mots, datés, d’une autre, à côté de moi, c’est quelqu’un qui me parle, de la pluie et du beau temps, c’est une présence qui me comble et me satisfait, c’est l’autre, dans ce qu’il me permet de me réconforter moi.
« Vous réunissez deux êtres qui n’ont encore jamais été mis ensemble ; et parfois le monde est changé, parfois non. Ils peuvent s’écraser et brûler, ou brûler et s’écraser ; mais parfois, quelque chose de nouveau est créé, et alors le monde est changé. Ensemble, dans cette première exaltation, ce premier sentiment grisant d’essor, ils sont plus grands que leurs deux individualités séparées. Ensemble, ils voient plus loin, et plus clairement. » — Julian Barnes, Quand tout est déjà arrivé.
Le livre de Barnes fait le pont entre moi et ma grand-mère, qui me confiait (il y a une semaine, tout en enroulant avec le sourire une nappe autour d’un tube en carton) qu’elle aurait pu le remplacer si elle l’avait voulu, mais que personne ne peut le remplacer, qu’il n’y a pas la place pour quelqu’un d’autre.
Pas la place pour quelqu’un d’autre.
J’ai traversé seul des océans de poudre et de chlore pour me retrouver sur la digue de pays voisins, pleins d’une population de pestiférés et d’endormis, auxquels je me mêlerai bientôt.
Certains soirs je ne me brosse pas les dents, je n’ai pas l’impression que ça change grand-chose. De manière générale, rien que je fasse ne me donne l’impression que ça change grand-chose.
C’est une brûlure que je voudrais répandre sur des centaines de pages.
Tout casser.
Mais je n’ai rien à raconter et aucune façon de le dire ainsi je ne suis personne.
J’ai encore l’audace d’un cavalier armé d’un sabre fendu en son centre au cheval aux deux pattes avant amputées et au cou convulsant dans les airs entre les éclats des obus qui sifflent à ses oreilles de charpie folle une jambe coincée sous le poids de ce monstre presque mort agonisant se débattant sans se débattre agrandissant juste le trou dans lequel il s’enfonce et débusque les cloportes le canon d’un fusil ennemi pointé entre les deux yeux la seule défense étant de les garder ouverts pour décalquer dans l’iris en face l’indicible volonté qui anime jusqu’au bout les condamnés au silence.
« et rien ne bouge sauf peut-être la faible palpitation du linge devant les façades parfois un drap soulevé par la brise un coin retourné triangle tout à coup puis torche puis retombant de nouveau carré, et parfois l’éclat le rapide scintillement du soleil »
Une chaise en plastique blanc dessus quelqu’un qui téléphone l’air contrarié abattu une mauvaise nouvelle soudaine un décès mais qui n’allait pas bien dans son entourage peut-être autre chose quelqu’un le même regarde droit les arbres en face de lui rien n’arrive rien ne bouge la nuit va finir par tomber et l’appel qui se prolongera jusqu’à ce que la batterie se décharge il venait tout juste de la recharger il en a encore pour des heures au moins quelqu’un va finir de parler quelqu’un qui parle qui comble l’air de bavardages et lave une salade dans un évier une table qui se dresse sans quelqu’un qui n’est pas là trop occupé à appeler appeler qui quelle nouvelle quelle mauvaise nouvelle est-ce seulement une mauvaise nouvelle une nouvelle un appel est-il seulement bien au téléphone il est sans doute déjà parti.
Je prends l’eau.
Trop au moment à l’instant quand on m’annonce au téléphone C’est fini je vais m’arrêter là j’ai trop d’amour je sais plus quoi en faire je peux pas le garder tout cet amour maintenant il est mort il était pas pour d’autres il est juste à foutre à la poubelle au compost pour en faire émerger un autre un nouveau différent la même recette mais différent on met jamais autant de grains de sel ou de poivre à chaque fois mais parfois il s’éparpille il s’évapore y a des miettes de la buée qui viennent toucher d’autres personnes c’est presque des dommages collatéraux c’est de l’amour qui m’a échappé je voulais pas le mettre là je m’excuse de bousculer je voulais pas c’est pas pour vous il est mort il est épuisé vous voyez la tête qu’il a ne le prenez pas mais comment ils pourraient savoir alors oui je m’excuse d’être maladroit et d’en foutre partout mais je fais mon deuil comme je peux.
À marcher dans ce port délabré ma grand-mère à mon bras Tu sais pas combien de nuits Mamie me veillait parce que je tremblais d’angoisse dans mon lit et je comprends que la maladie elle passe aussi par les gênes et quoi d’autre de pire encore que je soupçonne même pas.
Mon père me donne une boîte de vératran : Avant de dormir t’en prends un moi ça me faisait du bien j’avais demandé à mon docteur quelque chose de pas trop fort je voulais pas que ça devienne un automatisme tu verras ça soulage ça fait du bien ; ça me changera des mouchoirs que je mets dans ma bouche chaque soir pour qu’on ne m’entende pas crier.
Et je dis à Cassandre que oui j’y pense parfois mais que c’est pas le suicide qui me fait du bien je tiens trop à ma vie pour faire quoique ce soit de toute façon mais c’est de m’engouffrer de silence (que j’essaie d’imposer au restaurant en soirée dans la rue avec ma famille des amis des passants) perdu les plaines dévastées aux arbres verts et frémissants consolantes pour l’instant c’est dans la mort que je retrouve mon paysage le plus doux.
« Et alors la chute, le sang, la poussière où il roulerait, lui et son austère élégance, son insolent maintien, sa hauteur, son impassible visage, transformé tout à coup en cette chose indécente et impudique : une ordure simplement »
Premier mars : j’ai acheté trois plantes et autant de pots, fait un gâteau au caramel.
When i’m lonely, i press play.
Dans le magasin le nez dans la fleur quelle espèce je m’en souviens plus de larges feuilles des pistils blancs entre les pots en plastique la vendeuse aveugle la cohue d’un samedi moi mon nez dans ma fleur mon père à côté qui sait qui entend ce que j’ai perdu comme lumière depuis quelques semaines et toujours le nez mon nez dans les pistils blancs sans issue une plante entre mes mains le pot un peu de terre sur mes mains mon père sans trop savoir quoi faire écoutant voyant la lumière quitter le bleu de mes yeux me confiant comment sinon un ordre une colère non juste Ne reste pas là-dedans ne pars pas trop loin t’en reviendras pas tout ça avant d’entrer dans le magasin avant les portes coulissantes mais maintenant je ne sais plus quoi dire je me tais je me tais trop en soirée je me tais je suis déjà perdu j’ai le visage des absents les étamines me submergent j’ai la pitié qui glisse les cils je voudrais crever de pleurs tout en disant à mon père l’apaisement que j’ai le nez dans ces pistils blancs la blessure qui s’ouvre comme mal recousue crier peut-être ici je sais pas je me dis quand même Quentin non pas dans un magasin.
Un homme à cran d’arrêt trois heures du matin aux abords d’une écluse qui sert de pont pour rentrer chez moi même plus ivre même plus inconscient voyant cet homme avancer et la panique déjà que faire quoi dire quelle résistance opposer pour quoi sans argent ni motif juste sa lame qui se déploie et s’approche dans la tamise des lampadaires courir crier les fenêtres toutes éteintes se battre affronter combattre taper des poings (de mes poings qui ne connaissent que les caresses) en évitant les coupes les entailles en évitant les balafres il est si proche et si déterminé et moi je n’ai rien à répliquer je n’ai pas de haine et pas de courage je pourrais lui dire lui dire quoi merde j’accepterais presque qu’il me plante dans le ventre à plusieurs reprises dans le visage j’en suis là si peu déjà si loin de toute espérance ma seule bouée la désolation de mon père au premier coup de fil le lendemain le peu de monde réuni autour de ma tombe alors traverser les rues et fuir mais qu’est-ce que j’ai à protéger de si précieux finalement, ma vie ?
Alors c’est celle-là, cette sensation, de n’avoir plus rien à sauver, plus rien à défendre, d’être au coeur des ténèbres.
Chaque personne qui bouscule ma trajectoire en ressort après m’avoir relâché un peu plus vers ce qui me porte vers la fin, une certaine conclusion, de ma vie pourtant si courte, vingt-deux années seulement, un fil détendu qui se rompt déjà, comme on pourrait le trancher avec un rasoir émoussé, lentement, dans la maladresse et la précipitation ; comme si personne ne voulait m’aider, comme si m’aider c’était déjà trop, que le fardeau que je porte est un fardeau qui ne se partage pas, quand je vois des nations entières se soutenir, et je n’y arrive pas, la solitude m’agraffe, je ne demande pourtant pas grand-chose, un peu d’attention, une main fraîche sur le front, du secours, mais qui m’entend.
Un regard en arrière juste le temps d’aperçevoir deux chiens à ses trousses dont elle ne connaît ni la race ni les maîtres dont elle ne comprend que la fureur et la détermination dans les foulées qu’ils bondissent et la langue qui bave au dehors au travers des branches et des fougères au travers des pièges à loups et des terriers de lapin comme nourris de la rage de la peste nourris de la mort dont ils se repaissent et dont ils tapissent les parois de leurs cages ces deux chiens deux rapaces qui la déchiquètent déjà si peu de temps après et répandent ses membres ses lambeaux autour d’eux dans l’ombre de la forêt l’ombre des chasseurs et de leurs fusils qu’ils tiennent cassés sous leurs bras le visage plein d’une intense plénitude un sourire satisfait le sourire du gibier exécuté du gibier pendu du dépeçage de la chair à vif sous les yeux de la proie qui contemple son corps sans couche sans surface son corps offert à la douleur de l’air à son acidité et qui tremble enfin d’un dernier sursaut de crainte avant de tomber à terre, achevée.
« cette espèce de tragique mélancolie cette chose sombre noire qui était déjà en elle comme un noyau de mort cachée comme un poison un poignard sous le léger tissu de sa robe imprimée décorée de fleurs » — Claude Simon, Histoire.
Attention tout va aller très vite à votre droite le mur le plus proche va se fendre par le milieu et des décombres vont s’élever des torpilles tirées par des hommes encapuchonnés pensant appartenir à la nouvelle organisation de purge humaine et elles siffleront non loin des oreilles et viendront exploser les vases au fond du salon il reste très peu de temps pour se cacher peut-être sous la table le bureau finalement dans la cuisine y prendre un couteau le garder dans sa poche à la ceinture ne pas se couper ne pas se trancher les hanches ils continuent la fusillade et certains rentrent à l’intérieur il est possible de lancer le couteau il ne faut pas rater la tête du premier qui arrive se saisir de son arme au mieux une sulfateuse au pire un pistolet à eau et la le pointer sur celui l’autre homme qui suit qui était juste derrière le premier caché dans la poussière et qui ne comprend pas encore la balle ou l’eau qu’il se prend entre les deux yeux ou dans les yeux si ça n’est que de l’eau il faut faire comme on peut enjamber ces deux corps maintenant au sol et courir à travers la fissure du mur déboucher dehors où le chaos prend place et les églises brûlent c’est peut-être l’apocalypse il ne faut rien dire il faut se taire ne pas avoir peur ne pas crier victoire trop tôt ramper tenter par tous les moyens de se dissimuler dans la cohue et attendre que la douleur au ventre passe cette douleur des morts qui hurlent des déchirures aux membres des douves pleines de corps de ce qu’on ne voulait plus de ce qu’on n’imaginait pas quand alors se propagent les gaz paralysant les virus cette tornade rouge cette colonne de flammes autour de laquelle on se réunissait jadis après un orage pour se raconter des histoires et qu’on nommait le feu mais qu’on a maintenant apprivoisé et qu’on nomme désormais la guerre.
Un conseiller pour le gaz m’a appelé plus tôt pour me vendre encore d’autres fonctions, d’autres assurances inutiles, et je lui ai dit, avant même d’entendre ce qu’il avait à me proposer, de voir si ça pouvait seulement m’arranger, me soulager, comme j’aurais pu lui écraser un vase sur le crâne alors qu’il me tendait simplement la main, que ça ne m’intéressait pas, et il voulait comprendre pourquoi, il insistait, il était contrarié, je ne savais plus comment m’en dépêtrer, je me sentais mal, coupable, alors je lui ai dit avant de raccrocher que je ne lui demandais pas de comprendre, mais juste d’accepter.
Je deviens infect, invivable, sournois, pesant, dépressif.
Comme le dit Savitzkaya : « J’ai repris ma vie de brute. »
« J’ai traversé des jours, moi aussi, d’un très profond désespoir, qui n’était pas le tourment amoureux de cet hiver — un désespoir qui m’a ravagé et menacé. Je me suis demandé comment m’en sortir, je tiens un peu beaucoup à ma personne, c’est bien pénible de se voir crevé. » — Hervé Guibert, Lettres à Eugène.
J’ai de fortes bouffées de pleurs depuis le début de la semaine, je salis le peu de feuilles sur mon bureau, des factures, des contrats, je n’arrive plus à me contenir, je suis affreusement triste, et je voudrais des bras, mais je n’ai que les miens, qui me dégoûtent déjà.
Je suis sorti sur mon minuscule balcon, au quatrième étage, au début pour prendre l’air, et puis j’ai regardé le sol, j’ai eu le vertige, et me suis dit, après m’être à peine penché par-dessus le garde-corps : pourquoi pas.
Dans ma dixième année, je me souviens avoir dessiné, sur mon temps libre, un ourson en peluche, les griffes ensanglantées, qui dévastait la boutique dans laquelle il était présenté, laissant la vitrine brûler, des flammes gigantesques juste derrière lui ; j’avais présenté ce dessin, fier, mine de rien, le montrant sans le montrer, sur le bord de ma table en cours d’Arts plastiques, et ma professeur m’avait demandé, d’abord, si j’avais bien réalisé ce dessin (je m’étais empressé de répondre par l’affirmative), ensuite, si je pouvais lui donner mon carnet de correspondances, sur lequel elle avait écrit que j’exposais et dessinais des dessins à caractère violent et obscène.
Je n’ai jamais compris, envisagé, accepté, que ma normalité soit une monstruosité pour d’autres.
Et la honte de devoir faire signer ce mot par ma grand-mère, lui faire signer, moi, le petit garçon blond souriant, ma perversion.
« L’amour vous rend mauvais, c’est un fait certain. » — Samuel Beckett, Premier amour.
La sensation de passer mon temps à exposer comme tout ce que j’aime meurt.
« Mais la nostalgie des ruines — mêmes récentes — ne fait-elle pas aussi partie des ingrédients traditionnels du voyage hors de nos habitudes ? »
Trois images : la Grande plage de Saint-Cast-le-Guildo, le jardin (désormais coupé en deux) de mes grands-parents à Matignon, la maison vide où je suis né et dans laquelle est allumée une télévision que je regarde recroquevillé sur un fauteuil ; moi, ce résultat.
L’absence épouvantable qu’occupe ma mère dans ma mythologie personnelle ; je crois d’ailleurs qu’il n’y a plus de rien de ce côté-là désormais sinon de la rancoeur et une demi-soeur que j’aime comme si elle était le fruit de mon père (ma mère, rejetée même de ce ventre qu’elle nous a, d’abord à elle, puis à moi, loué).
Est-ce que je peux seulement faire sans ? Coupé en deux comme, je l’imagine, le Vicomte pourfendu de Calvino : cruel, impitoyable, destructeur, sadique. Ma bonne moitié perdue en guerre, laquelle.
« Première approximation : j’écris pour détruire, en les décrivant avec précision, des monstres nocturnes qui menacent d’envahir ma vie éveillée. » — Alain Robbe-Grillet, Le miroir qui revient.
Ils ne m’avaient pas vu me cacher entre les buissons au fond du jardin, même quand ils étaient venus faire des bouquets, ou couper les branches mortes, tondre la pelouse, les buissons étaient denses, doux, pas des buissons de chardons, mais des berbéris, des céanothes, dont les fleurs s’ouvraient tout juste, sous mon nez allergique, me faisant éternuer, remuer les feuillages, trembler le printemps, les oeufs de Pâques écrasés sous mes chaussures aux lacets défaits, des plaques rouges sur le dos à trop me rouler dans l’herbe, à forcer la nature contre mon corps, et eux, aveugles à mon combat, trouvant tous bien plus important à faire que de m’encourager dans ma lutte injuste contre la solitude des bourgeons et le ramage des oiseaux.
« Savoir aussi qu’il y a quelque chose autour de nous qui ne sert à rien. Mais qui peut être aussi précieux que le reste. » — Thierry Metz, Lettres à la bien-aimée.
Envie féroce de baiser, de lécher, de bouffer du sel entre deux omoplates âcres, de déchirer chaque couche de vêtements qui s’oppose, de détruire, tout, de griffer, de mordre, de sentir sous mes paumes ouvertes la peau des fesses qui se crispe, de presser les hanches les reins la colonne, de noyer un cou de salive, comme un caïman mes crocs sur une oreille, de nouer mes doigts, craquer ma mâchoire entre des jambes, des allumettes sous des yeux clos, de coller la mémoire de ton corps sur chaque autre paire de seins sur chaque autre ventre chaque autres lèvres sur chaque putain d’espace de chair à vif que je prendrai la peine de lacérer pour décharger mon amour, ma soif, mon dégoût, ma tendresse.
« Insatisfaction, patience ; une solitude quand même insensée le soir, vers dix-huit heures trente, quand je ne suis pas sûr que Vincent rappelle ; et avant le premier verre de vin ; j’ai travaillé toute la journée, assez bien je crois ; en somme je suis plutôt malheureux. » — Hervé Guibert, Fou de Vincent.
Avalez-moi, je serai toujours la vague de plus qui emporte les précédentes sans se soucier de celles à venir.
Personne (tous trop occupés à faire sur les jetées des ports des haies de ronces et de lilas pour des voiliers lourds et laids) ne voit les petits avirons de papier que je dépose sur les rives de fleuves cachés et qui bientôt se retrouveront tous au milieu des plus vastes océans pour former un magnifique paquebot plein de sens et de fêtes qui accompagnera les périls des délaissés et diffusera dans sa lourde fumée noire un cancer dont je serai l’unique origine, le père, le tout.
« Il n’entend pas. Il n’a pas entendu. Il cesse de pleurer. Il dit qu’il est en proie à une grande peine parce qu’il a perdu la trace de quelqu’un qu’il aurait voulu revoir. Il ajoute qu’il est enclin à souffrir souvent de ce genre de choses, de ces chagrins mortels. Il lui dit : Restez avec moi. » — Marguerite Duras, Les yeux bleus cheveux noirs.
Personne ne voit mes petits avirons, et je m’en fiche, je sais ce qu’ils valent, je sais où ils vont.
Et peut-être bois-tu encore du thé dans ma tasse, et quel goût il a maintenant, je ne sais plus, sûrement le même que d’habitude.
J’ai laissé couler l’eau, peu importe, j’ai laissé couler l’eau ça en mettait partout, je ne sais plus si j’avais allumé la lumière, il était très tôt le matin, mais de toute façon il n’y avait pas de fenêtres, il était très tôt le matin dans le noir il n’y avait pas de fenêtres il y avait juste la nuit c’était très tôt le matin, j’ai laissé couler l’eau et le siphon était bouché de poils et des cheveux que je perds, bouché un peu plus chaque jour, chaque matin dans la nuit, si bien que mes pieds pataugeaient comme dans un bassin d’enfants, et toute l’eau s’insinuait dans les jointures du carrelage, pour couler dans l’appartement du dessous, le matin tôt dans la nuit la pluie qui gouttait sur le visage des voisins, satisfaits, protégés, j’ai posé le pouce de ma main droite dans le creux de mon plexus, sur mon diaphragme peut-être, j’ai senti mon coeur comme je le sens qui soulève ma peau fine quand je pose ma main sur mon torse, j’ai appuyé jusqu’à ce que ma respiration se coupe, l’eau toujours, le bruit, la nuit le matin, deux extrémités du même corps sous presque rien d’eau, mais déjà beaucoup trop, resté comme ça combien, des heures sûrement, je n’ai pas compté, je ne compte plus, le temps passé le matin dans la nuit à tenter de fuir, à ne plus s’écouter, sinon comme une misère, à se dire, le pouce toujours enfoncé au creux du plexus : ça ne tient qu’à ça.
« Après la clinique, c’est l’entrée dans la dépression douce, la guérison lente : la récompense de cette traversée de la mort, c’est, au lieu du palais enchanté que l’on croit avoir gagné à la sueur de son sang mort, un monde désenchanté, sans relief ni couleur notables, des regards ternes qui ne vous voient plus, des voix toujours adressées à d’autres que vous qui revenez de trop loin, une obligation quotidienne à survivre, un coeur qui ne fait passer que du sang, et du sang qui ne chauffe plus. Il faut attendre. Sans colère. S’appliquer à se nourrir, à dormir, à se laver, à se vêtir, à marcher, chaque jour : le tout, presque seul, et sans même soi-même à ses côtés : essayer par à-coups, si gauches, de reprendre du coeur. » — Pierre Guyotat, Coma.
Elle a noyé dans l’évier le bouquet de mimosas que j’avais cueilli pour elle, et sur la table de la cuisine les boutons de roses fânent déjà. Elle est allée chercher à la cave une boîte de haricots verts, qu’elle a fait revenir à la poêle dans du beurre et de l’ail. Elle les a servis entre le mimosa et les roses, elle en a mis plusieurs à côté, elle n’a pas fait tellement attention, elle a froissé la nappe et décolé l’anti-dérapant, elle a fait basculer deux chaises et ne trouvait plus où s’asseoir, elle m’a vu revenir des bois juste avant le diner et a dévalé les champs comme une furie en voyant qu’une de mes mains avait été tranchée.
« L’eau bout. Dans la théière cabossée sont mon foie et mon coeur. »
Je me purge de toi en faisant des cauchemars qui te tuent.
Qu’on ne se méprenne pas : je suis un enfant de la barbarie, de la pornographie, et de la haine.
Deux vieilles en randonnée qui ouvrent leurs parapluies quand les gouttes approchent et les referment aussitôt l’averse passée discutent autant du mauvais temps que de l’anorexie tardive de leur voisine octogénaire quand les cyclistes les croisent leur adressent des bonjour courtois mais discrets sans signe de la main sans hochement de tête juste les lèvres qui s’entr’ouvrent dans la sécheresse d’une bouche flétrie et se referment aussitôt sur le silence du souvenir des morts quand les carrefours se présentent prenant toujours à droite au retour vers la déchetterie les carcasses de vaisselle et de machines démontées d’où la ferraille rouillée surgie comme des herses et vient piquer un ciel couvert d’orages en attendant le début des hostilités.
« Moi, je joue avec les débris qu’ils m’ont laissés comme un trésor. J’ai retourné la maison de fond en comble et je n’ai rien trouvé, et rien ne m’a été révélé, que des ordures qu’ils entassaient pour moi. » — Eugène Savitzkaya, La Disparition de Maman.
Cette pression du coeur à l’instant de supprimer les heureux souvenirs pour en envisager de nouveaux.
Je garde une dragée à la fraise dans ma bouche au travers de laquelle je fais passer l’eau que je bois, et qui prend le goût du fruit, comme mes larmes ma morve et mes ongles ; ma douleur, de la grenadine.
« Oh oui, il a parlé de la colère, du vacarme qu’on fait tous, de l’envie furieuse parfois d’aimer, de jeter, de casser et d’embrasser dans le même mouvement les larmes, les rires, n’être plus rien qu’un mouvement, une chose, être aussi vrai qu’un caillou, un bout de bois, que chiffon ou colère, ce mouvement qui ouvre la terre en deux et précipite les livres et les femmes, les gentillesses et les tendresses des grands-mères, loin : que tout s’écrase dans un grand vacarme et qu’on ne parle plus, de rien. »
J’ai brûlé ta clé dans la cheminée et son crépitement sur le bois a couvert ma mine inconsolable.
« Alors, oui, comment Tony aurait pu faire tout seul, à l’époque, alors que comme moi il a fallu qu’il devine comment un homme doit faire pour vivre seul. » — Laurent Mauvignier, Seuls.
Et quand j’y repense c’est marrant que le dernier livre que je t’aie offert soit Je m’en vais.
J’adore quand les vieux se font la bise, moins quand ils se retrouvent au cimetière.
« À la campagne, privé de ses occupations, Ivan Ilitch ressentit pour la première fois de sa vie non seulement un ennui profond, mais une angoisse intolérable. Il décida qu’il ne pouvait continuer à vivre ainsi et qu’il fallait absolument prendre des mesures énergiques. » — Léon Tolstoï, La mort d’Ivan Ilitch.
Ainsi vécus-je : dans une solitude subie, une indifférence étrange, une gaieté feinte.
« Il doit aller au lit avec ce sentiment, avec sa douleur physique, avec sa terreur, et rester souvent sans dormir une grande partie de la nuit. Et au matin, il faut de nouveau se lever, s’habiller, aller au tribunal, parler, écrire, ou bien rester chez soi, à la maison, et observer l’écoulement des heures, dont chacune est un tourment. Et il était obligé de vivre ainsi au bord du gouffre, tout à fait seul, sans un être pour le comprendre et le plaindre. »
Faire : tout est là.
De plus en plus je me dis, ce n’est pas ça, je gribouille, j’efface, je tremble, bégaie, je ne sais plus quelle est ma voix, je brasse dans ma propre crise du langage, sans trouver ni les morceaux ni le sens dans lequel les tourner, trépignant, impatient comme un enfant qui voudrait déjà avoir la solution, sans prendre la peine du voyage, de la chute et de la perte, voulant déjà tout savoir des cabanes, sans les coups de marteau sur les doigts et les planches fracturées au visage, irritable, méchant, parce qu’il ne sait plus dire merci, parce qu’il ne sait plus que dire non, et encore trop souvent je dis non, quand il me suffirait de dire oui.
« et si je deviens un vrai brigand de voleur, et que tout le monde en parle, je crois bien qu’elle sera un peu fière de m’avoir sorti du caniveau. »
Soudain, je deviens sec, et mon regard se fige dans l’indifférence ; je vous observe, je vous vois, vous me donnez la nausée, j’ai envie de vous cacher sous des gravas de plastique et de pierre pour ne plus subir l’horreur que vous m’imposez, vous êtes si blancs, si pâles, et je suis pourtant à votre aulne, mais à trop m’ignorer vous me faites perdre le coeur et je ne peux que rendre la bile qui me tort l’estomac sur vos souliers fraîchement vernis.
« Il se considérait comme un garçon sans amis, abandonné ; personne ne l’aimait ; lorsqu’ils sauraient ce vers quoi ils l’avaient poussé, peut-être les gens seraient-ils désolés ; il avait essayé d’agir correctement et de s’entendre avec les autres, mais ils avaient repoussé ses avances ; puisqu’ils ne seraient contents qu’une fois débarassés de lui, il en serait ainsi ; et ils pourraient lui mettre les conséquences sur le dos — pourquoi pas ? de quel droit lui, qui n’avait pas d’amis, pouvait-il se plaindre ? Oui, ils l’avaient finalement obligé à agir : il mènerait une vie criminelle. Il n’avait pas le choix. » — Mark Twain, Les Aventures de Tom Sawyer.
Quels crimes me feront vivre ?
J’ai acheté des fleurs, et fait de ma chambre un jardin.
Tous ces journalistes qui plaignent ce pauvre Eddy Bellegueule d’une éducation dans la misère et l’intolérance me rappellent à quel point on en oublie comme Charles Bovary est triste tant on ne voit qu’Emma pleurer.
« Lorsque la classe se calma, Tom se mit sérieusement à l’étude, mais l’émoi en lui était trop fort. D’abord il participa à la leçon de lecture et bâcla le travail ; puis à la leçon de géographie et transforma les lacs en montagnes, les montagnes en rivières et les rivières en continents, jusqu’à revenir au chaos originel » — Mark Twain, Les Aventures de Tom Sawyer.
Quelques pages plus loin, cette phrase : « Puis ils s’assirent ensemble, une ardoise devant eux, et Tom donna le crayon à Becky et prit sa main dans la sienne, pour la guider, et ainsi ils créèrent une autre maison suprenante. » Mes mains, à moi, toujours seules, maladroites, tournaient les boutons de mon ardoise magique rouge sans savoir tracer les fondations de ma maison, sans ligner correctement les façades, la rendant pleine de trous, où s’infiltrait la pluie, le vent, et les feuilles mortes de l’automne balayé ; j’attends depuis cette époque qu’une autre paire de mains vienne se superposer aux miennes pour calfeutrer les brèches et tracer une allée de gravier qui mènerait jusqu’à la porte d’entrée.
« et les écoliers commencèrent à arriver, et elle dut cacher son chagrin, calmer son coeur brisé et traverser une longue après-midi ennuyeuse et douloureuse, et personne parmi les inconnus qui l’entouraient n’aurait pu partager sa tristesse. »
Après avoir cherché sur internet où il pouvait trouver des putes, l’homme à côté de moi s’est longuement curé le nez.
Vous pouvez rire, vous moquer, me dégrader, que je serai toujours bleu et calme et sournois comme une lamproie foudroyante, mon électricité dans le sillon de vos lèvres déjà cousues.
J’ai des crampes à la mâchoire quand je l’étire, quand je bâille, c’est-à-dire à chaque fois que je m’ennuie, ou que je suis fatigué, las, énervé, déçu, je bâille plusieurs fois par jour maintenant, bientôt tout le temps, j’ai la bouche grande ouverte chaque instant un peu plus et pourtant toujours aucun mot n’en sort.
Je patauge. Je fais ma cure avec Verne, au centre de la Terre.
« La journée suivante ne présenta aucun incident particulier. Toujours même sol marécageux, même uniformité, même physionomie triste. »
J’ai, dans chaque sourire que j’adresse, des guerres et des boucheries, des animaux saignés, j’ai l’odeur des grenades clouée à mon palais, et la détonation des murmures en plein milieu du vacarme, j’ai les plus féroces génocides et des décapitations au rasoir, j’ai une foule de choses encore mais j’ai surtout une absence énorme comme un cratère bouillant d’où surgissent des braises rapaces et violentes.
« Oui ! perdu à une profondeur qui me semblait incommensurable ! Ces trente lieues d’écorce terrestre pesaient sur mes épaules d’un poids épouvantable. Je me sentais écrasé. »
De mes ongles je frotte la paroie et les peaux saignent sur le marbre qui glisse et crisse et luit de toute ma folle agitation, sans même s’émouvoir de la moindre altération, sans même sentir la trace de ma colère au milieu de sa roche, juste renvoyant mon visage décharné et sali d’une couche de crasse faite de larmes et d’astringent.
« Je me pris à fuir, précipitant mes pas au hasard dans cet inextricable labyrinthe, descendant toujours, courant à travers la croûte terrestre, comme un habitant des failles souterraines, appelant, criant, hurlant, bientôt meurtri aux saillies des rocs, tombant et me relevant ensanglanté, cherchant à boire ce sang qui m’inondait le visage, et attendant toujours que quelque muraille vînt offrir à ma tête un obstacle pour s’y briser ! »
De cette lumière ridicule je pourrais extraire une multitude d’astres, mais quand je concentre mon regard sur l’origine du réconfort, je ne distingue qu’une petite luciole égarée qui clignote et balbutie au milieu du vertige que je suis.
« Relève-toi donc et reprends ta route. Marche, traîne-toi, s’il le faut, glisse sur les pentes rapides, et tu trouveras nos bras pour te recevoir au bout du chemin. En route, mon enfant, en route ! »
Qui m’attendra les bras ouverts pour aller contempler la mer et les forêts de champignons ?
Et si je vais mieux, que deviendra ma bonne humeur ?
Je rampe sous mon lit en espérant attraper entre les boules de poussière un peu de quelque chose pour évacuer ma misère.
« De même celui qui à grand-peine fait force de rames pour que sa barque remonte le courant a-t-il par hasard relâché l’effort de ses bras que l’esquif l’entraîne au fil du fleuve, à l’abîme. » — Virgile, Géorgiques.
Je reconnais encore le parfum de la pluie quand elle creuse le sol de minuscules obus.
« Le trait principal de son état d’esprit était un chagrin indéfini et essentiel, celui d’un orphelin, une incapacité fondamentale à remplir le vide de l’existence qui s’étendait entre les émotions des repas. Cela se manifestait par des mouvements chaotiques et vains, des accès de nostalgie exprimée par des jappements plaintifs et par l’impossibilité de se trouver une place. Même au fond de son sommeil, quand pour assouvir son besoin de protection il se pelotonnait sur lui-même en une boule frémissante, le sentiment d’abandon ne le quittait pas. » — Bruno Schulz, Les boutiques de cannelle.
Cette nouvelle, Nemrod, m’a terrassé.
Comme une taupe aveugle je creuse mes sillons dans l’ombre et ne suis pas sûr de pouvoir m’en dégager voyant un jour.
« Ce qui restait encore de lui, ce peu d’enveloppe charnelle et cette poignée de lubies extravagantes, pouvait bien disparaître un jour ou l’autre sans que l’on s’en aperçût, tout comme le petit tas de balayures grises amassées dans un coin, qu’Adèle descendait chaque matin dans la boîte aux ordures. » — Bruno Schulz, Les boutiques de cannelle.
Je suis parti me perdre sur les rives de la Rance, mais avant de me jeter comme elle dans la Manche, j’ai appelé tout le monde, j’ai épuisé mon répertoire, chacun était à ses occupations, mon téléphone sonnait dans le vide, ou occupé, j’ai laissé des messages, longs, effrayés, je ne raccrochais jamais avant la fin du temps dont je bénéficiais, j’allais jusqu’au bout de ma peine, et puis la dernière écluse est arrivée, je n’avais plus aucun sentier où marcher sinon des chemins boueux dans lesquels je pataugeais et où mes chaussures s’enlisaient ; il n’y a finalement plus eue que l’eau devant moi, les bouées, les navires, alors je me suis déshabillé, et j’ai plongé.
Je viens d’achever la construction de ma cabane en bois, que j’ai poncée et vernie ; j’ai accroché des jardinières aux balcons, dedans il y a des pétunias, de la verveine retombante et des anthemis ; à l’intérieur de ma cabane en bois, j’ai percé le toit d’un cylindre pour y faire passer ma cheminée, dans laquelle je brûle les bûches de hêtres, de frênes et d’érables coupés l’hiver passé ; il y a une chaise en bois et un bureau auquel je m’attable pour manger, pour boire aussi, et pour lire un peu, même si je relis toujours le même livre, je ne sais plus lequel, j’ai enlevé la couverture ; j’ai tout oublié, les personnes aussi, on frappe parfois à une des planches de ma cabane, on essaye de la démolir, arrêtez d’insister, ne me dérangez pas, vraiment, ne tentez plus de venir, j’ai condamné toutes les entrées.
À l’instant de prendre ma voiture, après avoir traversé des ruelles pavées de pierres humides sur lesquelles les pneus des voitures patinent et les talons des ménagères s’usent, après avoir longé les devantures éclairées des pharmacies et des boutiques de jouets, de vêtements, de chaussures, après avoir trouvé au fond d’une poubelle de quoi me repérer dans cette ville qui ne me connaît plus, après avoir entendu les adolescents faire la roue comme des paons dans des bars bondés d’où ne ressortait qu’une dense odeur de fumée et de bruit, et après avoir croisé des riverains saouls que je soupçonnais de laver leur peine au bord des trottoirs, je me suis aperçu, alors que j’entendais finalement le léger déclic de la serrure dans la portière noire, que depuis le début je tendais ma main droite ouverte dans le vide comme si tu étais là.
Personne, ni mouvement, ni bruit, ni signe d’une quelconque activité que j’aurais pu surprendre, aucune lampe allumée dans un coin d’une pièce, pas de mot sur la table du salon, encore moins sur le tableau de la buanderie, les voitures n’étaient pas garées dans la cour, en somme on ne m’attendait pas, on ne s’attendait pas à moi, je n’avais pas prévenu il faut dire, ni appel ni courrier, j’arrivais à l’improviste dans une maison qui ne me voulait plus, la dernière de beaucoup d’autres maisons qui ne veulent plus de moi, j’ai posé mes affaires dans un coin de ma chambre qui n’est plus que d’amis, je me suis assis sur le lit, j’ai été grignoter des crudités fraîches épluchées dans le frigo ; je ne me suis pas attardé ; j’ai repris mon linge sale, regardé une dernière fois les photographies suspendues dans l’escalier, et j’ai compris en laissant mon double des clés dans un petit pot de fleurs à la sortie du garage, qu’il n’y aurait désormais plus qu’un court message à envoyer à mon père pour lui dire que je ne repasserai jamais.
« Écrire l’intime, ce serait montrer de quoi la vie reste privée. Jour après jour. En quoi elle est toujours une vie privée. Une vie fragmentaire, ébauchée, dans le manque. » — Yves Charnet, La Tristesse durera toujours.
Je vais commencer à parler de toi, Papa, et ça sera sûrement le plus dur, il y aura beaucoup de ce que j’ai retenu comme amour jusqu’à aujourd’hui, beaucoup de silences aussi, et chaque espace entre chaque paragraphe sera tout ce que je n’ai pas encore réussi à dire.
Le bruit éclatant d’une brindille qui craque entre deux personnes qui s’aiment ; et qui veut tout dire.
« Je dis de nouveau Tu ne crois pas que je t’aime, la heurtant de nouveau mes reins mon ventre la heurtant la frappant de nouveau tout au fond d’elle sa gorge s’étranglant un moment elle fut incapable de parler mais à la fin elle réussit à dire une seconde fois : Non » — Claude Simon, La Route des Flandres.
J’ai des souffles au coeur, qui me le piquent et le malmènent, me paralysent et m’obligent à engouffrer de l’air comme un asphyxié. Jusqu’ici, j’en avais parfois, maintenant de plus en plus souvent. Je pensais en mourir parfois, maintenant de plus en plus souvent.
Dans un mois exactement, c’est l’anniversaire de ma grand-mère : l’annonce d’un an de plus à passer dans le souvenir douloureux de son seul et grand amour.
Toutes ces années à faire comme si de rien n’était.
La plupart du temps je me trouve laid, le reste j’essaie de n’y pas penser.
Certains soirs, comme ce soir, il m’arrive, subitement, alors que je suis en train de lire allongé dans mon lit, de sentir mes lèvres trembler, s’affaisser, et de me mettre à pleurer, sans raison particulière, juste, comme elles auraient pu dire quand j’étais encore enfant, parce que j’ai beaucoup de chagrin, et que je me sens triste de vivre ; ça dure de longues minutes, puis je me mouche, et m’endors, épuisé.
Cette sensation de submersion à la lecture de certains écrivains, de certains stylistes, plus que de conteurs, à la lecture de ces phrases qui foudroient et laissent en place n’importe quelle ambition sur le carreau d’une cuisine de campagne, entre le braque qui aboie et le poêle éteint ; est-ce qu’il n’est pas plus facile de se jeter dans les rires des hyènes sans repères autour, et prendre leur machouillâge comme une libération bienvenue, plutôt que de s’agripper à tous ces livres qui nous dépassent en espérant un jour les franchir, en espérant pouvoir un jour les fouler d’un pied bienveillant mais narquois ; ce serait une grande joie de pouvoir tout oublier pour remodeler sur ce qu’on a de naïveté primaire une grande cathédrale moderne d’où se jetteraient des gargouilles ailées comme des courlis cendrés.
« Comme quoi il n’a donc pas entièrement tort. Comme quoi somme toute les mots servent tout de même à quelque chose, de sorte que dans son kiosque il peut sans doute se persuader qu’à force de les combiner de toutes les façons possibles on peut tout de même quelquefois arriver avec un peu de chance à tomber juste. Il faudra que je lui dise. Ça lui fera plaisir. » — Claude Simon, La Route des Flandres.
« Le récit d’une enfance gâchée, sans pathos, bouleversant. Edouard Louis entremêle deux langages : le sien, et celui des gens du village, qu’il restitue en italiques. » ; depuis quand, au juste, marquer la langue des autres d’une quelconque modification (ici, typographique), d’un quelconque décalage (deux points, ouvrez les guillemets), pour ne pas l’intégrer à sa langue à soi, est-ce faire de la littérature ? Est-ce que ce n’est pas surtout adopter une posture surplombante et manipulatrice qui rejette la violence de l’exclusion. L’assimilation de la douleur d’une enfance passe par les mots de l’enfance, qui deviennent soi, et qui ne peuvent souffrir d’aucune altération dans le courant même de la prose.
Je ne sais plus exactement dans quelle mesure fixer ici un portrait imaginaire de ma vie laisse une trace sincère de ce que j’ai été.
Quel joli prénom, Mireille.
Bien décidé à sortir de ma torpeur solitaire, je me suis rendu au centre postal le plus proche pour envoyer un courrier, pas très urgent, pour acheter un timbre, et laisser une postière le coller en salivant sur son dos ; à l’entrée, alors que j’attendais, dans la queue, tout sourire, que mon tour arrive, une femme s’est permise de me demander ce que je faisais là, ce que je lui ai aussitôt expliqué (je viens pour poster une lettre), et sans même me laisser l’espérance d’arriver jusqu’au guichet pour profiter d’une complicité avec l’autre femme, celle qui m’était destinée et que je fantasmais depuis plusieurs nuits, elle m’a redirigé vers une machine qui, a-t-elle pris soin de me préciser, fait la même chose, et plus rapidement, que celle à qui je destinais en premier lieu mon travail ; j’ai collé le timbre sur ma lettre moi-même avec ma propre salive, suis ressortis de là un peu contrit, l’ai glissée dans une fente grise et sale sur la façade du bâtiment, et m’en suis voulu le reste de la journée de ne pas avoir su opposer mon désir à cette manie envahissante de vouloir toujours partout nous imposer des robots.
Je m’étais décalé sur le bord droit de la route pour laisser les voitures me doubler, il était encore tôt, peut-être sept heures, je m’étais décidé, enfin, j’avais pris mes dispositions, c’est-à-dire que je n’en avais pris aucune, je n’avais même pas signalé mon départ dans la maison avant de partir, je n’avais laissé aucun mot, aucun signe qui tromperait les habitudes, je m’étais contenté de crier A tout à l’heure à la volée, sans vraiment m’inquiéter que ça soit parfaitement entendu, et je ne sais plus la saison mais il faisait grand jour, c’est ce que je me suis dit juste à l’instant de franchir la porte, que ça allait être agréable de partir ce matin spécifiquement parce qu’il faisait grand jour, j’ai vu passer des fermiers dans leurs tracteurs, qui rejoignaient les fermes desquelles je sentais déjà le lisier, j’ai vu des chasseurs, des postiers, j’ai vu les habitants des maisons que je croisais me saluer, quand, arrivé sur une hauteur, j’ai apprécié les champs qui se disposaient devant moi, et me suis conforté dans l’idée que ma fuite ne serait qu’un même ressassement des politesses de rigueur, chaque matin de grand jour perdu dans les terres ; j’ai fait demi-tour, sur le côté gauche de la route, surgissant soudain au milieu de la voie, laissant le soin aux voitures de m’éviter, elles qui klaxonnaient, maladroites, et qui évitaient du même élan l’envie ténue que j’ai parfois de me faire écraser.
« Les fusées partirent, les détonations roulèrent, les étoiles montèrent, les serpenteaux se tordirent et éclatèrent, les soleils sifflèrent, d’abord isolément, puis, par paires, puis tous à la fois et toujours plus fort, les uns parès les autres et tous ensemble. Edouard, dont le coeur brûlait, suivait, d’un regard animé et satisfait, ces apparitions enflammées. Pour l’âme tendre et émue d’Odile, leur naissance et leur disparition bruyant et étincelante l’inquiétaient plus qu’elles ne lui plaisaient. Elle s’appuya timidement sur Edouard, à qui ce contact, cette confiance, donnèrent la pleine certitude qu’elle lui appartenait tout entière. » — Goethe, Les Affinités électives.
Je vois, aux traces de salive sur l’oreiller, les trajets que j’ai pu faire pendant la nuit.
Chez moi, je mange toujours les compotes en trempant directement ma langue dans le pot, et rien ne me rassure autant que l’odeur du linge propre.
Au Mans, 22:13, déjà trente minutes de retard pour le train qui me ramène de loin, arrêté en gare, à une heure à peine de mon lit, pour une quelconque raison impliquant pompiers et policiers, que, à bout de patience, j’essaie d’observer, de loin, de mon wagon en bout de quai, quand eux sont à l’exact opposé, un feu sur les rails, d’autres englouties, certains passagers empruntent les trains voisins, m’abandonnent, quittent le navire, ça me rend triste, déraisonnablement triste, je suis presque seul dans mon wagon et j’aimerais juste rentrer chez moi, il n’est pas si tard mais je me sens mal dans cet entre-deux, je ne veux pas être ici, pas aussi longtemps, ça n’était supposé être qu’un passage, une fuite, pas une demeure, pas la mienne, d’autres doivent être heureux de finir ici leur voyage, moi non, et des ouvriers en gilets orange passent à côté de moi comme si mon sort ne les intéressait pas, ils sont tout à leur travail, ils ne peuvent pas tout faire, ça serait trop leur demander, ça serait dégueulasse, injuste, prétentieux, de vouloir qu’ils prennent juste un peu conscience que je suis loin de chez moi, alors qu’un vendredi soir, à cette heure, c’est bien la dernière chose qu’on souhaite ; finalement, le train repart ; j’arriverai avec trente minutes de retard.
« Que Daphnis soit possédé par l’amour, comme la génisse qui, lasse de chercher le taureau à travers bocages et bois profonds, s’affaisse sur une berge, dans la verdure des plantes d’eau, égarée, oubliant de céder la place à la nuit avancée ; qu’un même amour le possède, sans que je me soucie de lui porter remède. » — Virgile, Bucoliques.
Sur une toute petite surface, une feuille, un post-it, deux pouces de large, autant de long, une araignée, une punaise, plutôt un pince-oreille (il a une morphologie bêtement agressive et semble assez violent), qu’on empêche de quitter cette petite surface, tout en essayant de ne pas se faire pincer : on esquive, on trébuche parfois, il faut du doigté, de la patience, il ne faut pas s’emmêler l’index et le pouce, ne pas se laisser distraire, au risque de le voir s’enfuir sans ménagement pour disparaître dans l’une des fissures invisibles du mur le plus proche, on joue un peu, on le titille, on l’excite, on l’énerve, et on se fait avoir, à trop laisser traîner nos doigts on se fait prendre entre les deux cimeterres, on lâche prise, on le voit qui se précipite, on essaie de le retenir, sans succès, on tape du sol, on hurle, on avertit tout le monde que c’est trop tard, qu’il faut recourir aux grands moyens, on se précipite dans tous les sens, et on l’écrase par hasard, en croyant briser une miette, le bruit est le même ; on s’attriste, on en trouve un autre, on le pose, on recommence.
Mais ça on m’avait pas dit, quand je suis rentré, qu’il fallait poser son parapluie, non, je l’avais pas vu, le porte-parapluie, à l’entrée, d’habitude il n’y en a jamais dans les magasins, je suis obligé de le faire tournoyer, de le taper, de le secouer, pour faire tomber les gouttes, au risque de mouiller les personnes autour de moi, qui n’ont rien demandé, évidemment, enfin surtout pas de se faire mouiller alors qu’elles sont la plupart du temps dans le magasin pour se protéger du mauvais temps, et moi j’arrive, là, sans savoir où poser mon parapluie, et évidemment je veux pas le plier pour le mettre dans mon sac sinon ça tremperait toutes mes affaires, surtout mes beaux carnets et les lettres que je n’ai toujours pas pris le temps de poster, alors j’en fous partout, de l’eau, ça m’étonne pas du coup qu’on puisse m’en vouloir : on me jette des regards accusateurs, on fulmine, on m’équarrit, et je me camoufle comme je peux sous mon haut-de-forme, oui, je prends un parapluie même si j’ai un haut-de-forme, c’est une vilaine manie que j’ai, d’accumuler les couches pour me protéger, alors que le haut-de-forme pourrait suffire, et que ça m’éviterait de saloper tout le monde, mais là, qu’on m’en veuille, alors que je rendais service, que pour une fois j’avais pas pris mon parapluie, que je m’étais dit que j’allais embêter personne, pour aider cette jolie jeune fille qui me plaisait bien, je trouve ça injuste, je prends son parapluie, elle me demande si je peux le lui garder quelques instants, je dis oui, évidemment, comme elle était jolie, comme elle me plaisait bien, et voilà qu’on me tombe dessus, qu’on me dit qu’il faut le donner, qu’un agent de sécurité me le prend des mains, violemment, parce qu’il salit le sol, et que je reste comme démuni, comme apeuré, idiot, mais pas aussi idiot que quand elle revient après, et que voilà, j’ai plus son parapluie, qu’elle m’en veut, qu’elle ne l’a plus elle non plus du coup, et qu’elle repart avec un autre homme, dehors, avec un autre homme qui avait eu la présence d’esprit, lui, de bien vouloir prendre le sien, de parapluie.
Deux autres caractéristiques : j’ai trois marques de varicelle qui forment un triangle au-dessus de mon oeil gauche, et je mange toujours les framboises goulûment à même les arbustes.
« Heureux le voyageur qui retrouve sa maison, les cris joyeux des siens accourus l’accueillir, les bruyantes cavalcades enfantines et les propos tranquilles, apaisants, qu’interrompent d’ardents brasiers, à même de bannir toute tristesse de sa mémoire ! » — Nikolaï Gogol, Les Âmes mortes.
« Toute mon enfance, quand je m’en souviens, m’apparaît comme un grand calme au bord d’une grande inquiétude, qui devait être toute la vie. » — Marguerite Yourcenar, Alexis ou le Traité du Vain Combat.
Pourtant je leur disais toujours de m’attendre, la veille quand on discutait de nos fantasmes mythologiques je leur disais (quand je sentais que les yeux piquaient un peu) de juste me secouer tranquillement l’épaule et que je ferai le reste, le lendemain, qu’ils partent pas sans moi vers le rez-de-chaussée sans m’avertir, que sinon comme chaque matin j’allais rater les dessins-animés, comme ce matin encore je les rate, et je sens qu’ils m’ont oublié, là encore, quand j’ouvre les yeux dans la chambre et que leurs deux grands lits sont vides, les couettes rabattues en triangle, les volets fermés laissant tout juste filtrer les faisceaux de l’été, alors je me précipite même pas, je sais que j’ai raté le plus important, je sais que quand ils me feront une place dans le lit du bas tout le plus marrant sera déjà passé, que le plateau du petit déjeuner avec une orange et deux quartiers de pomme me réconfortera un peu, mais sans plus, car rien ne console de l’amnésie infernale des enfants, et encore moins de l’obsédant silence d’un réveil sans famille.
Deux caractéristiques fortes chez moi : j’adore le conditionnel, et n’y connais rien en peinture.
« Les bruits des couverts dans les maisons voisines. Ce presque rien de l’intérieur, qui dit qu’on est bien chez soi, ce concerto ponctuel d’intimité. Qui laisse dehors si seul. Ces bruits ne sont pas pour moi, je la vois de dos, marcher, rentrer dans la maison. Je vois la chaise longue, la place vide. Je m’y assois. Je suis à ma place, quand je suis seul. » — Jacques Serena, Isabelle de dos.
C’est, disons, une explosion, une déflagration, un souffle d’abord, puis de longues, époustouflantes, turbulentes flammes, brusques, immédiates, qui avancent comme un éboulement et calcinent au hasard les arbres, les animaux, les enfants qui courent en sens inverse pour fuir le bruit ou se figent sur place de paresse, puis à cela suit un tonnerre lourd qui vient du sol et couvre les champs d’électricité, recharge les clôtures, apeure les brebis, tonnerre lourd au milieu duquel s’arrête un éclair sur le tronc d’un chêne, qui dans la tempête se retrouve du même coup déraciné, emportant dans sa fugue des mottes de terre, la carrosserie de voitures, et la stridence multicolore d’un camion de pompier dans une quelconque nuit d’été, ceux-ci réveillant les riverains insomniaques qui, une fois dehors, ne peuvent que constater avec douleur l’étranglement du chien ligoté dans sa laisse, puis se réfugient, blessés, dans le mutisme éprouvant de cette catastrophe majeure ; à la suite de quoi, aux informations, on s’affole, les spécialistes s’interrogent, déploient des théories neuves sur des cataclysmes imprévus, on digresse, on déclame ; on aurait pu croire à une bombe, et si ça n’était qu’une femme ?
On aurait dit trois hommes, deux sur un banc et l’autre debout, on aurait aussi pu dire trois femmes si vous préférez, ou trois femmes à barbe si vous ne savez pas choisir, moi je reste sur trois hommes, et le premier dit quelque chose comme Quel temps ! ce qui peut vouloir dire qu’il fait particulièrement beau, ou particulièrement mauvais, qu’il pleut, voire qu’il grêle, qu’il y a de l’orage si on dit que ces trois hommes sont courageux et qu’ils sortent sous de telles intempéries ; Oui répond l’autre, on aurait dit que c’est celui qui est debout qui répond Oui, ils ont dit que ça durerait encore une semaine comme ça, les informations ont dit, pas moi, il faut suivre, moi je ne dis rien, je ne sais pas ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont fait plus tôt, mais si on dit qu’ils restent dans cette même position pendant une semaine, soit ils mourront de déshydratation, soit d’une pneumonie, après avoir subi une rigidité articulaire désagréable, donc faudrait choisir, je sais pas ce qu’est le pire… Bon, on aurait dit qu’ils s’en iraient au bout d’une heure, ça évite de trop s’inquiéter pour eux, mais il faut trouver des choses à dire en une heure, surtout si un des trois reste debout, rester debout une heure ça peut épuiser, sauf si on dit que c’est un sportif, un marcheur professionnel, ou un sprinter olympique, avec de belles jambes bien musclées, on a qu’à dire ça ; C’est bon pour la saison, renchérit le troisième, qui peut dire ça soit parce qu’il a plu longtemps en plein été et qu’il faut donc un peu de soleil pour les fruits et légumes, soit parce qu’ils sortent d’une intense canicule, et qu’un peu d’eau ne fait pas de mal aux terres et aux vieux, vieux qu’ils pourraient être si on disait qu’ils l’étaient, ça pourrait être un soulagement, de les savoir saufs, apaisés par la bruine qui tamponne leur front, sauf s’il fait grand soleil, et là ils risquent le maximum, alors demeurons indécis ; là où ça peut coincer c’est si on disait qu’ils n’avaient rien à se dire, qu’ils étaient en froid à cause d’une banale affaire de cocufiage, de plan à trois si on veut attirer un lectorat plus étendu, à moins qu’on ne choque les plus puritains, dans ce cas ça reviendrait au même, disons à cause d’une banale affaire d’argent, et que cette scène leur était pénible, parce qu’ils se devaient tous des sommes astronomiques, on aurait dit ça, ça me parait pas mal, et on aurait dit que subitement les trois sortaient des pistolets de leurs vestes, ce qui voudrait dire qu’il pleuvait et qu’on était donc en été et que l’homme debout ne s’inquiéterait pas du temps qu’il passerait debout justement parce qu’il savait que ça serait expéditif et qu’il aurait, comme les deux autres, tiré au bout de quelques minutes seulement sur ses compères, on aurait dit que les trois tomberaient subitement d’une balle dans la tête ou dans le coeur, ou de plusieurs balles dans plein de membres différents si on disait qu’ils ne savaient pas très bien viser, ce qui aurait permis de clore la scène immédiatement, ce que ça permet de faire d’ailleurs, immédiatement : de clore.
Cette phrase, minuscule, qu’adresse le jeune Flaubert à Ernest Chevalier, et qui n’est rien, mais qui est pourtant tout de moi : « Je suis plus bouffon que gai. »
J’aurai toujours un bouclier plus large que l’épée que je porte, et qui n’est qu’un prétexte à l’attaque, qui est une épée en bois, en mousse, une épée de rien, de verre, qui se casse à la moindre frappe, ne blesse même pas mes ennemis, les effleure les caresse, et j’attends de sentir ma lame passer comme une frénésie sur leurs joues dans leurs fossettes sous leurs yeux, les bercer, qu’ils aient le sentiment que le plus fort est passé, que la mort a touché, qu’elle a pincé la peau là où elle s’amincit sur les côtes, alors que le plus grand ennemi, la plus grande douleur, viendra du bouclier que je porte, qui s’imposera à eux comme ces miroirs fous qu’on trouve dans les fêtes foraines, et qui bloquera leur fureur car il aura été incrusté, serti, doré, des têtes de leurs proches aimés ; leurs jambes cèderont alors et l’assault à porter ensuite aura à peine la puissance d’un mouchoir passé sur un meuble pour ôter la poussière.
On m’avait donné rendez-vous au sommet pour me pousser mais ça je crois que je l’ai compris après, quand je les ai vus tous arriver avec leurs grappins et leurs mousquetons en me pointant du doigt et en faisant des noeuds serrés dans le creux brusque de leurs cordes ; ils m’attendaient plus qu’ils ne me cherchaient cachés derrière les pics et avaient déjà préparé leurs murs de glace pour me frapper de neige et de frimas, quand dans la vague de sable qui tombât du Sahara, j’ai su voir les cétacés craintifs des mers du Sud fondre obscurs et douloureux au large des crevasses, hurlant et brusquant mes chasseurs de concert, les brûlant vifs dans les refuges de haute montagne sans toucher les parquets ni les cloisons de sapin, pour disparaître ensuite au fond des berges, là où le blizzard heurte les parois comme un boa noir, et je n’ai pu que les recouvrir d’une pauvre couverture, la seule qui me restait après avoir déserté ma maison, verte en laine et pleine de poux, je n’ai pu que humblement recouvrir mes sauveteurs de misère, avant de les voir se dissoudre dans la glace comme des mammouths millénaires pour ne plus laisser dans l’esprit des sourds que leurs évents secs grands ouverts.
Alors moi quand j’ai commencé à parler c’était dans une église une grande église romane (je dis ça au pif) j’ai commencé par réciter des psaumes il y avait de vieilles femmes pieuses autour qui courbaient le dos et ramenaient leurs mains flasques en avant pour toucher les souliers vernis d’une statue nue et décoiffée, quand j’ai été épuisé de parler avec des psaumes j’ai tapé des notes au hasard sur le synthétiseur de l’estrade et ça faisait ce qu’on a appelé quand on m’a entendu : du bruit, j’ai dit mes psaumes sur le bruit et ça a fait l’Enfer, c’était plus compliqué que ça quand même, j’ai du dire décapitation une fois et ça a suffit j’ai fait l’Enfer avec mes trois notes de synthétiseur mes psaumes et décapitation, il y avait un bouquetin qui dansait entre les bancs un homme déguisé sans doute je l’ai conduit par la main jusqu’aux couleurs sombres de la nef, je l’ai conduit là je lui ai montré la ville je lui ai dit Voilà ton monde je lui ai montré le ciel je lui ai dit Voilà le ciel je lui ai montré ses mains je lui ai dit Voilà tes mains fais-en quelque chose construis une échelle détruis les humains moi j’ai fait l’Enfer avec mes psaumes et mon synthétiseur, maintenant ouvre-moi la folie avec tes cornes et ton coeur.
Parfois il y a la certitude qu’un paragraphe est intact et il suffit pourtant d’une nuit pour que tout s’effondre et que les plus belles tours des plus beaux châteaux de la Loire par exemple, j’aurais pu prendre un autre exemple de château mais c’est le premier qui me vient en tête, et donc pour que ces plus belles tours s’effondrent sans que personne ne s’offusque de leur démolition subite, sans qu’aucun touriste curieux ne vienne prendre des clichés amateurs de cette dépouille pierreuse avec un appareil photo jetable duquel il n’aurait pas manqué de faire développer la pellicule par un photographe de sa connaissance, et qui aurait révélé, outre les souvenirs sincères de vacances en famille, la trace évidente d’une beauté supérieure réduite à néant par la paresse idiote de quelques maçons roublards.
« Souvent, aussi, je pense aux fois où tu me dis que je devrais faire un autre travail, plus régulier, plus rémunérateur ; je sais bien. Pourtant, c’est dans des moments comme maintenant - où je suis tellement seul, quand même, et sans affections près de moi - que je constate à quel point écrire, pour moi, est toute ma vie ; c’est cela qui fait mes journées belles, et, quand mon travail a été mauvais, les soirées sont plutôt cafardeuses. J’ai vraiment, et profondément - et j’aimerais tant que tu le sentes, un peu comme moi - le sentiment que c’est ma raison d’être. Rien ne pourrait remplacer cela, et rien, j’en suis sûr ne doit le mettre en minorité dans mon existence. » — Bernard-Marie Koltès, Lettres.